D’ailleurs et d’ici : une revue sur la créativité de la France plurielle

Entretien de Caroline Trouillet avec Marc Cheb Sun

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Deuxième tome de la revue D’Ailleurs et d’Ici, L’énergie musulmane et autres richesses françaises, sort en kiosques et librairies le 5 novembre, aux éditions Phlippe Rey. Son coordinateur, Marc Cheb Sun, qui a dirigé Respect Mag pendant 11 ans, milite depuis les années 1990 pour que se créent des médias autonomes, représentant une France multiculturelle. Ce deuxième opus consacre une large place aux questionnements de collégiens et lycéens de toute la France, dont la foi musulmane est aujourd’hui, de plus en plus, prise en otage entre un discours islamophobe ambiant et un contexte international marqué par le terrorisme. Bien au-delà des constats sur une France repliée sur elle-même, l’ouvrage explore tout le potentiel des énergies et créativités qui émanent de cette France plurielle. Rencontre avec Marc Cheb Sun, en complément de son portrait réalisé par Africultures pour Médiapart: https://r4cf225745.racontr.com/

Un an après D’ailleurs et d’ici, l’Affirmation d’une France plurielle, vous publiez un deuxième tome de cette revue qui consacre cette fois une large place à « l’énergie musulmane ». Cet éclairage vaux-t-il réponse aux expressions islamophobes qui se sont accentuées depuis les attentats du 7 janvier ?

C’est vrai, l’actualité a joué sur le développement de cette partie. Mais le thème est surtout né de nos rencontres avec près de 2 000 collégiens et lycéens de quartiers populaires français que nous avons questionnés tout au long de l’année sur les sujets du premier ouvrage (N.D.R.L : langue et langages, identités plurielles, arts en fusion, tensions urbaines etc.) et les manières de les traiter. Le sommaire de ce numéro 2 est le fruit de toutes les réflexions qui ont émergé pendant les ateliers d’écriture et les discussions avec eux. Ce qui m’a frappé, notamment chez les plus jeunes, c’est l’expression de leurs difficultés, mais aussi leur détermination à se construire dans une société dans laquelle ils sont pris en étau entre deux formes de violence. D’une part, une islamophobie de plus en plus décomplexée et agressive, un discours les pointant du doigt, en tant que musulman, comme le nœud identitaire de la société française. Et d’autre part, la violence radicale du terrorisme, qui bafoue leur foi. Alors comment exister, comment se construire avec cette référence qui les structure, cette « colonne vertébrale », comme beaucoup ont ainsi qualifié leur religion ? Cela me semblait important de dédier un chapitre central à ces questionnements. Par ailleurs, les thématiques des autres parties (1) ont aussi émergé de ces ateliers et répondent à un grand besoin de valoriser les dynamiques et les énergies. C’est une manière de dire, malgré les agressions, « gardons la tête haute ». Ne soyons pas seulement en réaction.

Vous avez pu dire (2) « Nous, acteurs engagés, arrivons à un point de maturité sur toutes les questions de multiculturalité de la société française ». C’est-à-dire ? Le constat ne suffit plus ? Il faudrait renouveler l’engagement par un éclairage sur la créativité, sur le vivant des cultures plurielles ?

Oui, absolument. C’est ce qui me permet, déjà, de ne pas être désespéré sur le sujet. Et je trouve très important de développer des espaces où puisse être développée une créativité qui n’est pas seulement une réaction à l’impact de la violence de la société sur ces sujets. Je ne veux pas que cette violence, extrême soit l’unique agenda auquel se référer. Et cette idée avait un véritable écho dans la jeunesse que j’ai rencontrée. Pour résister, il faut faire entendre sa voix, il faut réaliser, entreprendre, créer. Que ce soit de l’image, de la musique, des réflexions. Ne pas être uniquement sous le poids de cette société qui ne progresse pas. Qui régresse. Je ne pense pas seulement aux acteurs politiques traditionnels, mais aussi à cette grande propagande intellectuelle qui occupe l’espace médiatique à longueur de journée. On y fait face quotidiennement, dans la rue, à travers la Une des hebdos. C’est pour cette raison que j’ai voulu lier, dans cette revue, la création d’images, impliquant des illustrateurs de différentes origines, avec la fiction à travers des nouvelles, et le journalisme via des enquêtes. Pour offrir des espaces, je dirais presque, d’indépendance, autant que possible.

