« Contrairement à ce qui se dit, l’Afrique a été très présente à Cannes cette année ! »

Entretien d'Olivier Barlet avec Baba Diop, critique de cinéma

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Baba Diop, bonjour. Nous sommes au Festival de Cannes, 60e édition. Le Festival touche à sa fin. Quelles sont vos impressions sur le festival, les films que vous avez vus… ?
Je me suis intéressé à découvrir des cinématographies que je ne connaissais pas, qui sont assez proches des cinémas d’Afrique, comme le cinéma colombien ou uruguayen. Je n’ai pas vu beaucoup de films asiatiques. C’est dommage car je crois qu’il y a une similitude dans la démarche, la manière d’appréhender les problèmes et aussi quelques propositions de démarches nouvelles qui redonnent de la vitalité au cinéma. C’est cela qui est intéressant dans un festival comme celui de Cannes. Cela m’a aussi permis de rattraper le retard sur les films d’Afrique que je n’avais pas pu voir dans d’autres festivals. C’est tout un bonheur. Je suis toujours un peu horripilé quand j’entends dire que l’Afrique était absente ici à Cannes parce que les gens ne pensent qu’aux sélections. Je pense, au contraire, que l’Afrique a été très présente cette année : d’abord par la sélection du jury. Quand on demande à l’Afrique de participer à des jurys qui doivent juger des performances, ce n’est pas une mince affaire. Cela veut dire que son œil est exercé à pouvoir donner son avis sur ce qui se fait d’authentique, de novateur, d’étonnant et même de choquant dans notre matière cinématographique. Convier l’Afrique à cette table pour juger les œuvres des autres est une grande considération pour la cinématographie africaine.
L’Afrique est présente aussi par ses stands, qui témoignent quand même d’un développement dans notre cinématographie. Très souvent, les gens se demandent « Où est le cinéma en Afrique ? » parce qu’on ne pense qu’en terme de salles de diffusion, et comme la distribution ne marche pas encore très fort, on se dit que le cinéma est absent. Quand on voit que le Nigeria, le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et l’Afrique du Sud ont tous un stand, je me dis que la présence est là. Il y a une compétition qui se fait. Il y avait des années où on se demandait où était l’Afrique ; je me souviens, il y avait quinze Africains derrière le Grand hôtel et c’était un petit regroupement mais les choses ont énormément progressé. Il y a aussi le fait que la Guilde, une association des cinéastes, fait aussi tout pour avoir sa place. Cette année, ils avaient un espace où ils ont projeté, ils ont fait une contre-manifestation, avec des réalisateurs qui ont fait des petites séries de films. Ils en ont fait de leur côté, sans moyens.
Le festival avait aussi organisé une programmation Afrique dans le cadre de la programmation « Cinémas du monde ».
Oui, il y a aussi eu cette journée africaine qui a présenté la facette la plus juste de l’évolution de notre cinématographie. Nous avons avec Mo et me ce qu’on peut faire de mieux en matière de documentaire, aussi bien dans l’approche que dans la thématique et dans ce que ça a d’un film historique. Ce documentaire est le livre de l’Afrique postcoloniale avec ses guerres et ses personnages que tous les gens nés dans les années 60 n’ont peut-être pas connus. En voyant ce documentaire, on se dit que c’est la mémoire de l’histoire politique de l’Afrique. On a vu aussi avec Un héros l’Angola, un pays qui sort de guerre et cela donne un très beau film qui décrit l’indignation (car ces héros croyaient qu’ils luttaient pour la libération et, une fois la guerre terminée, se sont retrouvés amputés des jambes et sur le trottoir). La puissance de la musique est aussi formidable, et l’écriture du scénario me semble être très aboutie. Le troisième élément est la Guinée avec Il va pleuvoir sur Conakry qui est témoin de la fraîcheur d’un cinéma très jeune et qui colle avec les préoccupations des jeunes. Il adopte un langage de vérité ; il y a une vraie justesse dans le comportement des jeunes qui n’ont plus ce complexe selon lequel il faut choisir entre modernité et tradition. Ils ne sont pas exclus de tous les progrès ; en même temps, ils affichent une résistance face à la génération de leurs pères. Tout ça m’a donné beaucoup d’espoir pour le cinéma futur, bien sûr avec la préoccupation de ces jeunes réalisateurs qui ne se contentent pas seulement de filmer mais qui ont aussi l’audace de proposer quelque chose de nouveau. Je trouve cela dommage qu’un film comme Ezra ne figure pas dans la sélection de la compétition officielle. Son malheur est d’être passé dans d’autres festivals. En tout cas, il y avait sa place.
Vous trouvez donc que ces films ouvrent des perspectives nouvelles.
Oui, et c’est l’autre chose que me suggèrent ce festival et la présence de ces films : les choses vont changer et bouger très vite. Tous les réalisateurs qui sont venus par le biais de la technique parce qu’ils étaient techniciens qui, à force de voir des films et d’aller sur des tournages, se sont mis à devenir réalisateurs, sont vite dépassés. Au profit de jeunes qui ont fait des écoles, pas seulement américaines mais canadiennes ou françaises, tels que Newton Aduaka, Jean-Pierre Bekolo ou Balufu Bakupa-Kanyinda qui ont un point de vue très clair et qui maîtrisent le cinéma mondial. C’est toute une génération de cinéastes bien formés qui s’intéressent au cinéma mondial et qui veulent faire prévaloir leur point de vue. Reste que leurs films soient vus et que la critique fasse l’effort nécessaire de revoir ces films et de les analyser en profondeur.
