Crépuscule du tourment II. De Léonora Miano

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Avec ce dernier roman, Crépuscule du tourment II. Héritage, Léonora Miano prend pour protagoniste Amok, le destinataire muet et absent des monologues intérieurs de sa mère, son amante, sa femme et sa sœur dans le premier tome (Melancholy). Suite à un incident de la route où il finit par être ébloui par une onde lumineuse mystique ouverte à l’autre face de la vie, Amok commence un voyage introspectif pour une meilleure acceptation de son passé refoulé. Constellent autour de lui d’autres hommes sur son chemin de rédemption comme Continent Noir, un fou à l’allure prophétique, Shrapnel son « ami-frère » mort et Regal qui lui rappelle ses hontes passées. Léonora Miano nous offre là une belle ode à la vie, à la résilience et à la création.

Le roman commence là où on a arrêté le précédent: Ixora est laissée pour morte après qu’Amok l’ait frappé lors d’une tumultueuse dispute. Amok est choqué et angoissé par ce qu’il a pu faire. Il a laissé échapper ce monstre intérieur qu’il a longtemps enfoui et dont il sait la violence inouïe. Selon lui, se réveille l’héritage de son père qui battait régulièrement sa mère jusqu’à plus soif. Commence alors une course en voiture effrénée pour aller le confronter et trouver des réponses à son désarroi. Dans cette précipitation, un incident de la route le laisse dans un état d’inconscience et sa vie se défile, se dénoue. Tout ce qui constitue ses peurs, ses obsessions, ses névroses revient sans filtre, sans refoulement à travers des souvenirs.

Avec la violence du père, Léonora Miano évoque une réflexion déjà développée dans d’autres ouvrages, où explique-t-elle cette violence n’est pas étrangère aux relations problématiques qu’il peut avoir entre hommes et femmes noir-e-s[i] : « Disons-le clairement, quand ils veulent une femme noire – pas une femme -, c’est généralement qu’ils ont une revanche à prendre sur l’Histoire, la vie, la société qui les méprise, et qu’ils se cherchent un territoire sur lequel régner. » écrit l’auteure dans Femme in a city[ii]. Leurs rapports sont entravés par cette estime de soi piétinée par l’histoire esclavagiste/coloniale raciste et cette recherche de « virilité »  selon des prérogatives sexistes que l’homme noir veut performer en contrôlant ce « terrain » accessible et ainsi tout autant méprisable qu’est la femme noire. Pour Léonora Miano, les hommes noirs du fait de leurs positions d’hommes « dominés »  (territoire colonisé, entre autres) doivent réinventer une autre masculinité qui ne passerait pas forcément par une reproduction binaire des rôles de genre qui résultent de constructions sociales. À l’homme, la puissance, le courage, la force, le maître conquérant d’un territoire. À la femme la douceur, la fidélité, la séduction, la charité. Proposer une autre « masculinité » (une masculinité résiliente) pour de meilleures relations humaines aide aussi à inventer une meilleure relation à soi, à son Histoire ce qui est d’autant plus politique de la part des hommes noirs et racisés en général.

Retour à la terre natale

Le retour d’Amok sur le Continent est justifié avant tout par le besoin d’éloigner son fils Kabral du racisme et de la Noirie, ce piège tendu aux Afrodescendants nés et vivant au Nord (Occident). Se laisser définir que par cette invention de la race dont a eu besoin l’Europe pour ornementer ces expéditions « civilisatrices » ou son besoin de commercer des chairs humaines, n’est pas ce qu’il veut pour son fils. Il y a certes une mémoire de ce crime originel qui fait la modernité occidentale qu’il ne faut pas oublier mais elle ne doit pas à elle seule être le vecteur de sa mise au monde car c’est se laisser dire par les soubassements sombres des autres, par des déshumanisantes théories sans proposition d’action. Ce retour à la terre natale est également nécessaire au parcours initiatique d’Amok. La force des lieux, de la terre regorge de pouvoirs d’évocation. L’état comateux dans lequel il est plongé après son accident le met face qu’à lui-même, aide à son introspection pour une renaissance. Il y fait une rencontre mystico-métaphorique avec Continent Noir et Ayezan qui personnifient son chemin vers la rédemption. Est-ce un rêve ? Est-ce dû à son coma ? Peu importe, cela est vrai pour lui.

Dans tous les romans de Léonora Miano, l’aspect spirituel, irrationnel qui constitue chaque être humain est exploré. Dans celui-ci, il est même davantage développé. Elle donne la parole aux morts dans un univers qui rappelle l’Enfer de Dante. Mort et vie cohabitent, comme l’ombre et la lumière, comme le masculin le féminin (Nyambe). Une complétude nécessaire à la quête de soi et pour mieux dire la vie. Dans ces récits, l’auteure fait souvent évoluer ses personnages dans cette conception de la présence humaine irriguée par des spiritualités ancestrales subsahariennes (notamment bantoues). Une mise narration d’autant plus nécessaire et forte que cette manière de voir le monde a été dominée et dénigrée lors de la colonisation européenne. Ce sont les spiritualités de ses ancêtres qui guident Amok dans l’acceptation de son désir pour Mabel, une femme noire transsexuelle. Les plus belles pages du roman résident dans l’évocation de leur relation. Comme le dit l’auteure, dans l’espace culturel bantou, avant l’invasion des religions monothéistes catholique et musulmane, les sexualités y étaient diverses (homosexualité, bisexualité) et la question du genre ne se résumait pas qu’à la binarité. Beaucoup de Subsaharien-nes- et d’Afrodescendant-e-s pensent que l’homosexualité a été importée par les Occidentaux, est une « maladie de Blanc » comme le croit Shrapnel dans le roman. Il est nécessaire de décoloniser l’histoire des sexualités, des genres pour que le rapport à soi s’assainisse aussi par l’intimité, la sexualité.

Seul Amok doit apprendre à assumer son héritage, ses fêlures et ses blessures pour avancer et vivre selon ses propres points cardinaux et se définir selon ses propres termes. La quête d’Amok reflète ce que chacun doit faire et en particulier les Subsaharien-ne-s et les Afrodescendant-e-s qui sont les fruits d’une Histoire qui les a démunis dès le départ du pouvoir d’énonciation. Ceux et celles avant eux (nous) ont transgressé la place qu’on leur a assignée. Trouver la force dans ce qui a été dénigré. Puisqu’iels nous ont laissés des trésors, des héritages, iels ont donc vécu. Amok commence alors à écrire pour se panser, se raconter, s’inscrire dans le concert du monde, se réapproprier son corps qu’il a bridé et ainsi transmettre à ceux et celle qui le veulent, à la génération future (notamment à son fils Kabral) un héritage. La création est la source d’une résilience. D’un renouveau qui explore la force de l’être.

« Aux vivants la vie », Shrapnel.

[i] Voir notamment les travaux de l’intellectuelle africaine américaine bell hooks.

[ii] Extrait de Principe de réalité.

 

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