Dans le silence, je sens rouler la terre

De Mohamed Lakhdar Tati

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Essai cinématographique épuré où le moindre mot sonnerait comme une tempête de sable, Dans le silence, je sens rouler la terre traverse un pan obscur de la colonisation française en Algérie, celui des révolutionnaires anti-franquistes. Sélectionné dans la compétition documentaire du Fespaco 2011 et injustement écarté du palmarès, il est important de revenir spécialement sur ce film et son auteur (voir également notre entretien: [ici]).

D’abord un poème. Série de vers qui se réapproprie un passé trop lointain pour en garder des bribes. Ces quelques mots dévalent sur une pente vertigineuse où les pierres roulent sur une musique lancinante. C’est l’une des premières séquences du film et elle affiche d’emblée la caractéristique première du cinéma de Tati. Algérien de naissance, résidant en France et co-fondateur de l’association algérienne de cinéma, A nous les Ecrans, Tati n’en est pas à sa première incursion dans la réalisation. N’appartenant actuellement à aucun groupe, il a toujours su promener sa carcasse nonchalante en grappillant des informations ici et là. Parfait autodidacte de la culture, Tati surprenait déjà au début des années 2000 avec le court-métrage, Aveu, où il saisissait à sa manière le silence plombant de l’ombre totalitariste. Quelques années plus tard, il sera toujours question de lumières tamisées avec son premier documentaire, Joue à l’ombre. Documentaire expérimental sur la ville d’Alger, Tati y filme la vie, les bruits et fureurs d’un quotidien lumineux et arrive à en capter pleinement le désir des jeunes filles en fleurs (belles séquences de regards croisés), la tristesse des séducteurs amateurs, les regards fuyants des pères solitaires et la bonhommie des mères courage.
Tati est constamment en colère, mais ne le montre jamais, préférant s’apaiser de peur d’être dans le discours politique. En véritable cartographe, il se réapproprie un pays (le sien, l’Algérie) et tente d’en comprendre toutes les contradictions politiques, territoriales et sociologiques. Le cinéma n’est pas loin car Tati se contente de capter les faits et de les mettre en perspective. La parole et le son deviennent alors les deux vecteurs essentiels d’une mise en scène audacieuse. Pas d’artefact, ni l’ombre d’un soupçon pédagogique ou d’une lecture officielle où la propagande serait reine. Tati caresse nos sens et nous entraîne dans une spirale d’interrogations qui rejoint régulièrement nos doutes profonds.
Le cinéma documentaire, c’est un tas de plans et non d’images. Ne pas respirer cette règle fondamentale, c’est se perdre définitivement dans un tourbillon d’artifices. Le spectateur n’est pas dupe et ne pourra donc jamais se réapproprier le canevas orchestré par le cinéaste/manipulateur. Car il est toujours question d’un œil qui demande à d’autres figures de comprendre la raison de son orientation. Le contraire s’intitule reportage. Ce n’est pas une tare, mais c’est très éloigné des codes cinématographiques, donc du recul qui permet de regarder la vie. Car tout doit être relatif sous peine de discréditer ses propres intentions. La déréalisation est le fléau de celui qui veut enregistrer le réel pour le jeter sans réflexion. Tati refuse ce procédé, se triture l’esprit et tente de garder cette distanciation qui donne ses lettres de noblesse à l’intelligence du spectateur.
Dans le silence, je sens rouler la terre est le résultat de cette rigueur, qui pourra dérouter tous ceux qui n’attendaient qu’une simple évocation historique des camps d’internement localisés en Algérie. Lieux sombres où des Républicains espagnols furent parqués pour mieux souffrir en silence. Le spectateur, ignorant tout, désire donc (et logiquement) recevoir une claque pédagogique pour ne plus se sentir seul. Or, c’est bien la solitude que tente de représenter Tati…et la seule solution est donc de ne pas cadenasser le spectateur dans une case. Le cinéma, c’est la respiration et Tati aime quand ses visages ne suffoquent pas.
Survivance, trace…des mots souvent relatés par le réalisateur qui tente de faire le parallèle entre ce qui est gravé dans la roche et ce qui peut être perçu par l’Autre. Tati souffre en quelque sorte de n’avoir pas été curieux, d’avoir été rattrapé par des clichés, par des rumeurs ou des aprioris certainement faciles. Alors, il cherche, vomit, feuillette, remonte aux traces, respire cette terre qu’il ne connaît pas (comme la plupart des Algériens) et découvre des pépites. Max Aub, Djelfa, Romantisme, engagement….collectif ! Il y a un sentiment très fort dans ces travellings fouillant la terre pour mieux caresser les fantômes d’un temps révolu. Cette passion est souvent caractérisée par le verbe discrètement violent des poèmes de Max Aub et la force du film réside dans le questionnement incessant de la retranscription d’un mot qui n’a jamais eu de réelles images. Nous sommes dans l’imaginaire, dans le hors-champ, dans la source première du cinéma sensoriel.
Actuellement, les intentions de filmage en Algérie sont très souvent orientées par le désir de retrouver une image. Celle qui fut escamotée dans les années 90 et où la guerre civile prit les commandes au détriment de cette sensation d’appartenir à quelque chose de sacré. Prenons l’exemple de la Mort de Boudiaf dont le montage diffusé sur toutes les chaînes de télévision nous montrait un plan que tous avaient vu sans l’avoir réellement visionné dans la petite lucarne : l’assassinat réel de Boudiaf. Cette image fut retirée pour des raisons qu’on peut deviner, laissant aux spectateurs le soin de se réinventer leur propre perception des faits. Aujourd’hui, vous dites « Boudiaf » et la majorité vous répondra : « Un corps allongé criblé de balles« . Cette image prophétique de ce qui allait se produire durant les années 90 n’a jamais été la base d’une réflexion artistique car elle surpassait inconsciemment la véritable image, celle de la mort en mouvement. Ce morceau du puzzle que l’on ne verra probablement jamais est depuis une dizaine d’année réapproprié par les cinéastes algériens qui tentent de trouver le pont entre deux rives : L’Histoire et la Mémoire
En cela, Tati, dans son dernier opus, tente de comprendre le souvenir de quelques individus sur des faits déterminants. Cette parole complexe, parfois contradictoire est la raison de cette survivance. Tati la saisit et la questionne sans cesse d’où cette voix, la sienne, qui se disperse dans le cadre non formaté d’une intention de sismographe. En découle une forme de décalage entre ce qui est dit et ce qui est suggéré (voir les séquences des archives ou du guide), mais sans jamais tomber dans une forme de moquerie. Tati sait exactement que certains de leurs propos peuvent être erronés car leur mémoire est à la base effacée par un trop-plein d’informations irréelles. Cette absence d’image peut donc créer une parole maladroite.
En cela, les films de Tati dérangent car elles ne suivent pas le niveau plan-plan et formaté de la production algérienne actuelle. L’intérêt de Tati n’étant pas de réconforter mais de bousculer les conventions quitte à se retrouver face des vérités dérangeantes. Electron libre et symbolisant un véritable souffle, il rejoint les convictions d’un noyau malheureusement dispersé mais qui nous offre des films osés, libres et inventifs que sont par exemple Djoûu de Djamel Beloucif, Afrik Hôtel (regard intelligent sur la situation des émigrés d’Afrique subsaharienne durant le Festival Panafricain d’Alger) de Hassen Ferhani et Nabil Djedouani, Comment recadrer un hors-la-loi en tirant sur un fil de Lamine Ammar-Khodja ou bien On ne mourra pas d’Amal Kateb. Leurs images, comme celles de Tati, participent à la reterritorialisation d’un pays pétri d’idées fausses. A prendre d’urgence en considération sous peine d’être discrédité…

///Article N° : 10034

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Mohamed Lakhdar Tati





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