Il y a aussi autre chose que l’on doit pérenniser : les masterclass. Personnellement, ça m’a beaucoup appris. La masterclass de Newton Aduaka, par exemple. On croît toujours connaître les gens, leur cinématographie mais s’ils viennent d’eux-mêmes avec toute la culture, avec leur analyse interne, je crois que cela nous aide à mieux lire leurs films et à voir les subtilités et les préoccupations esthétiques des uns et des autres.
Ces leçons de cinéma permettent-elles de déceler les spécificités de ces cinématographies par rapport aux autres ?
Effectivement. On s’est toujours demandé quelle était la part du cinéma africain dans le cinéma mondial. Qu’est-ce qu’ils proposaient du point de vue narration ? Et quand Kaboré dit que les proverbes sont des ellipses, on se rend compte que c’est vrai. Même s’ils ne l’étalent pas, la culture de ces personnes fait qu’ils se sont approprié la culture cinématographique pour la faire prévaloir. Nous autres critiques de cinéma devons creuser encore plus profond parce que la technique avait masqué cette volonté, ce soubassement culturel qui fonde le cinéma africain. Je me dis qu’on n’est qu’au début de la connaissance de notre cinéma. Il y a tellement de choses à reconsidérer, comme la part de la musique par exemple. Hier soir, j’ai eu la chance de revoir un vieux film ; la manière de filmer en contre-plongée et d’isoler les éléments date de très longtemps. Dans le domaine de la musique, c’est pareil. L’utilisation de la musique a changé : avant, on reprenait dans le registre populaire des musiques qui traduisaient un peu l’idée du film ; aujourd’hui, il y a de véritables créations musicales. C’est toujours nostalgique et poignant de réécouter ces musiques dans les vieux films. Il y a donc une analyse critique à faire du point de vue musical dans nos films. Même chose pour les images : il faut étudier les outils cinématographiques. Quand on aura étudié tous ces éléments, cela permettra à un large public de mieux comprendre les démarches, de se souvenir et de se dire « C’est vrai que le cinéma africain a proposé des choses comme d’autres cinématographies », comme la Nouvelle Vague l’avait fait, comme le cinéma novo brésilien ou d’autres cinémas qui n’étaient pas dans le concept du cinéma hollywoodien au début des années 60. Il y a de la matière à analyser.
L’Afrique est présente à Cannes, par contre les critiques d’Afrique noire sont pratiquement absents. Très peu de personnes peuvent donc rendre compte de façon médiatique de cette présence importante de l’Afrique dont vous parlez.
C’est regrettable que les journalistes critiques ne sont pas présents à Cannes. Ils pensent qu’ils doivent être préparés avant de venir à ce genre d’événement. Je me suis toujours dit qu’avant de venir à ce genre de manifestation, il fallait avoir une approche. Je pense qu’ils doivent apprendre à se frotter à ces grandes manifestations, à avoir des choix. C’est vrai qu’au Festival de Cannes, on ne voit que les marches ! (Rires) On oublie que c’est une multitude d’événements. C’est comme quand vous rentrez dans un supermarché : il y a tellement de choses mais vous allez vers l’essentiel, vers ce qui vous concerne et vous intéresse. Et on vient à ce genre de manifestations pour « faire son marché ». Pour s’ouvrir aussi vers d’autres cinématographies et rassembler de la documentation. On aiguise son regard, on a un recul très critique par rapport à sa propre cinématographie mais on tente aussi de voir ce qui sépare les uns et les autres. Quelles sont les options qui se dessinent au travers de ces cinématographies ? Je sais que l’effort qu’on va faire au sein de la Fédération africaine de la Critique cinématographique est d’outiller les jeunes critiques de cinéma car « c’est en mangeant qu’on devient critique ; en goûtant qu’on devient gourmet ». En organisant comme aujourd’hui des masterclass dans chaque pays, en invitant un réalisateur à parler de son film, cela donne une base. Deuxièmement, petit à petit, les choses se font à travers le net : il faut se faire connaître en écrivant et en donnant son point de vue. C’est comme cela qu’on se fait inviter dans les festivals. Mais aussi en poussant les journaux à mettre l’accent sur le culturel. C’est un combat très difficile. Pour être un journaliste dans la sphère culturelle, il faut s’armer de beaucoup de courage. Cependant, c’est beaucoup plus motivant que de tendre son micro à un ministre, par exemple. Il faut aussi considérer l’organisation : si les journalistes ne sont pas présents à Cannes parce que cela coûte cher ou parce que c’est un peu loin, ils sont quand même à Carthage, au Fespaco ou dans des festivals locaux. Je crois que le jour arrivera où il y aura une presse. La présence des critiques souligne la nécessité d’avoir une revue Panafricaine comme l’a été Écrans d’Afrique. C’est au moment où on commençait à avoir les résultats que l’expérience s’est arrêtée.

///Article N° : 5966

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