Circulation immatérielle des films. Les défis.

Table-ronde au festival d'Apt

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Enregistrée le 24 janvier 2021 depuis le studio du festival des films d’Afrique d’Apt (France) en ligne, cette table-ronde, dont le sujet était en phase avec la pandémie du covid-19, réunissait en leur présence les réalisateurs et producteurs Karim Dridi (Mirak Films, France) et Amor Hakkar (Sarah films, France) et en liaison vidéo les réalisateurs et producteurs Angèle Diabang (Karonika production, Sénégal), Berni Goldblat (Les Films du Djabadjah – Ciné Guimbi, Burkina Faso), Faissol Gnonlonfin (Vraivrai films, France) ainsi que le distributeur Mohamed Frini (Hakka distribution, Tunisie). Elle était animée par Tahar Chikahoui et Olivier Barlet, lequel a retracé en introduction les dates-clefs de la distribution et de l’exploitation dans l’Histoire des cinémas d’Afrique, que l’on retrouve intégralement dans l’article publié sur Afrimages. On trouvera ci-dessous la transcription résumée de la table-ronde, également visible ici :

 

TABLE RONDE // « Circulation immatérielle des films. Les défis » from Festival des Cinémas d’Afrique on Vimeo.

 

Olivier Barlet : Nous mettrons aujourd’hui l’accent sur des initiatives africaines et pourrions démarrer avec l’initiative REDA (Réseau des exploitants et distributeurs africains). Berni, peux-tu nous retracer son démarrage et son ambition ? Tu participes en outre à un regroupement parti de Berlin qui se concentre sur la construction de salles ou des circuits de diffusion alternatifs.

Berni Goldblat : Le Ciné Guimbi fait effectivement partie du REDA, qui a été constitué pendant le FESPACO en 2019. L’idée du REDA, c’est premièrement de regrouper des salles de cinéma pour faire circuler des films africains répondant à une ligne éditoriale en proposant un minimum garanti (MG) global et en fonctionnant comme un territoire plutôt que plusieurs petites entités. Deuxièmement, c’est de pouvoir acquérir du contenu étranger au continent de manière collective : avec les 18 salles, le coût sera inférieur. Le siège est à Dakar, avec pour président Khalilou Ndiaye.

Sinon, le Cinema Spaces Network est une sorte de think-tank regroupant cinq initiatives, regroupées par le Humboldt Forum de Berlin : Ciné Guimbi (Burkina Faso), Ciné na Biso (RDC), Sudan Filmmakers’ Association (Soudan), Sunshine Cinema (Kenya), The Nest Collective (Afrique du Sud). Il ne s’agit pas uniquement de salles de cinéma : ce sont des initiatives de diffusion de films. On réfléchit ensemble sur la meilleure manière d’acquérir du contenu et comment proposer des films autrement que dans une salle de cinéma classique : dans des conteneurs, des lieux hybrides, sur le numérique… Le think-tank est récent : il a démarré il y a trois mois, et est ouvert à d’autres initiatives. C’est passionnant, parce que cette réflexion à plusieurs, entre l’Afrique du Sud où se développe un cinéma itinérant qui fonctionne au solaire, l’initiative en RDC qui a pour objectif de créer des salles de cinéma dans des conteneurs, le cinéma Guimbi au Burkina Faso qui se veut plus qu’une salle de cinéma, The Nest Collective au Kenya qui travaille à la diffusion de films dans des lieux consacrés à autre chose que du cinéma, etc.

Olivier Barlet : Autant d’initiatives qui ne sont pas simplement à l’état de projets, qui existent. En RDC, ce n’est pas encore construit, mais en Afrique du Sud ça tourne.

Berni Goldblat : Ce qui relie ces deux initiatives (REDA & Cinema Spaces Network), c’est notre souci de proposer des films africains à notre public. En Côte d’Ivoire, à Abidjan, le réseau Majestic a ouvert plusieurs salles qui fonctionnent bien. Au départ, ils ne montraient que des films américains mais se sont petit à petit ouverts au cinéma africain. On dit parfois que le public africain n’a pas envie de voir des films africains. C’est une idée reçue qui ne repose sur aucune étude. Au Burkina-Faso, les salles ont survécu et le public Burkinabè aime voir des films africains.

