Dak’art 2010 : une biennale amputée mais agissante

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 » Dire le temps du monde à partir d’un lieu, être résolument contemporain… montrer sa capacité à être l’écho de l’humaine condition par-delà les cieux et les temps « . Cette formule du critique sénégalais Iba Ndiaye Diadji (1), décédé en 2006, reprise par Aminata Diaw dans le catalogue de Dak’art 2010 (2), concentre à elle seule les perspectives et les enjeux de la Biennale de l’art africain contemporain. Malgré une sélection internationale réduite et inégale, le temps du monde aura cette année encore résonné à Dakar qui, l’espace de sa neuvième édition (du 7 mai au 7 juin 2010), se sera évertuée, tant bien que mal et avec des moyens de plus en plus limités, à concentrer un pan de la création artistique du continent et de sa diaspora.

Une sélection internationale réduite et inégale
Amputée d’une partie de ses traditionnelles subventions, la neuvième édition de la Biennale de l’art africain contemporain a dû limiter son exposition internationale, intitulée Perspective, à 28 artistes (26 dossiers retenus sur près de 400 candidatures) dont six provenant d’Afrique du Sud et cinq d’Afrique du Nord (Maroc, Égypte, Algérie, Tunisie). Une fois n’est pas coutume, proportionnellement au nombre de dossiers retenus, l’Océan indien était cette année relativement bien représenté, par la Mauricienne Nirveda Alleck – prix du Centre Soleil d’Afrique du Mali – et la franco-malgache Amalia Ramanankirahina. Contrairement à l’édition précédente qui avait compté 10 artistes sénégalais sur 35 sélectionnés, seuls deux artistes sénégalais faisaient partie de la sélection.
Le parti pris de départ, décidé par les cinq commissaires, était de ne sélectionner que des artistes n’ayant jamais participé au Dak’art, écartant ainsi d’emblée les grands habitués de la Biennale dont la présence répétée au cours des éditions précédentes pouvait laisser un goût de déjà-vu. De fait, et même si l’âge ne faisait pas partie des critères de sélection, la moyenne d’âge des artistes présents cette année a notablement baissé, la majorité d’entre eux étant trentenaires.
C’est d’ailleurs l’un des plus jeunes, Moridja Kitenge Banza, né en 1980 à Kinshasa et formé aux Beaux-arts de Nantes, qui a obtenu le Grand prix Léopold Sédar Senghor avec la vidéo Hymne à Nous dans laquelle 30 hommes nus (Kitenge Banza lui-même qui s’est filmé dans 30 postures imperceptiblement différentes), cadrés en un plan fixe, chantent en chœur un Hymne à nous inspiré de l’Hymne à la joie de Beethoven. Recomposé par l’artiste, le chant mixe différents extraits d’hymnes nationaux (congolais, français, belge) avec des citations du poème de Friederich Schiller dont Beethoven s’était lui-même inspiré. Cette chorale autonome, sans maître de chœur, invite à la liberté de penser et de dire des peuples africains. À l’image de l’histoire de son pays et de par son parcours personnel, Moridja Kitenge Banza est pétri du mélange des cultures congolaise, belge et française dont il revendique, dans une sobre mise à nu, le métissage culturel qui le constitue. Le talent de Kitenge Banza et la dimension engagée de son travail témoignent déjà d’une grande maturité artistique et d’une conscience politique affichée qui ne devraient que s’affirmer au fil des années.
Composé  » pour la première fois de l’histoire de la biennale de cinq commissaires africains vivant en Afrique  » (3), le jury devait initialement se répartir cinq zones géographiques. En pratique et face à la faiblesse des candidatures proposées, le critère géographique n’a finalement pas été retenu, ce qui explique la forte présence des artistes sud-africains vers lesquels se sont retournés certains membres du jury, dépités par la médiocrité des dossiers qu’ils avaient reçus. C’est le cas de Marème Malong, en charge de la sélection pour l’Afrique centrale francophone qui reconnaît n’avoir retenu que  » trois dossiers qui tenaient la route « sur les 84 dont elle avait la charge. Elle précise cependant que la réception tardive de ces dossiers ne lui a pas laissé beaucoup de temps pour prospecter par elle-même dans les régions qui lui avaient été confiées.
