Construire une « citoyenneté de l’eau »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Olivier Meïer, directeur du festival de l'Oh !

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Chaque printemps, le festival de l’Oh ! qui se déroule sur les bords de la Seine et de la Marne, met à l’honneur un grand fleuve du monde. Cette année, c’est le Gange. Il y a deux ans, c’était le fleuve Niger. Djoliba, le grand fleuve Niger. Visions de l’eau, culture de l’autre*, ouvrage collectif dirigé par le linguiste et sociologue Ismaël Sory Maïga, rend compte d’un cycle de conférences passionnant sur le plus grand fleuve d’Afrique de l’Ouest.

Pourquoi et comment est née l’Université populaire de l’Eau et du développement durable (UPEDD) ?
L’Université populaire de l’Eau et du Développement Durable est née de la volonté d’offrir à l’eau et à la compréhension de ses enjeux un espace de réflexion publique.
Avec le festival de l’Oh ! le Conseil général du Val-de-Marne a inventé, il y a dix ans, une manifestation originale qui contribue à faire revenir le patrimoine fluvial de Paris et de sa banlieue dans le champ de vision de ses habitants. Il interpelle sur la place de l’eau en ville : sa fonction, ses usages, ses valeurs sociales ou symboliques…
L’art y occupe une place prépondérante car les artistes ont le pouvoir d’enchanter les choses et les lieux. Mais le débat, dont l’eau a tant besoin pour demeurer un Bien commun, constitue aussi une de ses ambitions. Il était donc naturel d’adjoindre à la fête et à la convivialité un rendez-vous régulier, approfondi, ouvert à tous, utile pour construire une sorte de « citoyenneté de l’eau ».
Cette université populaire s’adresse à un large public. Elle propose une approche et une réflexion à la fois environnementales, sociologiques et culturelles sur un fleuve étranger. Est-ce pour susciter de nouvelles cultures de l’eau en France ?
Nos fleuves et nos rivières sont une ressource formidable, mais ils ne sont pas que cela. Ils sont un moyen de naviguer, mais aussi un espace de biodiversité à protéger. Ils sont des réservoirs d’eau potable, ou à usage agricole, mais aussi terrain de jeu, de baignade, de sports nautiques. L’eau est une denrée vitale mais elle est aussi le lien d’un territoire à l’autre. C’est souvent en suivant le fil de l’eau que se sont organisées les grandes migrations humaines. C’est encore par la Seine que cheminent aujourd’hui l’essentiel des matériaux de construction, les sables et les ciments utilisés en région parisienne.
On a donc besoin des angles de vue les plus divers pour comprendre ce que l’eau apporte aux communautés humaines. La force de l’Université populaire, et en particulier de son rendez-vous hebdomadaire des « mardis de l’eau », c’est de croiser le regard d’un sociologue, d’un économiste, d’un anthropologue, d’un hydrogéologue, d’un juriste, d’un historien, parfois même d’un simple militant de l’eau… Au total, la pluralité des points de vue et des approches inscrit la richesse de l’eau dans une dimension hautement culturelle.
Quand un fleuve étranger est passé à pareil crible, on y découvre des cultures de l’eau insoupçonnées et sans doute, par effet miroir, y redécouvre-t-on les nôtres.
En 2009, le fleuve invité était le Niger. Comment s’est organisé le cycle de conférences ?
Le risque, lorsque l’on s’intéresse à l’autre – surtout si cet autre vient d’un pays du sud, donc, selon l’imaginaire commun, moins « développé » que notre riche métropole parisienne – c’est de l’appréhender sans se départir de ses clichés, du rapport de dominant-dominé né de l’époque coloniale. Même si les intentions sont bonnes au départ – et Dieu sait que le Département du Val-de-Marne est un territoire pétri des valeurs de solidarité et de générosité – on a vite fait d’être dans la compassion plutôt que dans le rapport d’égal à égal. D’autant que l’humanisme moderne a eu tendance à confondre l’universalité proclamée de ses valeurs à un mode de vie et de développement très particulier, celui, très technicisé, de l’occident.
Or on ne peut pas comprendre le fleuve Niger si l’on ne comprend pas ce qu’il façonne dans l’imaginaire des populations qui vivent sur ses rives.
C’est pourquoi nous avons pris le parti de construire ce cycle de conférences sur le Niger non seulement avec des universitaires originaires d’Afrique de l’Ouest, mais d’en confier la cohérence à l’un d’eux, le sociolinguiste Ismaël Sory Maïga, pour qu’il nous pousse à aller au bout de cette approche, sans évacuer ce qui est au fondement des modes de pensée et de représentation dans cette partie de l’Afrique traversée par le fleuve Niger.
Ismaël Maïga, concepteur de ce cycle de conférences sur le Niger et directeur de l’ouvrage qui en rend compte*, insiste sur l’univers mythique et l’imaginaire lié à ce fleuve. Qu’est-ce que ces dimensions culturelles peuvent apporter à un public français ?
Entrer dans la mythologie ouest-africaine peut paraître incongru : ses figures et son référentiel symbolique sont très éloignés de ceux des sociétés judéo-chrétiennes d’Europe. La notion même de mythe a disparu chez nous du discours et de l’analyse. En apparence tout au moins.