Olivier Barlet : On constate effectivement le souci d’une présence africaine dans les programmations. Durant la table-ronde où tu étais présent à Dakar en 2019, lors d’une table ronde sur la question de l’exploitation, les représentants de Pathé Gaumont disaient qu’ils tenaient beaucoup à la présence d’un cinéma local dans leur multiplexe en construction. De même que les Canal Olympia programment volontiers des films rentables (cf la table-ronde de 2020 à Dakar) comme Sankara et moi ou bien Le Gendarme d’Abobo.

Berni Goldblat : Ça commence à venir, mais ce n’est pas gagné. C’est un discours qui change depuis deux ans, surtout de la part d’organismes ou personnes qui prêchaient le contraire !

Olivier Barlet : Il est intéressant de constater que la tendance générale dans les entreprises ayant des succursales en Afrique va dans le sens d’une africanisation de leur direction locale, notamment avec des diplômés africains des grandes écoles françaises. Le but est de faire en sorte que les sensibilités locales soient prises en compte, sans sortir d’une logique commerciale… Angèle Diabang est avec nous en ligne, productrice et réalisatrice.

Angèle Diabang : Au Sénégal, pendant plusieurs années, nous n’avions plus du tout de salles de cinéma. Cela revient maintenant à Dakar avec Canal Olympia, le Complexe Cinématographique Ousmane Sembène, le Sea Plaza et bientôt avec Pathé-Gaumont. Avec la covid, les plateformes se multiplient. En tant que producteurs, cette distribution automatique sur Internet ne nous semble pas respecter le temps et les galères nécessaires pour faire des films ! Nous espérons donc revenir à la chronologie des médias qui privilégie la salle, puis la télévision et internet en dernier. L’initiative REDA est pour moi une belle initiative car elle nous permet aussi d’avoir une microdistribution où le film peut rencontrer son public. En l’absence de salles de cinéma comme ici au Sénégal, ça permet de créer des diffusions en plein air et de réconcilier le public avec une projection grand écran. Je serais donc plus partisane d’initiatives où notre public africain, peut voir les films sur grand écran. C’est grâce à cela que j’ai aimé le cinéma. Même dans la modernité du « clic », je pense que notre public a encore besoin d’aller à des projections, même si ce n’est pas dans un cinéma classique. Il est important que le cinéma vienne dans le village, dans le quartier, sur grand écran.

Olivier Barlet : Il faut donc s’en tenir à la chronologie des médias où la salle est prioritaire ?

Angèle Diabang : Oui, cela peut paraître démodé mais je l’assume ! En tout cas, c’est bien pour notre public. Aujourd’hui, nombre de jeunes n’ont jamais vu de film sur grand écran. Je pense que nous avons tous besoin d’une organisation qui nous permette certes de mettre nos films sur internet, mais aussi de leur permettre d’être vus sur de grands écrans.

Olivier Barlet : Une récente tribune dans Le Monde affirmait que les jeunes ont des pratiques spectatorielles différentes : ils se font des mini-ciné-clubs chez eux pour regarder des films sur des vidéoprojecteurs, et vont assez peu au cinéma, en dehors des blockbusters. Ils privilégient la multiplicité des écrans que l’on constate aujourd’hui.

Angèle Diabang : La projection dans les vidéoclubs fait partie des grands écrans : on n’y est pas seul sur son écran de téléphone. Quand il y a des initiatives dans les quartiers, même si c’est un vidéoprojecteur, ça reste un grand écran : on regarde un film ensemble.

Olivier Barlet : Atlantique, qui a obtenu le prix du Jury à Cannes, est maintenant sur Netflix, dans le respect de cette chronologie…

Berni Goldblat : Oui, il n’est pas sorti en salles dans de nombreux pays et s’est vite retrouvé sur Netflix. Je l’ai découvert à Dakar, une magnifique projection en plein air, j’avais le son des vagues pas loin et en même temps les vagues du film ! Je suis absolument d’accord avec Angèle : le défi est d’avoir un écosystème où tous les modes de diffusion coexistent. On ne peut pas faire disparaître ce que, peut-être, on n’aime pas, il faut vivre avec. Pour le Ciné Guimbi, on y réfléchit depuis le départ et encore plus avec la covid : comment une salle peut-elle survivre, comment peut-elle rester attrayante ?