Comme son collègue Sylvain Sankalé, Marème Malong s’est avant tout laissée guider par l’émotion suscitée par les œuvres proposées. Ce critère qui peut étonner dans le cadre de la sélection pour une biennale d’art contemporain, est pleinement assumé par les deux commissaires, Marème Malong précisant d’emblée  » mes critères de sélection ne sont peut-être pas les bons mais je les assume « . Cette position revendiquée et finalement consensuellement acceptée par les autres commissaires, la Sud-africaine Marylin Martin, le Nigérian Kunlé Filani et la Tunisienne Rachida Triki, peut en partie expliquer le dépit de certains professionnels (critiques, galeristes, historiens de l’art) face à une sélection internationale globalement peu audacieuse et marquée par le grand retour des médiums traditionnels, qui ont si longtemps collé à la peau des artistes du continent. Paradoxalement, le renouvellement préconisé est donc passé cette année par un retour de la peinture, ce qui en soit n’est pas un problème, dès lors que les démarches artistiques sont novatrices. Ce n’aura malheureusement pas été souvent le cas, même si le parti pris et les délais de sélection n’ont pas facilité la tâche des uns et des autres.
Des talents à valoriser
Rares auront été les artistes à avoir pu imposer la singularité de leur univers par une approche pertinente du médium. La Mauricienne Nirveda Alleck en fait partie. A travers une réflexion approfondie et expérimentée en divers espaces sur la représentation et l’auto-représentation, elle questionne la dualité qui en découle. Composé de trois toiles, Continuum, Mauritius s’inscrit dans une série en cours, débutée en 2006 en Afrique du Sud et poursuivie à ce jour à Maurice, au Liban et à la Réunion. La pluralité des espaces géographiques prolonge la portée de ce travail qui interroge par ces déplacements mêmes, les notions d’identité et de diversité.
Mais c’est surtout par le biais d’autres médiums que sont venues les propositions les plus incisives. La Sud-Africaine Cameron Platter propose avec My BM is Bigger Than Yours une vidéo animée qui, à travers de courts récits entremêlés, constitue une sorte de palimpseste de la société contemporaine sud-africaine, à l’image du monde, dévorée par les luttes de pouvoir et la violence qu’elle engendre à tous les niveaux de la société. Une autre vidéo a frappé les esprits, celle de la Swazilandaise Nandipha Mntambo installée en Afrique du Sud. Avec Ukungenisa (2008), l’artiste, vêtue de l’habit de lumière des toreros, se met en scène dans une arène déserte. On apprendra que cette arène (La Paça de Touros) abandonnée de Maputo – fut celle où des Mozambicains noirs durent une fois se battre pour divertir les colons Portugais (4). En fonction de sa gestuelle chorégraphique et d’un rigoureux travail de cadrage et de montage, l’artiste se fait tour à tour matador, taureau ou spectatrice d’une lutte implacable. De cet invisible duel émane une tension extrême où se projettent les luttes internes de l’Être, tiraillé par les extrêmes dont il est pétri et par les visions fantasmées dont il est l’objet.
En photographie retenons le travail prometteur du jeune Patrick Gaël Wokmeni qui capte le désœuvrement mais aussi le potentiel de vie des jeunes de Douala, sa ville natale. Les jumeaux sud-africains Hasan et Husain Essop (prix de la Fondation Thamgidi) ont présenté quant à eux un troublant travail photographique, par les questions qu’il soulève,  » sur l’espace que la jeunesse musulmane occupe et négocie dans un environnement laïc « . (5).
La scénographie, parent pauvre de la Biennale
Certaines œuvres de l’exposition internationale ont souffert d’une mise en espace qui se limitait parfois au  » faute de mieux « . Ce problème récurrent d’espace d’exposition au Dak’art pose la question de la réception des œuvres tant certaines d’entre elles sont parfois écrasées par d’autres. Si les trois toiles de Nirveda Alleck ont été présentées ensemble au premier étage du musée, sa vidéo sur le même thème a été reléguée dans un couloir du rez-de-chaussée peu propice au visionnage.