Or on ne peut pas comprendre le monde si l’on ne connaît pas ce qui nourrit l’imaginaire des sociétés humaines. C’est souvent vrai pour la question de l’eau qui cristallise des dimensions sacrées très importantes qui font souvent obstacle aux tentatives contemporaines de marchandisation.
Pour un public français, à défaut de redonner une dimension sacrée à l’eau, c’est l’occasion de s’interroger sur les liens à reconstruire avec l’eau pour lui restaurer ses valeurs fondamentales et non-marchandes.
« L’eau, dites-vous, est un excellent vecteur de connaissance et de solidarité ». Quels étaient les enjeux d’une meilleure connaissance du Niger pour le public Val-de-marnais ?
Deux exemples : certains hommes politiques agitent le spectre de l’immigration pour alimenter les peurs. Leur fonds de commerce, c’est l’immigré coupable de fuir la pauvreté et de venir rechercher chez l’autre un confort de vie plus grand. Ces conférences nous ont permis d’apprendre que le ressort de la migration, dans la tradition ouest-africaine, est la quête d’un enrichissement toujours essentiellement non-matériel. Le retour est conditionné par l’acquisition non pas d’un bien, mais d’un apprentissage, d’une élévation spirituelle, par la possibilité de ramener les signes tangibles d’une intégration réussie (comme la langue, ou le mariage).
Or la France, comme société d’accueil, a toujours cru favoriser le retour en faisant obstacle à l’intégration. Ismaël Maïga, qui travaille également comme ethno-psychologue dans la banlieue parisienne, évoque merveilleusement bien les conséquences désastreuses de cette approche sur plusieurs générations de migrants. Cet éclairage est précieux pour quiconque veut œuvrer à un meilleur vivre ensemble en banlieue et ailleurs.
Autre exemple, nos sociétés techno-scientifiques se croient souvent affranchies de toute considération mythologique. Détentrices de la science, elles seraient cartésiennes, rationnelles, et donc forcément universelles. Sauf que connaître l’Autre et ses représentations permet de comprendre que nos sociétés occidentales se sont elles-mêmes construites sur des mythes, que les grands réseaux techniques ne sont pas que la réponse à des enjeux de développement, mais aussi une vision mystique, éloignée de facto de la notion de bonheur, mais de laquelle nous sommes rendus dépendants.
C’est pourquoi j’évoquais cet effet miroir, qui nous permet de réfléchir autrement à notre avenir, et aussi de regarder autrement la culture de l’autre.
L’ouvrage « Djoliba, le grand fleuve Niger » insiste sur la dimension culturelle du développement. Comment une institution comme le Conseil général du Val-de-Marne intègre-t-elle cette dimension dans ses actions de coopération au Niger ?
D’abord en considérant que coopérer dans le domaine de l’eau, ce n’est pas exporter une technique ou une approche, mais apporter des moyens ou un autre regard au service de réponses locales, élaborées localement, dans le respect des savoirs locaux.
Mais aussi en considérant que la coopération est forcément mutuelle, et que nos partenaires ont au moins autant à nous apprendre que eux de nous.
C’est d’ailleurs une des raisons qui font que le Val-de-Marne considère la multi-culturalité comme une richesse. Le Niger, invité d’honneur du festival de l’Oh ! c’était aussi une grande fête pour tous les Val-de-marnais originaires d’Afrique ou ayant des racines en Afrique.
Cette année, le fleuve invité est le Gange. Y a-t-il des points de comparaison entre le Gange et le Niger ?
Ils nous apprennent l’un et l’autre l’histoire des civilisations, ils ont l’un et l’autre une charge sacrée que nous avons perdue. Ils nous permettent l’un et l’autre de percevoir, derrière des pays que l’on dit « émergeants », au sens de l’économie libérale mondialisée, des expérimentations sociales, écologiques et démocratiques qui pourraient nous inspirer.
La réflexion transdisciplinaire sur le fleuve Niger, entamée en 2009 et relatée dans l’ouvrage qui a paru *, se poursuit-elle d’une manière ou d’une autre aujourd’hui ?
Pas autant que nous le souhaiterions, mais nous cherchons à ce qu’une édition du festival ne chasse l’autre. L’ouvrage en question perpétue une pensée que l’université populaire a contribué à mettre à jour en 2009. Plusieurs actions de solidarité soutenues au Niger et au Mali sont désormais entrées dans des phases opérationnelles, et c’est en 2012 que nous en rendrons compte, à l’occasion du Forum mondial de l’eau. Ainsi cette relation au Niger perdure.
Et puis de fleuves en fleuves, nous avons rassemblé une somme remarquable de connaissances : des ressources à la disposition de tous qui donneront lieu un jour, je l’espère, à un travail utile d’études comparées sur les cultures de l’eau.
Tout comme j’espère qu’un jour, nous serons en mesure d’organiser de vraies rencontres entre organisateurs de fêtes de l’eau à travers le monde, pour partager nos approches, nos expériences, les ingénieries respectives que nous mettons en œuvre au service de toutes les cultures de l’eau.