Une jeune Tchadienne, Gamra, y évoque son arrivée en France en ces termes : « Je voyais mon arrivée en France comme une exploration. J’ai en moi cette capacité à partir, à faire mes valises pour construire ailleurs ». Cette force à pouvoir habiter plusieurs territoires, à « habiter la frontière », est au centre de cette énergie mutante dont vous parlez. Une énergie qui porte ceux qui, dans un mouvement de l’identité, veulent valoriser, sans hiérarchie, tout ce qui les compose.

Absolument, c’est la plus grande des résistances à toutes les assimilations, à toutes les tentatives qui veulent vous réduire à un cliché. C’est ne jamais renoncer à sa liberté d’être, de penser, de se construire, de participer. Et la revendication de cette liberté a été exprimée de manière très forte dans mes rencontres. Avec cette conviction qu’inventer, exister et transmettre la richesse des identités plurielles est la meilleure réponse à tout ce qui peut vous caricaturer. Ces identités peuvent être en conflit les unes avec les autres. Mais le conflit peut aussi faire avancer les choses. Il est nécessaire de se réapproprier la force de son histoire, et la force de son inscription tout à fait légitime dans la société française. Il est nécessaire de répondre quand il le faut, mais ne pas donner toute son énergie à ces réponses. Et garder de l’énergie pour les générations futures, qui ont besoin de transmission et de propositions. Voilà l’énergie du livre. Et c’est éminemment politique de pouvoir raconter ces énergies et ces créativités.

Des passages du livre évoquent tout autant la question de l’enseignement du fait religieux à l’école que le déficit de formation des Imans en France. Est-ce aussi la vocation de la revue, frapper à la porte du politique ?

Oui bien sûr. Il faudrait vraiment que la société reconnaisse ce potentiel comme étant l’une de ses richesses possibles [on en est loin], et de poser un regard qui soit décolonisé, parce que la vision posée sur les musulmans renvoie directement à un héritage colonial. Il faudrait avoir une vision dynamique et inclusive aussi. Bien sûr qu’il y a des problèmes qui se posent aujourd’hui : la formation des Imams, la question des aumôneries. Mais le fait même que des problèmes se posent est positif, cela signifie qu’il y a une véritable inscription, on n’est plus dans l’éphémère, dans la question de la légitimité. Il faut surtout trouver un changement de logiciel sur les réponses à ces problèmes.

Un chapitre, à la suite de celui sur l’énergie musulmane, se concentre sur l’énergie numérique. Est-ce dire que le numérique est un outil important dans l’expression créatrice de ceux que vous nommez « mutants » ?

Oui c’est un vivier dans les quartiers populaires et pour tous ceux qui se nourrissent de plusieurs cultures. Parce qu’internet permet de communiquer au-delà des frontières, ce qui, forcément, résonne chez ceux qui se sont construits de par le monde. Il s’agit aussi d’inventer de nouvelles manières de communiquer, au-delà des déplacements physiques, de nouvelles manières d’entreprendre, de comprendre la société. C’est une bonne opportunité de repenser les choses. J’aime bien la nouvelle « Love on the web », variante d’une petite annonce. C’est un thème complémentaire à celui sur l’énergie musulmane et à celui sur la mode aussi. Car la mode raconte la société à travers le regard sur l’identité culturelle et le genre, sur la manière dont on vit le corps, et le corps c’est très politique.

