En représentation pour AfricaParis du 13 au 15 février 2015 au Carreau du Temple, Africultures publie à nouveau cet article sur le spectacle Afropéennes, mis en scène par Eva Doumbia sur les mots de l’écrivaine Léonora Miano.
Avec la série Femme de combat/combat de femme, Africultures vous propose des portraits choisis de femmes. Elles utilisent leur art ou tout simplement leur voix, pour parler, montrer, décrire la place de la femme dans la société. L’occasion pour Africultures de compléter la thématique de son magazine interculturel Afriscope, consacrée en janvier et février à la question du féminisme.
Textes : Léonora Miano
Conception, adaptation et mise en scène : Eva Doumbia
Scénographie : Francis Ruggirello
Musiques : Lionel Elian
Costumes : Sakina M’sa
Vidéo et régie générale : Laurent Marro
Lumières : Erika Sauerbroon
Son : Thiérry Sebbar
Avec Atsama Lafosse, Jocelyne Monier, Annabelle Lengronne, Dienaba Dia, Nanténé Traoré
Danse : Massidi Adiatou
Jeu et danse : Alvie Bitemo
Contrebasse : Krim Mohamed Bouslama
Cuisine et jeu : Gagny Sissoko
Avec Afropéennes, la metteure en scène Eva Doumbia s’empare des mots de Léonora Miano dans ses romans, Blues pour Élise et Écrits pour la parole. À elles deux, elles parlent d’être une femme noire dans la société française. Analyse.
Née en 1973 à Douala, au Cameroun, installée en France depuis 1991, Léonora Miano a fondé [Mahagony], association éducative et culturelle visant à mettre en valeur l’expérience afro-descendante et subsaharienne, et a publié, entre autres, six romans chez Plon et des Écrits pour la parole chez L’Arche. Ce sont des pièces parlées pour le théâtre : pas de personnages, pas d’action, pas d’indications scéniques, uniquement une parole qui se déroule en même temps que la pensée de celle qui la porte. Une ou plusieurs femmes – on lit plusieurs voix – témoignent de leur existence de femme noire et française. Récompensée par de nombreux prix, dont le prix Seligmann contre le racisme en 2012, l’uvre de Léonora Miano milite pour une compréhension plus large de la condition de femme noire en France, à travers une écriture tendue entre intime et universel. C’est cette vision qui a touché la metteur en scène Eva Doumbia.
Née en France en 1968, Eva Doumbia a fondé à Marseille la compagnie La Part du Pauvre en 1999, et, trois ans plus tard, la compagnie Nana Triban en Côte d’Ivoire, après des études de lettres et de théâtre. Impliquée dans de nombreuses activités théâtrales et artistiques en Afrique de l’Ouest, elle a monté avec ses deux compagnies des textes de Edward Bond, Dieudonné Niangouna, Brecht, Peter Turrini, et, en 2012, Léonora Miano. À partir du roman Blues pour Élise et du recueil Femme in a city, extrait des Écrits pour la parole, le spectacle Afropéennes a été présenté au festival des Francophonies en Limousin, puis au Work In Progress, lieu de spectacle situé à la Villette, à Paris. « C'[était] un coup de foudre, explique Eva Doumbia lors d’un [entretien] avec Dolorès Bakèla publié sur Africultures. Ou mieux, une évidence. Cette parole-là n’a jamais été dite en France. Cela a mis des mots sur des choses que je cherchais dans mon travail. « Au sein d’une « République qui veut se penser séculaire et indifférente à la couleur de la peau » et qui, dans son « indifférence à la différence », devient « indifférente à la discrimination » (Dominic Thomas, « Afropean Bodies », Black Portraiture(s), 19/01/2013, Musée du Quai Branly), difficile de faire entendre la voix discordante de la couleur, non en tant qu’elle serait porteuse de valeurs essentielles, mais en tant que facteur déterminant dans la perception d’autrui.
Autour d’une table de restaurant, quatre amies échangent, se confient, interrogent les sujets qui les préoccupent : speed dating, entretiens d’embauche, alcool, hommes absents, rencontres fortuites
Mais surtout : harcèlement sexuel, misogynie, regard de l’autre, injonctions silencieuses faites à leur corps noir de femme. Les « Afropéennes », ce sont ces femmes qui, nées en Europe de parents africains ou antillais, ne sont définies par le regard de l’autre ni tout à fait comme Africaines ni tout à fait comme Européennes – alors qu’elles le sont bel et bien. Appeler son spectacle comme cela, c’est faire un pied de nez à l’Europe, qui aime se penser blanche et chrétienne, et nie dans son discours son propre métissage. En cela, Eva Doumbia esquisse un geste politique conscient. Comme elle le dit dans l’entretien précédemment cité, elle a choisi ce titre parce que c’est celui qui « interroge le plus ». Mais il s’agit ici d’interroger l’identité des afro-descendantes, au féminin.