* Djoliba, le grand fleuve Niger. Visions de l’eau, culture de l’autre, dirigé par Ismaël Sory Maïga, éditions La Dispute, 206 p., 2010.


Les auteurs
: Chantal Bourvic (professeure et conseillère générale du Val-de-Marne), Many Camara (sociologue, chercheur à l’université de Bamako et enseignant à l’université d’Angers), Youssouf Tata Cissé (sociologue, ethnologue, chercheur au CNRS et professeur à l’Université Paris I), Fatoumata Siré Diakité (ambassadrice du Mali en Allemagne), Sekou Diarra (sociologue et économiste), Boubé Gado (historien et archéologue), Didier Husson (directeur artistique du festival Les Ecrans documentaires), Anne Le Strat (présidente de la société Eau de Paris), Ismaël Sory Maïga (linguiste, sociologue et professeur à l’Université Paris VIII), Jacques Perreux (vice-président du Conseil général du Val-de-Marne), Aminata Dramane Traoré (ancienne ministre de la Culture et du tourisme au Mali, essayiste et militante altermondialiste).

L’UPEDD et le Festival de l’Oh ! 2011

L’Université populaire de l’Eau et du Développement Durable (UPEDD), consacrée cette année au Gange, se tient jusqu’au 19 juin 2011 à travers tout le département du Val-de-Marne.
Le Festival de l’Oh ! se tiendra les 18 et 19 juin sur les bords de la Seine et de la Marne.Plus d’info : http://www.cg94.fr/ et http://www.festival-oh.cg94.fr////Article N° : 10163

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Les images de l'article
Olivier Meïer © DR
Mardis de l'eau 23 juin 2009 avec Cheick Oumar Sissoko et Isamël Diabaté 2 © Jean Moulin
Affiche du festival de l'Oh! 2011





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