Olivier Barlet : Cela pose la question des animations dans les salles face à ce rouleau compresseur : Netflix a dépassé les 200 millions d’abonnés dans le monde en l’espace de deux ans, doublant sa capacité, et les autres plateformes se renforcent aussi et se multiplient. S’il n’y a pas un système restrictif avec des règles sur cette chronologie, la salle risque d’être emportée dans le mouvement.

Berni Goldblat : Aux Etats-Unis, la durée d’un film en salles a été réduite à seulement 17 jours

Faissol Gnonlonfin : Je ne peux que renforcer ce que disent Berni et Angèle. La covid aura permis de mener certaines diffusions, mais des festivals en ligne ne permettent pas du tout la circulation et la promotion des films. Le cinéma est un divertissement populaire. Je rejoins donc Angèle dans l’idée que tout ce qui s’organise en Afrique, dans les quartiers ou au sein d’associations, permet de rencontrer le public. Je travaille sur des documentaires mais lutte pour que le public puisse les voir sur grand écran. Au sein de Vraivrai films, on a sorti trois ou quatre films en 2020 mais la circulation est difficile. On a beau être en première mondiale à Berlin, il reste ardu de trouver un distributeur. On ne peut faire circuler les films sans salles et sans contact avec le public. Souhaitons la fin de cette crise soit pour retrouver le public des salles !

Berni Goldblat : Les films sortis en 2020 sont presque des mort-nés. Une ou deux projections à Berlin et ensuite tout s’est fait en ligne… C’est tellement frustrant pour le réalisateur : il ne peut pas bouger, il ne peut pas voir son public !

Amor Hakkar : Le développement de Netflix et des plateformes en ligne modifie le regard des spectateurs. On n’y échappe pas. De plus en plus de gens, même dans mon entourage, installent un vidéoprojecteur avec un écran chez eux et le Covid n’a fait qu’accélérer le processus. Où nous mène cette transition ? Je ne sais pas. Il faut se battre pour que les films trouvent leur place. Tous les réalisateurs de longs-métrages que je connais ici en France travaillent sur des séries…

Karim Dridi : Je ne suis pas d’accord, je m’estime être réalisateur et je ne fais pas de séries. J’ai refusé de même de travailler dans la publicité : avec mon caractère, cela ne marche pas vraiment pour moi. Je place le cinéma très haut et je suis d’accord avec Angèle, le cinéma peut avoir lieu, comme le théâtre n’est pas seulement à l’Académie française. Le cinéma, si on a envie que ça se voit au village, on tire un drap et ça devient un lieu de projections de films, c’est l’endroit où on veut être. La différence avec les séries, c’est que la série se consomme sur son téléphone, son ordinateur. Elles sont chronophages et une addiction. Mais quand on aime le cinéma, on y revient, on a besoin d’avoir une œuvre et non un rendez-vous au quotidien. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de séries de qualités, plusieurs sont magnifiques, mais on n’est pas obligés de rentrer dans ce stratagème. Netflix est une bonne et mauvaise chose à la fois. Cette plateforme rend tous les films pratiquement identiques. Certes, Netflix exige que tous les films soient tournés en 4 K, mais ce n’est pas ce qui fait une œuvre de qualité. Les productions Netflix France sont médiocres. Je préfère HBO, qui défend une meilleure qualité. Le spectateur en a marre, que cela soit en Afrique, en Inde ou en France, il est fatigué. La salle de cinéma défend le contact humain, ce n’est pas du virtuel. Rien que ce terme me dégoûte ! Je suis venu à Apt bien que mon film ne soit pas présenté à un public en direct parce que j’avais envie de soutenir des gens qui ont soutenu le cinéma africain pendant 18 ans, mais je suis radicalement contre le cinéma quand il n’est pas physique. Il est important aussi de ne pas se laisser avoir par les circuits coloniaux et d’avoir nos propres salles.

Olivier Barlet : Warner va lancer HBO Max : même HBO n’y échappe pas. Ne sommes-nous pas dans une sorte de généralisation de la coexistence internet et salles ?

