Clermont 2022 : regards d’Afrique, regards féminins

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Les films de la sélection Regards d’Afrique du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand (28 janvier – 5 février 2022) se placent du point de vue des femmes, une occasion d’explorer comment leurs esthétiques renouvellent notre regard.

Ce que ressentent les femmes

« Nettoyer le monde, des milliards de femmes s’en chargent chaque jour, inlassablement. (…) Ce travail indispensable au fonctionnement de toute société doit rester invisible« , écrit Françoise Vergès.[1] Dans les milieux aisés, la « maîtresse de maison » dispose d’une domestique. Omondi Joash (Kenya) en suit une dans Jua Kali, en de multiples circonstances, mais il y en a une devant chaque porte de l’immeuble. Son film est-il un hommage ? Ce serait hypocrite ! Il est plutôt une alerte, car cette femme est éreintée de devoir ranger, nettoyer, laver derrière celles et ceux qui considèrent normal de ne pas le faire eux/elles-mêmes. Son mal au dos n’intéressera personne, puisque c’est son job. C’est une de ces vies jetables qu’Omondi Joash veut mettre en lumière, non dans une perspective morale mais dans une conscience sociale. Cela passe par une représentation minutieuse de ses gestes et de son environnement, pour que celle que l’on prend comme un objet corvéable à merci soit élevée au rang de sujet agissant. Elle ne parle pas : c’est son corps qui le fait. Le film n’en rajoute pas : ni plainte, ni pathos. Nous rangeons et nettoyons avec elle, et ressentons ainsi ce qu’elle est obligée de vivre. Le film nous plonge avec brio dans l’expérience d’être socialement subalterne et de devoir trimer pour nettoyer les salissures des autres, d’éliminer leurs détritus. Un appel au respect.

 

A l’inverse, dans Confidentielles de Rotzy Koloina Andriamanantsoa (Madagascar), les femmes parlent. Elles sont six, de différents milieux, face caméra, sur un fond neutre : elles se livrent. Nous comprenons qu’elles sont en groupe mais elles parlent individuellement. Leurs témoignages sont troublants. « Ici, nous les femmes, sommes considérées comme étant inférieures à l’homme » : seulement des « fanaka malemy« , des meubles fragiles, rabaissées au rang d’objet. Leur rôle est de se conformer à des volontés. Et de le faire bien, sans être trop mince ou avoir de l’accent, en lissant ses cheveux. L’endométriose est aussi répandue que méconnue. Et que dire d’un déni de grossesse alors qu’on n’a pas eu le temps d’être une jeune femme ou d’une bipolarité qualifiée de simple fatigue par le médecin ? Les témoignages se succèdent, s’imbriquent, s’entremêlent qui disent l’incompréhension des proches et la force des préjugés. Pourtant, ces femmes ne se posent jamais comme victimes. Fortes et belles, elles acceptent de poser nues malgré leurs « tares ». Ici aussi, le partage d’expérience passe par l’affirmation de sa corporéité. Sujets, elles réagissent, s’affirment artistes, appellent ensemble à s’accepter, s’aimer, se comprendre – et remettent ainsi en question l’ordre patriarcal.

Mais quand elles sont confrontées à l’innommable, elles n’ont plus les mots. C’est ce qui arrive dans Akplokpoblito, puissant film d’animation sans dialogues d’Ingrid Agbo (Togo), où une jeune fille du même nom joue au ballon avec les garçons mais suit un menuisier qui l’attire avec une pièce de monnaie. Dans son visage pourtant coloré, sa bouche fait place à un trou noir : l’abus sexuel laisse des traces dans la chair des femmes-objets, les défigure. Akplokplobito constate que c’est le destin de nombreuses femmes, y compris de sa mère, ce qui l’emplit de colère. Se mettre à nu sera là aussi un moyen de retrouver la parole et d’engager les autres à le faire.

[Voir un extrait d’Akplokpoblito ici]

Il s’agit de réagir, à sa façon, en fonction des possibles – de se mettre en mouvement et d’aller de l’avant. Avec En route, Leslie To (Burkina Faso) replonge dans son enfance. Son père avait l’habitude de dire : « Si tu veux quelque chose, tu dois offrir quelque chose à l’univers, un sacrifice ». Mais que peut offrir une jeune fille pour aider son père, sans cesse éconduit avec mépris dans sa quête de travail ? Produit dans le cadre du programme américain Africa First de Focus Feature d’aide au court métrage, et entièrement tourné du point de vue de l’enfant, En route affirme une positivité sympathique mais quelque peu iréniste.

