Corps et mise à nu

Koffi Kwahulé répond aux questions des étudiants de l'Institut d'Etudes Théâtrales

Université de Paris III Sorbonne Nouvelle
Print Friendly, PDF & Email

Comment en êtes-vous venu à l’écriture théâtrale ?
Disons qu’en tant que comédien noir (car je suis comédien de formation) les rôles, si j’ose dire, ne couraient pas les castings, et lorsqu’on m’en proposait j’avais l’impression que cela n’avait rien à voir avec moi, tout simplement parce que ce n’étaient pas des rôles… D’où la nécessité d’écrire pour soi des matériaux de travail. Je m’étais déjà essayé à l’écriture en Côte d’Ivoire, mais c’était pour faire comme les autres, confronter mon désir aux désirs des autres. Une fois en France, j’ai eu l’impression que l’écriture ne tenait pas compte de l’élément essentiel de la cérémonie théâtrale, le comédien. Aujourd’hui, avec une meilleure connaissance de ce théâtre, mon jugement serait infiniment plus nuancé. Toujours est-il qu’à l’époque c’est ainsi que je ressentais les choses ; il me semblait qu’on écrivait plus par rapport aux metteurs en scène, à l’idée qu’une époque se faisait de la mise en scène. Et moi, j’avais plutôt envie d’écrire par rapport au comédien.
Pourquoi avez-vous choisi le théâtre et non pas le cinéma ?
D’abord parce que c’est plus facile à écrire, je suppose ; cela prend moins de temps, pour quelqu’un d’aussi paresseux que moi… Mais pour apporter une réponse plus intelligente à votre question, en tous les cas je l’espère, je crois que le choix de l’écriture théâtrale a à voir avec la question de l’identité. Ecrire ou faire du théâtre c’est jouer à la vie ; c’est l’une des rares formes d’art qui effacent ses traces, comme la vie. Quelque soit l’entretien que l’on déploie autour des pyramides, par exemple, tôt ou tard elles disparaîtront. Comme le World Trade Center. Le solide est condamné à la disparition. L’écriture théâtrale essaie en revanche, me semble-t-il, de tutoyer ce que l’on nomme Dieu. On écrit une chose qui, nécessairement va disparaître pour mieux renaître ; une sorte de re-création perpétuelle où l’on se reconstruit soi-même. J’éprouve le besoin de me re-situer dans le monde, de me reconstruire non pas sur du solide, mais sur de l’insaisissable. Comme la vie. Ou la mort. Pour autant, le théâtre ce n’est pas la vie, ce n’est pas non plus la mort, mais le hiatus entre la vie et la mort. C’est ce non-instant que je voulais convoquer en écrivant du théâtre.
Pourtant votre théâtre pose constamment la question du désir, de la chair…
La question du théâtre repose essentiellement, pour moi, sur le désir et l’inquiétude. Choisir des jeunes filles qui ne sont pas encore « légalement » des femmes, situe le désir dans la sphère du fantasme, d’une pulsion angoissante. Il s’agit du désir ontologique, inquiétant qui préside, en principe, à l’émergence de la Création. Le désir d’Eve pour le fruit est du même ordre ; la civilisation naît de l’acte d’Eve. Que ce soit dans la réalisation de ce désir interdit ou même, et souvent, dans l’effort que nous accomplissons sur nous-mêmes pour ne pas succomber à cette pulsion, je pense que le moment où surgit le désir inquiétant précède un événement au sens biblique, l’Inédit. Car un voile sur un monde ignoré a été déchiré. Dans ce que j’écris, on est en général sur la ligne et on bascule rarement. L’inceste qui y est récurrent, par exemple, est l’antithèse de ce que je viens de dire, c’est l’Inconcevable.
Il y a en effet beaucoup de jeunes filles dans votre théâtre.