Amor Hakkar : Je n’ai jamais fait de séries mais une série de longs métrages ! Seul La Maison Jaune a eu un peu de succès. Le Choix d’Ali, on l’a sorti nous-même dans pas mal de salles, on n’a pas dépassé les 3000 ou 4000 spectateurs. Ce n’est pas uniquement la faute du spectateur. Je m’interroge sur l’exigence à avoir dans notre travail pour être au niveau… Je pense, Karim, qu’il n’y pas forcément incompatibilité.

Karim Dridi : C’est un coup de gueule que je pousse parce que je suis radical, mais c’est aussi pour mettre les pieds dans le plat. Bien sûr, nous n’allons pas aller contre la technologie : on peut maintenant travailler avec des petites caméras et le numérique, c’est extraordinaire, personne ne dira l’inverse. Que des séries existent, c’est une bonne chose, mais on peut aussi réfléchir à l’addiction aux séries. Le cinéma est à la fois du divertissement et un lieu où l’on peut réfléchir, où l’on peut avoir une connaissance du monde. Je défendrai toujours le cinéma.

Tahar Chikahoui : Je crois qu’il y a trois niveaux à distinguer : l’artistique, le culturel et l’économique. Le cinéma a toujours été accompagné de pratiques culturelles et de financement. Le kinétoscope aux Etats-Unis permettait de visionner des photographies avec l’illusion du mouvement mais un individu posait son œil sur un viseur pour regarder tout seul. En France, autre sphère culturelle, les frères Lumière ont projeté cette image devant des spectateurs et ne l’ont pas gardée dans une boîte. Ce qui domine aujourd’hui, c’est l’économique, c’est-à-dire la diffusion, aux mains de gens pour qui les questions que pose Karim semblent très éloignées, qui méprisent l’artistique, mais de plus en plus aussi le culturel. La salle de cinéma réinvente l’église, le théâtre, le temple : on lève la tête, on regarde les étoiles. Ces pratiques culturelles continueront à exister, l’économique ne peut rien contre cela. Vient aussi le politique qui cherche à juguler, contrôler, ou bien à ouvrir en redonnant plus de place à l’artistique, mais aussi pour se conformer à des pratiques culturelles en protégeant les salles de cinéma.

Mohamed Frini : Aujourd’hui la VOD, ce n’est pas un mode de diffusion, c’est un produit bien spécifique qui fait partie de la home vidéo (vidéo à usage domestique) qui a existé en DVD, en Blu-ray, en câble, c’est la même chose. Ce n’est pas aussi nouveau qu’on veut nous le faire croire. Cette confusion fait qu’aujourd’hui, les plateformes renégocient des questions vitales pour le cinéma, comme la chronologie des médias ou bien la qualité d’un film en VOD ou en salles. Ce sont des choses qui ont été tranchées depuis des décennies. La menace qu’a constituée la télévision était beaucoup plus dangereuse que les plateformes en ligne. Cette avancée technologique spectaculaire avait bouleversé le monde du cinéma et nous avons beaucoup à apprendre de cette période. Le terme VOD a été inventé par des copywriters publicitaires (concepteurs-rédacteurs) pour nous faire croire que c’est une nouveauté, mais cela reste du home video. On dit que les plateformes en ligne ont pris le dessus à cause de la crise, mais tout le monde en a marre d’internet. Ce n’est pas vrai que tout va devenir en ligne, je n’y crois pas. Au niveau des enjeux de la diffusion du cinéma indépendant en Afrique, la home vidéo est à évoquer, mais pas aussi essentielle que d’autres points. Aujourd’hui, notre plus grande faiblesse, c’est la diffusion. Il est faux que les gens ne veulent plus voir des films au cinéma. Nous en avons fait l’expérience en Tunisie. Notre structure née en 2013, Hakka distribution, travaille exclusivement sur le cinéma indépendant en salle de cinéma. À l’époque, personne n’y croyait, nous avons dépassé la barre des 600 000 spectateurs en 2019 pour nos films indépendants. Il est donc maintenant temps de chercher des partenaires en dehors de la Tunisie et de faire un benchmark (une évaluation) de ce que nos voisins ont pu faire durant cette période, et de créer des échanges intéressants. Aujourd’hui, avec l’arrivée des grands opérateurs de multinationales, même avec des nationaux à la tête du groupe, ces visions restent propres à un mode de fonctionnement qui n’est pas le nôtre et qui ne tient pas compte de nos spécificités. Si par exemple on se rassure en se disant qu’à Dakar, un multiplexe va diffuser du cinéma local, selon quels critères le choisira-t-il ? C’est quoi le cinéma local pour eux ? Quels sont les bons films ? Quels sont les films à soutenir ? Je pense que les artistes et personnes qui croient dans le cinéma en tant qu’art risquent de ne pas s’y retrouver.