Harcèlement

Avec des films comme Les Femmes du bus 678 (Mohamed Diab, 2010), l’Egypte apparaît comme un pays où le harcèlement des femmes est particulièrement développé dans l’espace public. Le danger serait d’en déduire une essence de l’homme arabe. La dimension sociale est peu évoquée, malgré l’importance de Gare Centrale (Youssef Chahine, 1958) dans l’histoire du cinéma national, ce qui tend à dépolitiser les situations et psychologiser les comportements. En huit minutes, Maggie Kamal, basée à New York, aborde le sujet de convaincante façon dans Microbus, laissant de multiples questions sans réponse, que le spectateur est dès lors invité à creuser. Pour ne pas être en retard pour son travail, Nour, une jeune femme de milieu aisé doit prendre un petit bus plutôt emprunté par les classes populaires et se retrouve seule avec le chauffeur, les autres voyageurs étant descendus à leur arrêt. Celui-ci commence à devenir insistant, posant des questions et faisant les réponses devant son mutisme. « Avez-vous peur de moi ? Je ne mordrai pas », insiste-t-il. Ne dévoilons pas la suite, mais la montée en tension est continue, autant issue de la gêne de la jeune femme que de l’impudeur du chauffeur. Se joue ici à la fois l’arrogance de l’homme en position de force et l’incapacité de la femme à le remettre à sa place. Cet homme est habitué à des femmes plus réactives et à jouer sur ce rapport de force. Il sait ne pas se mettre en danger tout en maintenant son outrecuidance. Quant à la femme, son regard caméra inquiet en début de film se fait plus serein et assuré en fin de film : elle a compris quelque chose sur elle et sur les hommes, que Maggie Kamal nous laisse décider.

 

Mais qu’ont-ils donc ces hommes à harceler les femmes ? Seul court métrage de la sélection réalisé par un homme, Samy Sidali (Maroc), Jmar s’attache à Khaleb, un jeune puceau qui ne pense qu’à ça et ne sait comment approcher les femmes malgré les interdits et les blocages religieux ou sociétaux. Il se fait beau mais n’attire pas les regards. Sur la plage de Mohammedia, il promène les touristes à cheval. Une femme se révèle dominante, ce qui le plonge dans un profond trouble… Jmar est remarquable par les chemins et le temps qu’il prend dans son récit et sa mise en scène pour accéder à l’intériorité d’un jeune homme face à une sexualité non-assumée, ce feu du désir qu’évoque le titre à travers une braise qui réchauffe mais peut aussi brûler.

 

Résister

Un mari dominateur et violent qui s’excuse de la frapper mais recommence. Dans Breaking Ground (Nouvelle voie) d’Inès Girihirwe (Rwanda), l’homme est un pur produit du mépris et de la violence patriarcale, et n’a en cela rien de spécifiquement africain, tant le patriarcat est partout systémique. Excédée, ayant assez enduré, Anna lui colle leur enfant dans les bras et va à nouveau se réfugier chez sa voisine. Elle y retrouve un groupe de femmes solidaires et protectrices qui se lisent leurs poèmes et sortent ensemble. C’est la puissance de cette sororité que l’on retient : le film nous met au côté d’Anna et de ses amies et met en scène leur convivialité. « You are queen », dit le poème : c’est en tant que reine qu’Anna doit trouver sa voie, affirmer sa résistance.

Une nouvelle esthétique

Pouvoir s’appuyer sur des figures de résistance : c’est ce que cherche Rokhaya Balde (Sénégal) en tournant A la recherche d’Aline, sur les traces d’Aline Sitoe Diatta, jeune Casamançaise que des voix divines poussaient à entraîner les villages à s’opposer à l’administration coloniale. Ne reculant ni devant les violons ni devant la fictionnalisation de cette histoire ancienne, Rokhaya Balde, qui en multiplie les chemins d’accès, mobilise la troupe du théâtre des jeunes pour trouver la bonne personne pour incarner Aline. De qui émanera à la fois la fermeté et la vulnérabilité qu’elle voudrait sentir à l’écran ? Une fois l’actrice identifiée, la fiction peut se dérouler, mais le film est quasi terminé car ce sont ces relations qui importent plutôt qu’une reconstitution historique forcément illusoire et réductrice. Le geste de création prime. Le vieux et ses surréalistes rituels d’hommage à Aline complète le savoureux tableau de ce théâtre en plein air. Présente et agissante à l’écran, la réalisatrice inscrit ainsi l’évocation d’une héroïne du passé dans les réalités contemporaines, non sans représenter des scènes de résistance où des femmes se désignent toutes comme étant Aline et chantent ensemble, cette solidarité provoquant le désarroi des soldats. Faire le portrait d’Aline, tant dans les évocations historiques que dans l’élaboration de la représentation théâtrale ou la recherche de la bonne interprétation, passe ainsi par la multiplicité des visages et des voix : « le féminin ne peut être réduit à une seule voix, il ne possède pas un seul visage », écrit Iris Brey.[2]