Ce sont les jeunes filles, Bintou ou P’tite-Souillure notamment, qui empêchent la chute, comme si elles étaient les garantes de l’ordre du monde. C’est essentiel qu’il y ait des garde-fous malgré notre légitime aspiration à l’envers du monde. Car nous sommes aujourd’hui dans un monde où tout se décline en termes de droit : c’est mon droit de faire ceci, c’est mon droit de faire cela, j’ai le droit de… Or le droit par essence se pose pour limiter. Quand tout devient droit, il n’y a plus de droit. Ces personnages de jeunes filles rappellent par conséquent que nous avons besoin de la Loi. Je remarque par ailleurs que la plupart des personnes qui montent mes pièces, sont plutôt de jeunes gens, et principalement des jeunes femmes. Peut-être parce qu’en tant que femmes, elles sont, bien que très jeunes, déjà assez « âgées » pour saisir (et s’y frotter avec la témérité de leur jeunesse) beaucoup mieux que les autres l’instant précis d’où se déploient ces pièces : le refoulé. Or ce que l’on refoule le mieux c’est le soliloque de la chair.
Votre théâtre convoque des corps et souvent même des corps nus. Pourquoi ?
J’ai dit au début de cette rencontre, que j’écris par rapport au comédien, au corps jouant. D’ailleurs mes pièces sont très souvent des désirs de comédiens ; ce sont eux qui font généralement découvrir mes textes aux metteurs en scène. Avant Big Shoot c’était surtout le corps de la femme qui était questionné sur le plateau ; Big Shoot m’a permis de travailler par rapport au corps le plus compliqué pour moi, le corps de l’homme dans sa dimension homosexuelle, le désir de/pour le corps masculin. Jaz traitait déjà, entre autre de l’homosexualité féminine, mais à travers le prisme d’un désir totalement hétérosexuel. Pour Big Shoot, je voulais parler de l’homosexualité, si j’ose dire de l’intérieur. En d’autres termes, ce qui m’intéresse ce n’est pas ce que je sais, mais l’opportunité de me tromper. Quand est-ce que le même déclenche du désir chez un autre même. Enfin j’essaie de travailler sur un corps qui exprime la violence première, celle de la nudité sanglante du vagissement. A ce propos j’ai deux fois vu, à New York et à Bréda (Hollande), Big Shoot jouée avec Monsieur totalement nu, et la réaction « hystérique » que cette nudité a provoquée sur certains spectateurs était exactement ce que j’en espérais. Car ce corps nu était au-delà de l’habituelle et puérile provocation ; nous étions soudain confrontés, dans l’inquiétante nudité de ce corps, à la fois au dénuement de la naissance et à la solitude de la mort.
Pour vous, Monsieur doit-il vraiment se mettre nu ?
Je comprends ce que vous voulez dire… En fait, Big Shoot, c’est unepièceque j’ai écrite pour jouer moi-même le rôle de Monsieur. Mais une fois la pièce terminée, je me suis rendu compte avec effroi que Monsieur se mettait nu… Je me suis dit : Jamais tu ne te laisseras tripoter les parties devant les gens. J’ai alors rengainé mes velléités de comédien. En d’autres termes, lorsque j’écris j’essaie de dissocier mes désirs de comédien de mes aspirations d’auteur. Jamais je n’aurais écrit le personnage de Monsieur tel qu’il est dans la pièce si mes aspirations d’auteur avaient été surdéterminées par mes désirs de comédien. Mais j’ai pensé que d’autres comédiens auraient le courage d’affronter ce type de nudité-là. Par conséquent, et même si, comme je viens de le dire, je suis moi-même incapable de ce courage, le jour où j’aurais à monter cette pièce je demanderai au comédien de se mettre nu. Car l’acte sexuel s’apparente par bien des aspects à un rituel d’humiliations. Si le corps n’est pas nu dans Big Shoot, on impose au spectateur, par la convention théâtrale, d’imaginer que Monsieur se fait toucher les parties, or la nudité du corps masculin, parce que pour le moment sous-représenté, corps souffrant du désir d’être désiré, ne s’imagine pas.
En fait on ne parvient jamais à mettre vraiment à nu vos personnages qui restent très ambigus très mouvants.