Olivier Barlet : Hakka distribution en Tunisie ; c’est d’une part une des rares expériences réussies de distribution de cinéma indépendant en Afrique et d’autre part une diffusion sur l’ensemble du territoire de la Tunisie. Cet ancrage me semble fondamental.

Mohamed Frini : Le cinéma AfricArt a été fondé avec nos propres moyens avec Kaïs Zaied et Amal Saadallah, sans aucune subvention de l’Etat. Nos trois profils ne correspondent ni au business, ni à la gestion, ni à aucun critère qui fait un bon distributeur, mais nous étions frustrés de ne pas avoir de bons films étrangers dans les salles tunisiennes. Cependant, quand je montrais en dehors de Tunis des films qui sont pour moi des références dans le cinéma, ça n’intéressait personne. J’ai compris que voir un film, c’est aussi un background (des connaissances préalables), les références et la culture pour s’y intéresser. Notre idée de départ était de sortir les films d’auteur tunisiens en salles, avec des moyens de promotion qui en fassent un événement national. Il s’agissait de diffuser nos films dans toutes les régions de la Tunisie, même dans les lieux qui n’ont pas de salles de cinéma. Enfin, nous voulions sortir les films des grands réalisateurs qu’on admire, les films les plus en vue du moment, dans les salles à Tunis en même temps qu’à l’international. Nous avons développé un réseau de diffusion avec 700 projections hors salles, qui ont totalisé 100 000 spectateurs, à travers toute la Tunisie. Il n’y a pas un seul gouvernorat où nous ne projetons pas régulièrement. Aujourd’hui, les exploitants s’arrachent les films tunisiens. Ils ont une belle sortie accompagnée d’une campagne médiatique sérieuse : affichage urbain, campagnes en ligne, événementiel, avant-premières, affiches, matériels promotionnels, etc. Cela inclut les documentaires qui sont plus fragiles économiquement mais avec des entrées de plus en plus importantes. Au départ, la moyenne pour un film en salle en Tunisie, quand nous avons commencé, était de 50 spectateurs, aujourd’hui nous dépassons les 1500 spectateurs et si l’on exclut la crise actuelle de ce calcul, nous sommes encore dans une pente ascendante.

Olivier Barlet : Vous avez même des programmes de courts-métrages.

Mohamed Frini : Oui, parce que c’est le moyen de découvrir des talents. Nous sortons un programme de courts-métrages comme un long-métrage. Cela permet à des auteurs de passer dans les médias, avec des tournées de projection-débat à travers toute la Tunisie. La rencontre avec le public en début de carrière, ça ouvre des horizons.

Violette (médiatrice avec les internautes) : Carole souhaiterait voir émerger un « écosystème de diffusion en France ». Elle est par contre en désaccord avec l’idée “d’enterrement d’un film” qui serait diffusé en ligne : elle préfère voir un bon film en ligne plutôt qu’un “film banal et sans arrière-plan social dans une grande salle”. Elle pense que le rapport peut avoir lieu par voie dématérialisée entre les cinéastes et leur public.

Thom nous dit : « Il y a eu le nitrate, ensuite la pellicule, la VHS, le DVD et puis le cinéma dématérialisé, n’est-ce pas juste un nouveau support et sûrement pas le dernier du cinéma ? » Il demande également si l’achat d’un film par Netflix après sa diffusion ne représente pas une aide pour le film ?