Ainsi que l’explique Sylvie Chalaye, le corps de la femme noire est doublement stigmatisé, comme corps noir et comme corps féminin. « Ces femmes noires sur un plateau qui échangent sur leur vécu, leurs expériences, ce n’est pas du communautarisme, mais le meilleur moyen d’amener les femmes européennes à tenter de comprendre l’autre, un autre vécu de femme, à enlever la robe-carcan de la femme noire pour voir LA femme, une femme à laquelle il ne s’agit pas de s’identifier, mais qu’il convient simplement d’envisager au sens fort du terme et non plus de fantasmer. » C’est d’un double fantasme dont il est question sur le plateau, et dans les écrits de Léonora Miano : celui de la femme-Afrique aux yeux des Occidentaux, et celui de la femme-Afrique aux yeux des Africains immigrés. « Disons-le clairement, quand ils veulent une femme noire – pas une femme -, c’est généralement qu’ils ont une revanche à prendre sur l’Histoire, la vie, la société qui les méprise, et qu’ils se cherchent un territoire sur lequel régner. La femme noire est ce royaume. Son langage, son attitude, sa coiffure, sa manière de se vêtir, doivent restaurer les gloires passées, ramener l’âge d’or où l’homme noir n’était pas dominé. La femme noire, pour cet homme, n’est qu’une image dans un livre. » (« Principe de réalité » in Femme in a city)
Mais, hélas, les femmes le leur rendent bien : dans le délicieux « Goût de la couleur » (Femme in a city), la narratrice déplore le fait que ses « copines continuent de faire une fixation sur les hommes noirs », c’est-à-dire en fait sur « ce qu’ils représentent » ou ne représentent pas. Et ce sont les mêmes fantasmes, inversés, qui transparaissent : le tourisme sexuel entre Noir(e)s, voilà une affaire subtile. « Parfois, elles cherchent [
] le dépaysement : des Noirs avec un accent. Des Noirs dont le corps leur est à la fois familier et étranger. Des Noirs bien de là-bas. » Se dessine avec ces mots une lente fracture dans le regard de la femme sur la femme, qui fait écho à l’un des premiers textes du recueil, « Sororité », où le conflit entre enjeux de pouvoir de sexe et de race apparaît le plus durement. « [
] Tout allait bien dans cette entreprise. Tout. Sauf la relation avec la gent masculine. Tout. Sauf les tensions sourdes avec les collègues femmes. Le lundi matin, de façon systématique, [
] le DG faisait des remarques sur mon physique. Des commentaires explicites et appuyés. Une fois, il est allé jusqu’à me demander quand on me verrait en bikini. [
] On souriait autour de la table, quand on ne s’esclaffait pas tout bonnement. Je suppose qu’il est normal d’imaginer une femme noire nue. Tu sais que nous n’avons jamais quitté la jungle. Même les femmes riaient, oui. » Non seulement elles riaient, mais elles se servaient de son désarroi pour la concurrencer auprès des hommes. Utilisant la séduction et leur « féminité » dans ce qu’elle comporte de plus stéréotypée (émotivité par exemple) comme une arme, les femmes se livrent une guerre silencieuse qui exploite aussi bien les préjugés sexistes que les préjugés raciaux. Et à ce jeu malsain, la femme noire part avec une carte en moins dans son sac : celle de la couleur.
L’emprisonnement de la femme noire dans un rôle créé sur mesure par le regard de l’autre, qu’il soit blanc ou noir, dont Léonora Miano fait état rappelle le combat d’Angela Davis ou bell hooks de l’autre côté de l’Atlantique. Un black feminism à la française ? Pas tout à fait : il ne s’agit pas d’un féminisme noir, mais d’un féminisme afropéen, dans le sens où l’identité de la femme est métissée, prise dans un faisceau de contradictions, et naît dans et par le langage. Le langage scénique, pour Eva Doumbia ; le langage de la plume, pour Léonora Miano.
///Article N° : 11283