Mes personnages sont tous un peu construits comme Shorty, le héros de Cette vieille magie noire, c’est-à-dire par le discours des autres. Bintou notamment est finalement une succession de récits, comme des évangiles, faits par les trois jeunes hommes qui l’ont suivie pendant son ministère. Rien ne prouve cependant que ce qu’ils racontent, pas plus que dans le cas des apôtres, est vrai. Mais nous n’avons que ces paroles pour restructurer le puzzle Bintou. Tous mes personnages centraux ont une étincelle christique, ce sont des variations sur la figure du Christ, ou plus exactement des improvisations autour de LA CROIX qui, à ce titre, constitue l’un des thèmes essentiels, au sens jazzistique du terme, de mon théâtre. Peut-être est-ce parce que je suis Noir, et qu’être Noir c’est d’abord être fantasmé, raconté par les autres, même si, et je le rappelle à dessein, ces personnages ne sont pas tous Noirs… Dans une telle expérience on peut assister à affaissement du moi si la structure psychique n’est pas assez solide, et ne plus vivre que dans et pour le discours des autres. D’où la nécessité de trouver en soi-même la force de transcender le discours que l’on construit sur/contre toi afin de « créer » toi-même en opérant un retrait du monde. Cette sortie du monde convoque nécessairement le masque derrière lequel on peut prendre l’espace, même de l’épaisseur d’un souffle, de se créer à nouveau.
Il y a là un enjeu identitaire ?
Tout à fait, mais pour moi il n’y a pas d’identité fixe, je ne conçois l’identité que fluctuante.
Est-ce la raison pour laquelle vos personnages ont souvent plusieurs noms ?
Justement mes personnages n’ont plutôt pas de noms, mais des sobriquets. Dans les livres d’histoire de mon enfance, je m’étonnais toujours de l’acharnement des auteurs à démontrer à quel point nos rois et reines étaient des Louis XIV, des Napoléon ou des Jeanne-d’Arc… Ce qui constitue le summum de l’aliénation. L’expérience est beaucoup plus aigüe pour une conscience diasporique acculée depuis des siècles par le regard de l’autre. En Afrique en revanche, on assiste quelquefois à un détournement relativement comique de ce discours ; j’ai des amis qui, par exemple, ajoutent à leur panoplie vestimentaire le casque colonial, récupérant ainsi l’objet même qui les construit négativement pour en quelque sorte le déviriliser.
Cette question a-t-elle aussi à voir avec celle du corps noir ?
Pour aller vite, disons que ce qui m’intéresse dans le corps, c’est qu’on ne tourne pas autour du pot, on ne fait pas de la psychologie. Etrangement, si je m’en tiens aux mises en scène que j’ai vues, dans mon théâtre les corps nus ne sont jamais des corps noirs. Bref, s’il existe un lien entre cette expérience-là et le corps (et je pense intuitivement qu’il en existe un) cela n’est pas conscient lorsque j’écris.
La dimension musicale de votre théâtre travaille-t-elle à culbuter la langue française ?
Oui, on peut dire cela. Qu’on soit Ivoirien, Chinois ou Mexicain, je crois que lorsqu’on écrit on cherche, sans jeu de mot, à sauter la langue, à la dépasser en somme. Ce sont les autres qui m’ont fait remarquer que mon écriture entretenait des liens étroits avec la musique. Il s’agit d’un besoin profond de décliner la langue de cette façon-là. C’est comme l’érotisme. C’est parce que mon théâtre est musical qu’il est sensuel, voire érotique. Pendant un moment j’ai écrit avec la volonté de tenir compte de cette musicalité en faisant en sorte qu’elle ne soit pas une inconséquence heureuse. Mais aujourd’hui, à force d’entendre que mon écriture est musicale, je tente, non pas par esprit de contradiction, mais pour aller voir ailleurs, d’écrire contre cette musique. Seulement voilà, plus je m’enfonce dans cette démarche plus on me dit que mes pièces sont de plus en plus musicales… Et au fond c’est mieux ainsi car les récits, les thèmes… ont une importance très relative pour moi ; ce qui est important c’est l’inarticulable, et cet inarticulable ne peut s’exprimer qu’à travers la musique. J’écris ce que je ne sais pas ; ce n’est que longtemps après que je cherche à comprendre ce que j’ai écrit. Je me suis rendu compte que Big Shoot, par exemple, s’origine dans un voyage au Rwanda après le génocide. Il y a aussi l’influence d’un célèbre tableau de la Renaissance qui représente deux femmes parées de perles, dont l’une pince le téton de l’autre et aussi la figure d’un jazzman à bout d’improvisation. Ces trois éléments, qui soit dit en passant ne sont pas « visibles » dans l’œuvre, n’ont a priori pas grand-chose à voir ensemble, cependant j’avais l’intuition qu’en les faisant se rencontrer, ils parviendraient à exprimer la violence dans le désir que je n’arrivais pas à articuler. En réalité, je n’ai pas vraiment envie de savoir comment cela se passe. Je sais que ça se passe, mais je ne veux pas savoir comment et pourquoi.