Faissol Gnonlonfin : Quand j’ai commencé, je m’inscrivais dans l’idée de Karim : je faisais du cinéma. Dans cette logique, j’ai souvent refusé de faire des séries télévisées. Pour avoir accepté de conduire une série cette année en tant que directeur de production au Gabon, j’ai constaté qu’en termes de qualité, on nous demande la même exigence qu’un film de cinéma. Il faut tourner en 4 K alors que l’on sait que cela va sur une plateforme. Ça exige la même composition d’une équipe de cinéma, de production. La différence se situe dès lors dans la structure : un film permet de poser une réflexion après une projection alors qu’une série conduit vers l’épisode suivant. J’accompagne souvent les films que je produis dans les festivals pour qu’il y ait des débats. Je tiens à rencontrer ce public. Comme le disait Tahar, le cinéma a été créé pour être partagé sur un grand écran, non dans une boîte.

Olivier Barlet : Les Cahiers du Cinéma avaient situé la deuxième série de David Lynch, Twin Peaks : The Return, en première place du top 10 de la rédaction pour l’année 2019 : on peut trouver du culturel dans la série aussi…

Berni Goldblat : Dans un pays comme le Burkina Faso, il y a très peu de personnes qui regardent Netflix au quotidien : la connexion n’est pas bonne et cela coûte cher. Les jeunes de 18-25 ans se rendent avec une clé USB dans un cybercafé, regardent un catalogue de piratage, et font leur choix. Cela coûte 100 francs CFA (0,20 €) pour un long-métrage ou 250 francs CFA (0,50 €) pour une série complète.

Olivier Barlet : Comme en Tunisie à une époque, pas très lointaine : on pouvait se faire graver des CD avec tous les films qu’on voulait dans des magasins qui avaient pignon sur rue.

Mohamed Frini : C’est toujours possible, mais ils ont beaucoup moins de succès car avec la connexion internet, on a plus besoin d’aller acheter un CD. Même les ordinateurs n’ont plus de lecteurs de CD : c’est encombrant, ça se détériore. Le fléau en Tunisie, c’est l’IPTV, un réseau internet branché directement à la télévision qui permet d’avoir accès à des films, séries et chaînes sans cryptage. Si on arrive à avoir une masse suffisamment grande d’acteurs économiques, nous pourrons les affronter et organiser les choses de manière différente : il y a une vraie volonté politique aujourd’hui de protection des droits d’auteur.

Olivier Barlet : La question du droit d’auteur est très complexe. Depuis qu’on en parle, aucune solution n’est satisfaisante en dehors d’une répression accrue. Les pirates trouvent toujours un bon moyen technique d’être en avance.

Karim Dridi : Mes films de fiction ont été énormément piratés, notamment le dernier, Chouf. Je demande juste aux pirates de ne pas pirater mon film pendant les trois semaines où je passe en salle. Ensuite, je vous le mets en ligne sur YouTube gratuitement. J’ai d’ailleurs une chaîne où je mets tous les films que je peux gratuitement à disposition du public. Le piratage a permis une démocratisation des œuvres…

Tahar Chikahoui : Le piratage peut sembler légitime. À un certain moment, on le défendait. Mais aujourd’hui, le déséquilibre se fait aux dépens du créateur, du cinéaste et de la salle de cinéma. On voit avec Mohamed Frini une économie de la diffusion qui tient compte à la fois du public et du cinéaste. Mon souci aujourd’hui, c’est l’oligarchie très violente des grands diffuseurs. La même chose se retrouve dans l’alimentaire. L’important n’est pas ce qu’on mange mais qu’on le mange.

Olivier Barlet : En 1950, les gens voyaient en moyenne neuf films par an, il n’y avait pas encore de télévision, il n’y avait que le cinéma. Avant le Covid, les gens voyaient 3 films par an, contre 3 heures de télévision par jour, sachant que la télévision diminue maintenant au profit des plateformes, surtout chez les jeunes. Aujourd’hui, diffuser du cinéma d’auteur, c’est être dans une niche. La multiplication des écrans fait qu’on se gave d’images, soumis à l’énorme rouleau compresseur américain. Une salle de cinéma qui n’a pas de blockbusters a du mal à vivre. Diffuser du cinéma d’auteur aujourd’hui, c’est un acte de résistance.

Mohamed Frini : Effectivement, pas de cinéma d’auteur sans militantisme, tant au niveau politique qu’à celui des boîtes de distribution. Mais la politique n’est pas fiable, les bailleurs de fonds non plus, de même que les budgets des Etats. Il nous faut des outils alternatifs pour défendre notre cinéma. Je peux en citer un, c’est la compétitivité commerciale. Cela permet d’installer quelque chose de pérenne et qui se transmet aux futures générations dès que c’est rentable. En France, MK2, porté par Marin Karmitz, qui était à la base un auteur, a instauré et institutionnalisé une manière de travailler au bénéfice dans le cinéma indépendant. Personne ne peut aujourd’hui racheter MK2 et le transformer en fast-food cinématographique.

Karim Dridi : Pour retourner à ce dont a parlé Faissol, je n’ai rien contre la série. The Wire (Sur écoute) était une magnifique série. Ne jouons pas les séries contre le cinéma, ou le documentaire contre la fiction, même pas le cinéma d’auteur contre le cinéma grand public. Pour reprendre la métaphore alimentaire, le bio serait le cinéma d’auteur, et les films médiocres abrutissent les masses. Je trouve vos initiatives magnifiques. Ça part toujours d’un rêve, d’une utopie, si l’on n’a pas cela, il n’y a pas de cinéma. Notre métier, c’est de créer du désir. Quant aux outils numériques virtuels, ils peuvent guider vers la salle : ils nous sont utiles en tant que cinéastes.

Violette (médiatrice) : Nous avons deux questions de la part de Rita, qui demande de manière directe : selon vous, les festivals de cinéma dans le contexte de fermeture des salles doivent-ils maintenir la manifestation ou bien l’annuler ou la reporter ? Sinon, elle souhaite que les cinéastes proposent leurs films dans les lycées et collèges pour aller à la rencontre de la jeunesse, public essentiel.

Tahar Chikahoui : Au festival d’Apt, nous avons tenu à ne pas nous arrêter. Nous avons perdu le public de la salle mais nous avons aussi élargi notre public à des gens plus éloignés, que ce soit pour les films ou pour le marathon vidéo, activité du festival qui était limitée à la ville d’Apt. Et qui a touché les Etats-Unis, l’Afrique, la Chine ! La pandémie nous oblige à inventer. Bien sûr, nous militons pour rouvrir les salles : le contact direct avec le public est essentiel, mais on peut imaginer de combiner les deux pour élargir notre champ d’action.

Olivier Barlet : On se déplace aussi dans les lycées, en accompagnant les réalisateurs qui ont pu faire le déplacement.

Tahar Chikahoui : Les élèves ne viennent pas naturellement dans les salles de cinéma. Leurs modes de vies et de consommation de la culture ne sont pas les nôtres. En revanche, nous allons vers eux, et leurs professeurs les amènent aussi dans les salles. Quand nous voyons l’intérêt de ces jeunes devant des films difficiles, cela nous encourage à surmonter les difficultés.

Olivier Barlet : Des exploitants se regroupent comme avec le REDA, mais est-il possible de développer des expériences panafricaines au niveau de la distribution ?

Mohamed Frini : Avec l’arrivée des opérateurs de très grande taille, en l’absence d’un contrepoids indépendant, ça risque de faire des ravages sur la diversité. Nous avons tout intérêt à constituer un consortium ou même simplement commencer par des groupes de réflexions pour une mise en commun des moyens portés par les diffuseurs ou toutes personnes ayant des aptitudes similaires. L’arrivée des opérateurs peut constituer une opportunité économique pour les diffuseurs et cinéastes indépendants, même les salles de cinéma indépendantes dans nos pays, si nous arrivons à constituer un contrepoids sérieux à leur arrivée. Ils arrivent d’un écosystème bien déterminé qui se trouve en Europe et particulièrement en France. En France, il y a d’un côté les indépendants, et de l’autre les poids lourds. Cette bataille devrait s’exporter chez nous alors que leur arrivée peut écraser la diversité, vu leur taille et leurs aspirations. Nous ne sommes plus dans une guerre idéologique : il faudrait un consortium qui se base sur nos réalités et qui tienne compte des intérêts locaux. Il y a un désir d’un panafricanisme qui est différent des précédents.

 

Un grand merci à Oumaima Garress pour son aide à la transcription

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