La scénographie reste le parent pauvre de la Biennale qui, dans un légitime souci de concentration des lieux d’exposition, aurait besoin d’un vaste espace facilement exploitable et adaptable à l’installation des œuvres. Ainsi les deux triptyques présentés par la plasticienne d’origine algérienne Dalila LaIla Dalleas ont été littéralement étouffés par les œuvres entre lesquelles ils semblaient encastrés. Cet accrochage n’a pas favorisé l’approche d’une œuvre que les connaisseurs du travail de cette jeune artiste installée à Berlin, s’accordent à trouver plus percutante. Autre cas, celui du jeune sénégalais Barkinado Bocoum, prix de l’Organisation internationale de la francophonie. La toile présentée, Appel à la résistance n°3, faisait initialement partie d’un triptyque. Sa taille (201cmx201cm) n’aura sans doute pas permis de retenir l’ensemble qui aurait eu une autre portée si l’œuvre n’avait pas été désossée. Rendant hommage aux figures emblématiques des peuples noirs à travers, entre autres, les figures de Thomas Sankara, Cheikh Anta Diop et Angela Davis ou encore Pelé, le travail de Bocoum, diplômé des Beaux-Arts de Dakar en 2005, peut étonner dans une exposition Perspectives. L’artiste se défend d’un simple hommage rétrospectif soulignant que s’il ne cherche pas à magnifier ses prestigieux aînés, il ne veut pas faire table rase des luttes passées dont sa génération est aujourd’hui héritière. C’est leur héritage qui est symbolisé à travers un double positionnement des corps dont la partie haute est tournée vers le spectateur, tandis que la partie basse lui tourne le dos.
Construite en damiers, cette œuvre témoigne de la difficulté de créer à Dakar pour un jeune artiste. Vivant et travaillant dans une chambre exiguë, Bocoum n’a pour autant pas renoncé au grand format. Il a mis au point une technique d’assemblage de petits cartons sur lesquels il peint, constituant ainsi les pièces du puzzle qui composeront l’œuvre finale. Cette démarche conjuguée à l’exiguïté de son espace de travail qui ne lui autorise pas le recul physique par rapport à la toile en construction, témoigne de la capacité d’adaptation des plasticiens du continent et aide à mieux appréhender l’œuvre d’un artiste qui ne répond pas toujours à certains critères esthétiques du marché de l’art international.
Pour éviter ces compromis ou certaines amputations malheureuses – discréditantes pour l’artiste mais aussi pour la manifestation – et probablement accentuées par un manque crucial de moyens cette année – peut-être aurait-il fallu innover en se faisant non pas vitrine de la création contemporaine du continent et de sa diaspora, mais force de proposition de quelques œuvres nouvelles, représentatives avant tout d’elles-mêmes et témoignant des recherches et des expérimentations d’artistes peu connus mais ayant déjà un univers artistique affirmé. Comme l’est par exemple le travail de Moridja Kitenge Banza, grand prix de l’édition 2010, qui a eu la chance d’avoir une salle pour lui seul où les diverses œuvres qu’il a présentées, vidéo, peinture, installation, ont pu emplir l’espace et pleinement y résonner. Sa vidéo, Hymne à la joie, était projetée sur un mur, contrairement à d’autres vidéos d’artistes diffusées sur des écrans télé. Si la taille du support de diffusion ne change en soit rien à l’œuvre, elle influe sur sa portée et sur la manière dont le public la reçoit.
Ukungenisa, la magnifique vidéo de Nandipha Mntambo avait beau être diffusée sur un écran télé – dans un coin de la même salle où était projetée sur un mur la vidéo d’animation de Cameron Platter – elle a happé l’attention de ceux qui ont pris le temps de s’y arrêter mais elle a été parasitée par la forte présence visuelle et sonore de la non moins percutante vidéo de Platter.