 

C’est dans cette inventivité toute personnelle, cette créativité du tâtonnement ouvrant à la poésie que se situe également Nina Khada avec Je me suis mordue la langue : c’est sa langue algérienne qu’elle cherche à travers des rencontres dans les faubourgs de Tunis, escale avant le grand plongeon vers une origine qui lui reste lointaine. Une vieille femme, des enfants, un homme, un rappeur l’encouragent à apprendre la langue pour trouver les mots. Un homme lui aussi rencontré dans la rue lui suggère d’apprendre des chansons et se met à chanter. La beauté de la langue est là, avec celle de la générosité. Et lorsque dans une réunion d’amis, Hager Bouden chante elle aussi, entraînant parfois tout le groupe avec elle, c’est un moment de grâce soutenu par une caméra avide de saisir les gestes tandis que des ombres dansent sur le mur. Ce cinéma des sensations, qui n’est sûr que de sa recherche et ose vagabonder, est en connexion sensible avec le monde, un geste incarné qui accepte l’incertitude.

 

Une jeune écolière, également présentée comme une doubleuse de voix pour dessins animés, se rend comme chaque jour casser la graine chez Onfaaya qui tient un « spot », un « tangana » minuscule où l’on peut manger un plat. Ce regard enchanté des souvenirs de l’enfance ouvre aux images inédites et décalées de Tang Jër de Selly Raby Kane (Sénégal), qui avait obtenu le Grand prix national Annette Mbaye d’Erneville au Festival Dakar court 2020. Onfaaya a la tête entièrement tatouée, des dents de vampire et le sourire accueillant. Comme sur les murs de Cocteau, des mains percent le comptoir, qui préparent les plats et les servent. Le regard ne suffit pas pour détailler tous les accessoires d’un décor bizarroïde. Selly Raby Kane est une styliste connue pour ses créations futuristes mêlant urbain, afro et pop. Elle avait déjà utilisé le cinéma en réalité virtuelle à 360° dans The Other Dakar (2017) où une petite fille reçoit un message qui la conduit entre passé et futur à des rencontres dévoilant la face cachée de Dakar, en révélant l’exceptionnelle créativité – et continue sur cette voie. La puissance d’évocation de ce court métrage bouillonnant et superbement déjanté impressionne autant qu’elle désoriente. Ici encore, les corps font l’objet d’un regard vivant. Les clients ont des têtes d’animaux ; ce ne sont pourtant qu’un maçon, un videur et un chômeur qui portent avec eux leurs frustrations et leurs conflits. Entre réalités sociales et origines variées se tisse à coups de clins d’oeil le tableau fantaisiste d’un univers trop réel pour être représenté autrement qu’en le revisitant dans ce joyeux surréalisme si l’on veut en capter ce qui l’anime. Le doux Onfaaya sait y faire en relations humaines dans ce chaos de la ville dont il capte l’ineffable. « En sa modestie se niche l’âme de cette ville », celle qui permet à tous de revenir faire la fête pour déployer leurs ailes et voler.

Ces regards féminins puisent dans les acquis du long travail de terrain des mouvements féministes et d’émancipation. Expressions artistiques travaillant la mise en scène, ils misent sur l’expérience des corps et le partage des sensations. Ils nous invitent à vivre ce que ressentent les femmes, voire de faire avec elles. Cela peut-il contribuer à changer les choses ? Sans doute, à condition de ne pas s’arrêter aux changements de mentalité qui frisent l’idéalisme quand ils ne tiennent pas compte de la diversité des conditions locales ni ne cherchent à modifier les structures qui fondent l’inégalité.

Un de ces films serait-il au palmarès ? Non, puisqu’ils ne sont pas en compétition. C’est le destin d’une section parallèle dont on ne cesse de se demander ce qu’elle fait dans un festival généraliste. Il est certes important qu’existent des festivals de films d’Afrique pour en améliorer la visibilité, mais comment comprendre ce strapontin dans un festival comme Clermont ? Il n’y a pas de regard asiatique ou latino. Les films d’Afrique n’auraient-ils pas leur place dans les sélections de la compétition où ils sont cette année, en dehors d’Astel de Ramata-Toulaye Sy (prix spécial du jury de la compétition nationale et prix SACD) dont nous avions souligné l’ambiguïté et de quelques autres, bien rares ?

 

[1] Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique éditions, 2019, p.8.

[2] Iris Brey, Le regard féminin, une révolution à l’écran, Ed. de l’Olivier, 2020, p. 87.

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