Et parler des spécificités, c’est pouvoir comprendre, comme ça l’est abordé dans D’ailleurs et d’ici, par exemple comment une femme musulmane peut vivre son homosexualité en France. Vis-à-vis des mouvements féministes, vis-à-vis de la communauté musulmane

Oui, les gens ne sont pas que des personnes discriminées. Par exemple, lors des ateliers, il y avait quelque chose de très fort dans la manière d’aborder l’histoire et la mémoire : le besoin de comprendre, à la fois, le rôle du colonialisme, mais aussi le rôle résistant des populations colonisées. Donc j’ai proposé à Françoise Verges d’écrire une nouvelle sur les afro-descendants résistants pendant la révolution française. Et dans la partie mag qui suit, j’ai voulu que soit racontée la lutte des peuples pour leur autonomie, mais aussi les différentes solidarités qui se sont exprimées. Comme la grève des dockers qui ont refusé l’Indochine française, ou celle des soldats français qui refusèrent de prendre le train à Gare de Lyon pour aller en Algérie. Les luttes de libération passent par les actions des populations opprimées mais, parallèlement, il est important que des populations qui ne portent pas cette oppression dans leur chair se mobilisent aussi, parce que la solidarité et la révolte à l’oppression est, pour eux, une valeur fondamentale. On a voulu rendre hommage à tout cet ensemble.

Pendant une année, vous êtes allés sur le terrain à la rencontre de collégiens, de lycéens et de diverses rencontres pour accoucher de cette revue D’ailleurs et d’ici. Est-ce cette temporalité et cette approche éditoriale que vous privilégiez aujourd’hui, après 20 ans de carrière dans les médias ?

Oui, parfois on me demande si je n’ai fait que travailler sur la revue pendant un an, on s’étonne. Mais cela demande beaucoup de temps de capitaliser cette parole et comprendre ce qui la structure. En tout cas c’est le type de chose sur lesquelles j’ai envie de travailler aujourd’hui, prendre le temps de réfléchir, avec le temps du questionnement collectif. C’est ce qui rassemble toutes les personnes qui interviennent dans l’ouvrage : avoir des questionnements. On se retrouvait à 47 parfois autour de la table. Tous, quel que soit l’âge, l’origine, les compétences, partagent le fait d’aimer chercher, d’être contredit, d’être interpellé. Les gens qui n’ont que des certitudes ne m’intéressent pas, ils m’ennuient.

Bien avant le premier numéro de Respect Mag en 2003, que vous avez dirigé jusqu’à l’année dernière, vous réfléchissiez déjà à la création d’un média dédiée aux expressions de cette France plurielle ?

Oui, le premier numéro de Respect Mag est sorti en 2003, mais j’y travaillais déjà depuis 1999. Vous ne pouvez pas imaginer ce que j’ai entendu, à cette époque-là, quand je parlai de ce projet de média de la diversité. Nommer ce sujet, c’était une obscénité, dans un milieu communautarisme blanc, des médias et de la politique, dans lequel aucune brèche n’avait encore vue le jour. En 2001, après les attentats du 11 septembre, alors que je commençai à avoir quelques partenaires éventuels tout le monde me rappelait pour me dire « Ce n’est pas le moment ». Dès 1999, je posais la question de l’Islam de France comme un sujet central du projet éditorial. Aujourd’hui, c’est quand même différent, on a évolué. Et je pense que Respect Mag, aux côtés d’autres, y a contribué. Du moins, pour convaincre les personnes concernées que la revendication est une chose légitime.

La reprise de Respect Mag par le groupe SOS, en 2014, est-elle à l’image du maniement politique du terme de diversité ? Une diversité cosmétique, façon Benetton ?

Ce que je peux dire c’est que je l’ai vécu comme une peur et une absence de volonté de comprendre que parler des spécificités, comme nous l’avions fait au travers de dossiers sur les Juifs ou les Noirs de France, n’est pas quelque chose de clivant. Il faut comprendre les spécificités pour pouvoir ensuite, dresser des ponts entre elles. L’antiracisme global a vécu, il est aujourd’hui totalement laminé. Il faut comprendre les spécificités, elles ont une histoire. Les expériences des afro-caribéens, des roms, des asiatiques, ne sont pas la mêmes, comme leur représentation dans la société.