Rétrospective, une exposition manifeste
Parallèlement à la sélection internationale, le premier bâtiment du musée Monod a abrité l’exposition Rétrospective consacrée aux neufs lauréats des précédentes éditions dont le commissariat était cette fois assuré seul par Sylvain Sankalé. Invités à proposer une œuvre récente, tous – excepté le regretté Moustapha Dimé décédé en 1998, dont une œuvre a cependant été exposée – ont répondu à l’appel. Si certaines démarches ne se sont pas illustrées par leur renouvellement comme celle de l’Éthiopien Zerihun Yetmegeta, lauréat de l’édition 1992 (à l’époque Biennale des Arts), d’autres ont confirmé leur talent et leur capacité à se réinventer. Dans sa pluridisciplinarité, dans les personnalités artistiques qui s’y déploient, dans les parcours exemplaires de certains artistes primés comme celui de Viyé Diba (lauréat 1998) ou d’Abdoulaye Konaté (1996) pour les  » aînés « , ou ceux de Michèle Magema (2004) et de Mounir Fatmi (2006) pour les plus jeunes, Rétrospective s’énonce comme une exposition manifeste de Dak’art, réaffirmant sa nécessité par la voie de ses lauréats en se posant comme un espace de re-découverte, d’expérimentation, et un tremplin pour le lancement des artistes sur la scène internationale. À ce titre, c’est au final dans cette exposition Rétrospective que les perspectives se seront le plus affirmées en confirmant la capacité d’évolution des aînés et en asseyant la maturité des plus jeunes comme Magema et Fatmi. Dans une première vidéo Across the souvenir, Magema, vêtue d’une longue robe blanche, se dédouble et déambule lentement dans le beau plan fixe d’un mur aux ocres fanés. Les déplacements fantomatiques de son personnage, accompagnés d’une bande-son pianistique, composée pour ce travail, créent un dialogue intime entre l’œuvre et le spectateur dans une démarche introspective qui l’invite à aller au-delà de ses propres souvenirs. Face à cette vidéo, un autre poème visuel intitulé Est-ce que le sang peut couler des arbres et inonder le gris du ciel pour en faire un coucher de soleil ?. Toujours sur un jeu de dédoublement, le visage de Magema, filmé de profil, regarde dans le vide à travers des barreaux dont le dédoublement crée un effet de perspective infini, accentuant ainsi la souffrance qui imprègne l’image. En un plan, sans aborder le sujet frontalement, et c’est là toute la force et la beauté de l’œuvre, Magema témoigne des terribles violences subies par les femmes au Rwanda et au Congo, rendant ainsi hommage aux femmes qui, de par le monde, sont victimes de violences sexuelles utilisées comme armes de guerre.
Avec The beautifull language, Mounir Fatmi recycle dans une saisissante vidéo des images du film de François Truffaut L’Enfant sauvage (1970) sur lesquelles apparaissent des sous-titres arabes dont la non-traduction ne pénalise en rien le spectateur non arabophone qui peut ainsi y projeter ses propres mots. Portées par une bande-son lancinante, les images de Truffaut revisitées par Mounir Fatmi en résonance avec le monde contemporain, deviennent violentes, dérangeantes, presque insoutenables tant elles en disent long sur la violence des modèles imposés par quelque autorité que ce soit au niveau moral, politique, économique ou religieux.
Haïti plus que jamais
Dans le cadre du Dak’art  » In « , c’est dans l’exposition Présence Haïti que la dimension expérimentale de la biennale se sera le plus exprimée. Soutenue par Wallonie-Bruxelles International, l’exposition, dont le critique belge Roger Pierre Turine devait initialement assurer le commissariat, finalement assumé par la commissaire et critique sénégalaise Youma Fall, a rendu un bel hommage à la création contemporaine haïtienne à travers quatre de ses artistes : Mario Benjamin, Maksaens Denis, Céleur Jean Herard et Barbara Prezeau. Si les œuvres de Céleur Jean Herard ont souffert de n’avoir pu trouver leur place dans l’espace de la Galerie Nationale et si celles de Barbara Prezeau ont bénéficié d’une mise en espace isolée, les installations de Mario Benjamin, et Maksaens Denis (deux des cinq lauréats du prix de la Fondation Blachère (6)), se sont imposées avec une grande force tant dans leur approche conceptuelle que dans l’émotion qu’elles suscitaient. Loin de toute sensiblerie, elles se font l’écho du tremblement de terre de janvier 2010, témoignant de la vitale capacité de création des artistes haïtiens dans un contexte de destruction matérielle, physique et psychique. La monumentale installation de Mario Benjamin, cubes de toiles bleutées, éclairés de l’intérieur par des clignotements lancinants comme autant de cris d’alarme, évoque les campements de fortune improvisés après le tremblement de terre. Invité à circuler dans ce labyrinthe formé de blocs de souffrance prêts à imploser, le spectateur entre dans une sorte de communion solidaire avec le peuple haïtien à travers une expérience sensorielle d’une grande intensité.