S’agit-il pour vous d’exprimer par le corps ce que les mots ne peuvent dire ?
En effet, je crois qu’il y a des choses qu’on ne peut pas articuler ; les pleurs, par exemple, constituent justement le prolongement de cet inarticulable, l’aveu d’impuissance des mots. A ce titre, pleurer n’est pas forcément négatif. L’expression : « Allez, vas-y, pleure un bon coup » signifie en fait : »Allez, vas-y, exprime-toi ». Le corps, les larmes… tous ces éléments-là sont aussi du discours, une sorte d’exhumation de l’inexprimé.
Vous avez évoqué l’importance de la croix dans votre théâtre. Quelle est votre relation au christianisme ?
Disons que je me considère comme un chrétien qui ne va pas à l’église. Plus exactement un judéo-chrétien sur le plan philosophique. Peut-être plus judéo que chrétien, en ce sens que je préfère la question à la réponse. En tous les cas, je suis très sensible à la parole « humaine » du Christ, mais je n’adhère pas aux miracles que les évangiles lui attribuent. Je pense qu’une personne comme lui sait la vanité du miracle, le piège qu’il constitue. Le Dieu auquel je me réfère n’a qu’un seul pouvoir, celui d’avoir rêvé la totalité vivante, mais il n’a aucun ascendant sur le destin des hommes. Il a créé le Tout, que peut-il faire de plus ? Que lui faut-il me démontrer de plus ? Il n’y aura plus de miracle ; le seul miracle a déjà eu lieu : la Création. Le reste nous incombe, et il appartient à chaque être humain de sauver l’humanité. Quand je dis « sauver l’humanité » je ne dis pas de sauver dix mille personnes, empêcher une vie, une seule, de rencontrer l’anéantissement c’est sauver l’humanité, c’est-à-dire pour soi-même, de devenir homme. Car il ne suffit pas de naître homme, encore faut-il le devenir.
Pourquoi avoir convoqué le mythe de Faust dans Cette vieille magie noire ?
D’abord la pièce se passe à New York, pourtant au moment où je l’écrivais je ne connaissais pas les Etats-Unis. Mais il m’a semblé que cette histoire ne pouvait se passer que dans ce pays qui, à mes yeux, exprime de manière hystérique la dimension faustienne de notre époque. L’Amérique a réinventé le mythe de l’éternelle jeunesse puis l’a vendu au reste du monde. L’Amérique est surtout l’espace, dans le monde occidental, où l’on peut croire que le diable est possible. Faust à Paris n’aurait aucun sens, aucune épaisseur, juste une comédie musicale loufoque. En revanche la force de la religion fait que justement aux USA le diable reste plausible. Faust est notre contemporain parce que nous sommes arrivés au bout du désir. Cette vieille magie noire pose la question d’un monde sorti de la sphère du désir ; ce que nous croyons être le désir n’est en fait que notre propension à tout transformer en quelque chose de « consommable ». Même le tsunami a été finalement réduit en une catastrophe consommable. Aujourd’hui on a l’impression que le monde est un hypermarché où le seul problème se résume au choix. Nous sommes clonés à penser qu’il n’y a plus de question à se poser, il suffit de consommer. C’est un monde dopé à l’illusion comme Shorty le boxeur.
La télévision participe-t-elle de cette illusion fatale ?
C’est le sujet de Big Shoot ! Andy Warhol l’avait dit : tout le monde aura son quart d’heure de célébrité. Et de fait notre existence n’est sanctifiée aujourd’hui que par la télévision ; j’existe parce que je suis passé à la télé. Plus nous avons multiplié les moyens de communication plus nous nous sommes sentis seuls. La seule façon de ne plus se sentir seul c’est de s’exhiber sur l’agora, et la place publique du village planétaire qu’est devenu le monde reste la télévision, en ce qu’elle focalise tous les regards. Le problème est que la télévision, par nécessité consumériste, a intérêt que l’on ne distingue plus la fiction de la réalité. Même le journal télévisé, cette fenêtre sur le monde, est structuré comme une fiction. Peu à peu la tragédie du monde (son bonheur également) est « ressentie » comme virtuelle.

Propos recueillis lors d’une rencontre
avec des étudiants de licence
à Censier en avril 2005.///Article N° : 8811

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire