Critique de la raison nègre, d’Achille Mbembe

Les petits secrets de la race

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En sortie le 5 octobre 2013, le nouveau livre d’Achille Mbembe s’impose comme une référence sur la pensée de la différence et la condamnation de son culte. Il y poursuit avec une impressionnante pertinence sa critique politique, culturelle et esthétique de notre temps.

Le malicieux clin d’oeil du titre au Critique de la raison pure de Kant n’est pas neutre : c’est bien à une croyance qu’Achille Mbembe s’attaque, celle qui fonde l’inégalité entre les hommes : la race. Et il le fait en citant Césaire en exergue lorsqu’il évoque la violence de la conquête coloniale dans Discours sur le colonialisme : « On ne s’en débarrassera pas à si bon compte ».
Car le déni ou l’oubli ne feront pas avancer le monde. Au contraire, la violence, la cruauté, les drames de l’esclavage, de la traite, de la colonisation et de l’apartheid, les morts sans sépulture et la grande nuit de l’Histoire pour les gens de culture noire sont pour ce livre un limon : à la fois sédiment des malheurs et source de vie – ce que Mbembe appelle le devenir-nègre du monde. C’est dans ce puissant paradoxe que nous entraîne sa réflexion critique, avec une érudition et une clarté de propos à faire pâlir d’envie tout essayiste.
Revivifier le monde passe donc par la mémoire, sans laquelle aucune démocratie ne peut s’épanouir. Il y a urgence car le racisme est encore à l’oeuvre en faisant mine de ne pas montrer le bout de son nez : alors que l’universalisme républicain prétend être aveugle à la race, les non-Blancs sont encore enfermés dans leurs origines supposées. Alors même que « l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde » (p.9), il est donc temps de convoquer l’Histoire pour réaliser combien cette province du monde a fondé la modernité sur le Nègre et la race, c’est-à-dire sur la différence et le dissemblable qui fondent l’exclusion, l’exploitation et l’humiliation.
Le Nègre ? « C’est celui-là (ou encore cela) que l’on voit quand on ne voit rien, quand on ne comprend rien et surtout quand on ne veut rien comprendre » (p.10). Les deux premiers chapitres du livre dressent l’histoire de cette réduction, déclinant ce qui constitue pour Mbembe la raison nègre : « des figures du savoir ; un modèle d’extraction et de déprédation ; un paradigme de l’assujettissement et des modalités de son dépassement ; et finalement un complexe psycho-onirique » (p.23). C’est bien sûr cette fabulation, ce rapport imaginaire élaboré depuis l’Antiquité qui légitimera la violence peu à peu systématisée dans la plantation et qui se définira comme morale dans l’entreprise coloniale.
Cette fabulation a un théorème : « tout ce qui n’est pas identique à soi est anormal » (p.51), quand il n’est pas simplement animal. Ce à quoi le Nègre répondra « qu’il n’est pas là où on le dit, encore moins là où on le cherche, mais plutôt là où il n’est pas pensé » (p.52). Cette écriture en fragments d’un peuple en pointillé cherche à faire advenir une communauté, déclaration d’identité revendiquant d’être un citoyen comme les autres, mais condamnée à devoir conjurer l’assujettissement des jugements affabulatoires.
La différence et la race ont la peau dure : même les avant-gardes esthétiques n’ont pas totalement rompu avec le mythe de l’existence de « peuples supérieurs ». Le Nègre reste, comme le suggérait Fanon, une invention du Blanc. Il est issu d’un processus d’assignation, de racialisation. Corrélativement, l’Afrique est terre de superstition, incapable de produire l’universel, sorte d’arbitraire primordial, « monde à part dont nous ne sommes guère responsables » (p.81). Elle éblouit mais constitue aussi un envers nocturne de son propre soi.
A la recherche des paradoxes qui fondent la complexité mais aussi l’actualité du rapport, Mbembe excelle dans son analyse d’une Afrique révélatrice de ce qui constitue le scandale de l’humanité, négation de la responsabilité et de la justice, appelant à la réparation. C’est ainsi le principe de différence de qualité entre les races qui fonde la modernité et ses techniques de domination du corps d’autrui, autant que sa crainte viscérale de la dégénérescence. Cela n’empêchera pas la frivolité et l’exotisme, dans l’entreprise de déguisement de la réalité d’un racisme insouciant et libertin. L’Afrique reste un « intarissable puits aux fantasmes, la matière d’un gigantesque travail d’imagination » (p.109), fondant une irréductible différence. Pourquoi s’en priver puisque, comme le disait Victor Hugo, « Dieu offre l’Afrique à l’Europe » ?
Des voix s’élèveront par compassion contre l’irréductibilité de cette différence, mais la pitié ne résout pas la condescendance. C’est ainsi qu’apparaîtra le devoir, et partant le fardeau, de civilisation. Le débat sera dès lors de savoir si le Nègre est un être à part, toujours la question de la différence. On conclura volontiers qu’il importe de le convertir, de l’assimiler. Mais la réponse nègre pour son émancipation sera soit la victimisation soit le redéploiement de cette thématique de la différence culturelle, le plongeant dans une profonde contradiction puisqu’il va pour cela s’appuyer sur la race, la géographie et la tradition. « On se révolte, non contre l’appartenance du Nègre à une race distincte, mais contre le préjugé de l’infériorité qui se rattache à ladite race » (p.136). De même, « le Nègre sera désormais, non pas quelqu’un qui participe de la condition humaine tout court, mais celui qui, né en Afrique, vit en Afrique et est de race noire » (p.138). On ne sort ainsi pas du paradigme raciste.
C’est ainsi que Mbembe, dans une réflexion qui transgresse toutes les idées reçues tout en convoquant un grand nombre de penseurs et chercheurs, développe de page en page une critique au scalpel de la bibliothèque coloniale qui structure encore notre vision du monde. Mais il va bien au-delà, convoquant une analyse psychanalytique de la colonie, dégageant le « petit secret » que cache l’imaginaire de la marchandise qui expliquerait la puissance immatérielle du potentat colonial (p.170). Cet assujettissement de l’indigène par son désir fut à l’origine d’un foisonnement de fantasmes, si bien que « la mémoire de la colonie prend les allures d’un travail psychique dont le but final est la cure » (p.176), celle-ci ayant pour but de reconnaître et assumer l’autre en soi, « fondement d’un nouveau savoir sur soi ».
C’est alors que Mbembe livre en un cinquième chapitre où domine soudain la poésie un « requiem pour l’esclave », puisant dans la figure du revenant la position du Nègre dans la modernité et comment il y construit sa perspective d’avenir. Il se lance ainsi dans une fulgurante analyse de l’écriture de Sony Labou Tansi et d’Amos Tutuola pour y puiser les outils d’exploration de cette économie nocturne. Il montre combien c’est dans l’inattendu et l’absolue instabilité que se crée et s’invente le sujet fantomal (p.216).
A la fois nom insultant et couleur de l’obscurité, le Nègre ne se voit pas et ne reçoit sa forme que de son maître. Il lui faudra pourtant monter en humanité et imaginer la communauté universelle. Pour cela, un détour par l’Afrique est nécessaire, « ce double du monde dont on sait que le temps viendra » (p.231). Après Césaire, Mbembe relit Fanon et notamment sa conception si décriée de la violence choisie, y voyant un appel à la déclosion du monde. Il faut également lire ses pages sur la création religieuse et artistique (p.249 sq), où il ouvre à chaque paragraphe une nouvelle perspective critique.
Alors que l’on assiste à la faveur du néolibéralisme à une universalisation tendancielle de la condition nègre et à l’abandon dans l’indifférence de pans entiers de l’humanité, la perspective de ce livre édifiant et référentiel est un monde-au-delà-des-races où l’identité est une perpétuelle auto-invention, où la relation à soi passe par la relation à Autrui, à la fois différence et semblable réunis. Achille Mbembe poursuit là son travail sur la postcolonie (De la postcolonie, 2000) et sur la décolonisation (Sortir de la grande nuit, 2010, cf. [article n°9773]), apportant une remarquable contribution à la pensée de la différence qu’il définit comme « dans la plupart des cas, le résultat de la construction d’un désir » (p.262), mais aussi comme un travail de pouvoir qui sera ensuite internalisé et reproduit dans les gestes de la vie. Son indispensable lecture est un puissant antidote aux résidus de racisme.

///Article N° : 11822

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