En dialogue avec l’œuvre de Benjamin, tout en fonctionnant en totale autonomie grâce à une efficace scénographie, l’installation multimédia 36 secondes de Maksaens Denis investit l’objet télévisuel, machine infernale jetant en pâture à la face du monde le chaos haïtien. Ici, les écrans, sinueusement alignés deviennent métaphores des corps exploités par les médias du monde précipités au chevet d’Haïti pour rendre compte de sa tragédie au lendemain du séisme. Rendre compte de quoi, de quelle manière, à quelle fin et jusque dans quelle limite ? Derrière ses questions posées par le travail de Denis, l’immense souffrance d’un peuple pulvérisé en 36 secondes par un cataclysme survenu sur un terrain miné par le contexte sociopolitique local et les enjeux géopolitiques dont Haïti est l’objet. Avec ces 36 secondes d’éternité au cours desquelles tant de vies ont basculé, Denis rend hommage à son peuple tout en témoignant du chaos ambiant et en dénonçant l’indécence et les dangers de l’exploitation de la tragédie par l’image médiatique.
De fructueuses confrontations
Malgré une sélection internationale inégale, mais portée par une belle rétrospective, la forte Présence Haïtienne et un  » Off  » foisonnant, Dak’art 2010 a su ré-affirmer sa nécessité, ne serait-ce que par l’émulation et les fructueuses confrontations qu’elle aura attisées comme à chaque édition. Cette année, peut-être plus que les précédentes, un certain public dakarois semblait être un peu plus concerné et les étudiants des Beaux-arts sollicités par le secrétariat général pour guider le public parmi les œuvres du musée Monod, ne cachaient pas leur enthousiasme. Les retombées collatérales de la Biennale ne sont pas à négliger et les rencontres et résidences qu’elle suscite peuvent être déterminantes pour la carrière d’un artiste. Ousseynou Wade, Secrétaire général du Dak’art le répétait encore dans une interview au quotidien Le Soleil peu avant l’ouverture de cette 9ème édition :  » Cette Biennale est un repère, un indicateur de la perception que les milieux professionnels ont de l’art contemporain africain en général, de la production des artistes africains en particulier « . Et ce n’est pas un hasard si des musées ou de prestigieux espaces contemporains mandatent des commissaires au Dak’art.
Les traditionnelles Rencontres et échanges professionnels auront le plus souvent fait  » salle comble « , proposant divers axes de réflexion et sujets de débats sur les enjeux du Dak’art et les défis à relever pour les créateurs du continent, en terme d’esthétique, de territorialisation mais aussi de marché.
Notons l’intervention remarquée du critique et commissaire Salah Hassan. Intitulée  » l’art islamique contemporain ou la guerre de la terreur « , elle invite à réfléchir sur la notion même d' » art islamique  » que Salah Hassan, loin de l’enfermer dans une définition réductrice, situe comme provenant de zones géographiques où l’Islam est pratiqué, rappelant l’immense diversité des mœurs religieuses entre certains de ces pays. Prenant pour exemple certains artistes issus du monde arabo-musulman comme Ghada Amer, Hassan souligne leur approche complexe et nuancée du monde arabe.
Ces Rencontres auront également donné lieu, en remplacement du Salon du design, à une journée de réflexion sur cette discipline animée par Annie Jouga, Bibi Seck, Danièle Diwouta-Kotto et Sandrine Dole. Participants et intervenants ont plébiscité le retour du design au Dak’art avec de nouveaux modes d’organisation et de sélection mieux à même de valoriser un domaine de création encore trop peu compatible avec les réalités africaines. Si une meilleure prise en compte des réalités locales est préconisée dans la fabrication d’objets, la question de leur diffusion a été mise en exergue. Elle doit passer par des initiatives privées (mécénats, entreprises) et doit être soutenue par les institutions publiques. Mais ni les unes ni les autres ne semblent avoir pris la mesure des retombées positives du développement du secteur.