En 2011 avec le think tank Equity Lab et l’AFMD, vous avez travaillé sur un référentiel d’indicateurs, qualitatifs et quantitatifs, en matière de lutte contre les discriminations et de diversité, pour préfigurer d’un Rapport Annuel des Diversités regroupant les principaux champs de la diversité mesurables (âge, handicap, genre, origine) en un seul document. Mettre en place des outils de mesure est-il un cap indispensable pour avancer sur ce sujet ?

La question des statistiques est importante parce qu’on y voit quelque chose de plus large : la possibilité de nommer et de comprendre et ces fameux modèles républicains et anglo-saxons. D’abord, il y a d’autres modèles, et ne pourrait-on pas accepter que, globalement, tous soient en échec ? Et que chacun comporte aussi des choses intéressantes. On renvoie systématiquement la question des statistiques ethniques au modèle anglo-saxon. Mais ce serait intéressant de penser l’enjeu en dehors d’un copié collé de ce qui se fait en Angleterre et aux USA. Le blocage autour de ce sujet révèle aussi un tout autre blocage, plus large : la question des identités de chacun et de leur place dans la société française. Ce n’est pas questionné, ni pensé. Le tabou sur le sujet des statistiques est très complexe, et je ne me satisfais pas des réponses simplistes anglo-saxonnes où finalement, on considère évident que vous êtes de tel groupe. Ca ne l’est pas pour nous, et tant mieux. Ça c’est une richesse par exemple. Mais République oblige, on ne peut pas dire qu’il n’y ait aucune différenciation entre les citoyens, puisque la réalité dit le contraire.

Les politiques favorisant la diversité sont parfois davantage proactives dans le milieu entrepreunarial. Or, la conception des entreprises de la diversité ne suffit à construire une société acceptant les pluralités, en dehors d’une logique de mérite et d’efficacité.

Le terme diversité est extrêmement galvaudé aujourd’hui, mais j’ai toujours pensé qu’il aurait mieux fallu se battre pour davantage d’acquis plutôt que se battre pour savoir si le mot était le bon. Les acteurs engagés sur ces sujets en France sont tous assez méprisants les uns envers les autres, chacun dans son domaine. Quand on parle des mesures favorisant la diversité dans les entreprises, les questions d’histoire et de mémoire ne sont pas prises en compte, alors que la mémoire de l’entreprise s’inscrit aussi dans cette histoire coloniale et post-coloniale. La culture est un sujet, aussi, extrêmement dévalorisé. Pourtant, cette histoire reste à écrire dans les quartiers populaires. La question des héritages culturels, de la créativité, la participation à faire rayonner et à rénover la culture française, ces aspects sont très importants. Tout cela devrait s’alimenter mais on est malheureusement trop sectorisé.

Vous avez été proche d’un certain milieu politique, notamment de Fadhila Mehal du Modem. Aujourd’hui, D’ailleurs et d’ici vous recentre-t-il sur un ancrage de terrain ?

Je n’ai jamais été proche des milieux politiques, sauf avec Terra Nova. Et à chaque fois il s’agissait de rencontres, comme avec Olivier Ferrand. Je n’adhère jamais à un parti, je n’ai pas eu envie de le faire. Mais il y a des personnalités qui mènent des combats, comme Fadhila au Modem en effet, que je souhaite soutenir quel que soit la mouvance dans laquelle ils sont. Ces combats transcendent les partis, ce sont des volontés d’individus, qui s’inscrivent souvent contre leur propre instance. Terra Nova a permis d’exprimer des visions très différentes sur les questions d’islam, de mémoire, de diversité culturelle et c’est important car il y a très peu d’espaces politiques pour penser ces sujets. Il fallait le faire, sans interdits.

(1) L’énergie numérique, identités fermées, mémoires de résistances, modes en fusion, je m’affirme etc.
(2) Interview avec Saphir News du 18 novembre 2014
D’ailleurs et d’ici, L’énergie musulmane et autres richesses françaises, novembre 2015, Editions Philippe Rey
www.differerentnews.org///Article N° : 13290

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Les images de l'article
Marc Cheb Sun © Caroline Trouillet
Le Silence des autres © Bharat Choudhary
Un atelier © Daniel Lindor





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