Les incontournable du  » Off « 
Cette année encore, l’élan suscité par la biennale de Dakar se sera également exprimé dans le  » Off « , coordonné depuis 2000 par Mauro Petroni. Plus de 200 sites d’expositions se sont déployés dans tout le pays même si l’essentiel était concentré à Dakar, Gorée et Saint Louis qui proposait à elle seule une trentaine de sites. Si les propositions du  » Off  » restent cacophoniques compte tenu de leur nombre et de véritables critères de sélection, elles permettent à certains artistes comme Cheikhou Bâ (découvert dans le  » Off  » 2004) de présenter le fruit de plusieurs années de travail. Elles réservent surtout de belles surprises et permettent de créer des synergies. Ainsi dans l’exposition Face à Face, initiée par les commissaires sénégalais Amadou Kane Sy et danoise Michelle Eistrup, des œuvres d’artistes de leur pays respectif (notamment Fatou Kandé Senghor et Johanna Domke ou encore Piniang et Kirsten Otzen) ont dialogué autour de la perception de l’Autre selon qu’il se trouve en Afrique ou en Occident.
L’exposition Toguo/Cissé initiée au Manège par l’Institut français a créé l’événement en orchestrant la rencontre artistique et scénographique entre deux grands talents de la création contemporaine africaine : Barthélemy Toguo et Solly Cissé. Défi relevé pour les deux artistes et leur commissaire, Delphine Calmettes, responsable du Manège.  » Le choc des titans  » a bien eu lieu dans une mise en espace de leur travail qui, par une subtile scénographie, a su faire dialoguer leurs œuvres tout en préservant leur univers artistique. Toujours sous l’égide de l’Institut français, la performance de Scénographies urbaines au Centre Culturel Blaise Senghor a été l’occasion de présenter des dispositifs de création dans les espaces urbains mis en place par des collectifs d’artistes du continent – accompagné par le collectif ScU2, animé par François Duconseille et Jean-Christophe Lanquetin(7). Le public a répondu présent, captivé, concerné. Familiers de cet espace plus  » populaire  » que les classiques lieux d’exposition du  » In « , des jeunes sénégalais qu’on ne voyait pas ailleurs y sont venus nombreux. Dans le même lieu, l’exposition collective et itinérante Africa Light, portée par l’association MC2a, interroge les identités dans leurs interactions sociales et individuelles à travers le travail de cinq jeunes artistes dont celui de la talentueuse Rustha Luna Pozz-Escot, plus particulièrement axé sur les identités féminines.
Autre temps fort du « Off », la performance Open Live du plasticien camerounais Joël Mphah Dooh (8) qui, à la nuit tombée, dans les jardins de l’Hôtel de ville de Dakar, a sculpté à la meule, durant une vingtaine de minutes, une grande plaque de plexiglas (qui restera propriété de la ville de Dakar). Rythmée par une bande-son mixée pour l’occasion, des figures hybrides se dessinaient, faisant corps avec les mouvements de l’artiste. Open Live s’inscrit dans le processus de création de Mpah Dooh qui rend palpable l’impalpable faisant de la lumière et de la transparence des matériaux d’expérimentation.
Enfin, une belle révélation du Jury de la Fondation Blachère – coordonné par Christine Eyene et Pierre Jacaud – qui a décerné son Prix de la découverte à Jean Katanga Mutendi, un jeune artiste congolais originaire de Lubumbashi, en résidence à Kër Thiossane, le dynamique laboratoire transdisciplinaire qui offre la possibilité aux artistes africains d’accéder aux outils de création liés au numérique et aux nouveaux outils de communication. Inspiré par les récurrentes coupures d’électricité auxquels sont confrontés les Congolais et par extension, la plupart des pays du continent, Katanga Mutendi construit une œuvre atypique où ses recherches techniques s’inscrivent dans une démarche poétique, donnant naissance à d’étonnantes machines en carton d’où jaillit la lumière.
« Dire le temps du monde à partir d’un lieu »
Dak’art 2010 aura dit son besoin de renouvellement à travers les recherches, bien souvent encore balbutiantes des jeunes générations. Elle aura mis en exergue la difficulté de créer dans des espaces géographiques où l’absence de politique culturelle et d’initiatives privées ne permet pas la professionnalisation du milieu artistique et la création d’espaces d’expositions permettant aux artistes de présenter leur travail avec le soutien stimulant de galeristes ou de commissaires. Elle aura dit les grandes difficultés de circulation des artistes et de leurs œuvres dans la globalisation d’un monde qui n’empêche pas, voire accentue, la ghettoïsation. Ainsi, Serge Alain Nitegeka, jeune et prometteur plasticien burundais de 27 ans, installé depuis sept ans en Afrique du Sud où il espère obtenir, à terme, le statut de réfugié, n’a pu, faute de statut légalisé, faire le déplacement à Dakar (9). Elle aura dit le besoin et la soif des artistes du continent à s’ouvrir, à se former, à se confronter à d’autres formes d’expression et de création. En ce sens, les résidences obtenues par certains primés de la biennale et celles proposées par des initiatives privées à des artistes remarqués du  » Off  » jouent un rôle capital dans les retombées collatérales de Dak’art. Elle aura permis aux artistes exposés dans le  » In  » comme dans le  » Off  » d’aborder les sujets qui les tiraillent face aux questions identitaires, aux héritages d’un lourd passé, au difficile quotidien des populations africaines, au drame de l’exil et de l’immigration clandestine. Elle aura aussi mis en lumière l’inquiétude des créateurs et des opérateurs culturels du continent face au manque de perspectives qui s’offrent à eux. Dak’art en reste une, envers et contre tout.
Et pour toutes ces raisons et bien d’autres, l’événement phare de la scène culturelle sénégalaise et l’unique manifestation africaine d’envergure internationale consacrée aux arts visuels doit continuer d’exister.

1. Iba Ndiaye Giadji, 2003, Créer l’Art des africains, Presses Universitaires de Dakar.

2. Aminata Diaw, La Biennale de Dakar : un pari pour le futur, p. 161, Catalogue Dak’art 2010.

3. Cf. Catalogue de la biennale (p.23), Sylvain Sankalé, commissaire pour les pays non anglophones de l’Afrique de l’Ouest.

4. Cf. Catalogue Dak’art 2010, p. 68

5. Cf. Catalogue Dak’art 2010, p. 50

6 et 9. Primés de la Fondation Blachère : Jean Katanga Mutendi, Mario Benjamin, Maksaens Denis, Moridja Kitenge Banza ainsi que Serge Alain Nitegeka en soutien à la libre circulation des artistes et de leurs œuvres.

7. Artistes invités : Hervé Yamguen (Douala), Méga Mingiedi (Kinshasa), Joseph Gaylard (Johannesburg), Andreya Ouamba (Dakar), Androa Mindre Kolo (Kinshasa).
Pour en savoir plus sur ScU2 : www.eternalnetwork.org

8. Open live était présentée par la Fondation Charles Donwahi pour l’art contemporain///Article N° : 9525

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Les images de l'article
Continuum, Mauritius (détail), Nirveda Alleck
Unkungenisa, vidéo, 2008, Nandipha Mntambo
Hymne à nous, vidéo, Moridja Kitenge Banza
Appel à la Résistance n°3, Barkinado Bocoum
Dossier de candidature à l'immigration, Installation, 2010, Viyé Diba
Est-ce que le sang peut couler des arbres et inonder le gris du ciel pour en faire un coucher de soleil, vidéo, Michèle Magema,
The beautifull language, vidéo, Mounir Fatmi
Lamentations, Performance de Barthélemy Toguo
Open Live, Performance de Joël Mphah Dooh
Bombe, 2009, détail, photographie couleur, Rustha Luna Pozz-Escot
Jean Katanga Mutendi





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