De la photo de presse à la photo d’art

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A priori, tout sépare David Goldblatt et Andrew Tshabangu. Le premier, Sud-Africain blanc, 70 ans, a commencé la photo en 1948, l’année de l’instauration de l’apartheid. Le second, Sud-Africain noir, 34 ans, a fait ses premiers clichés en 1992, deux ans après la libération de Nelson Mandela. Obsédé très jeune par la photographie, David Goldblatt a composé ses photos en architecte de l’image. Il se décrit comme  » ennuyeusement égal « , n’ayant pas fondamentalement changé d’approche à travers les années. Depuis 1994, il immortalise les métamorphoses de sa ville, Johannesburg.  » Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est la prise de possession du centre ville par les Noirs et la fondation, dans les quartiers nords de Sandton, d’une nouvelle cité dédiée à la consommation par une élite désormais multiraciale.  »
Andrew Tshabangu, lui, a choisi la photographie «  par paresse, parce que ça paraissait facile « , au hasard des choix offerts par un centre communautaire de la township d’Alexandra, où il est surtout allé pour ne pas succomber au désoeuvrement. Il prend des photos intuitivement. Les flous qu’entraînent les mouvements de ses sujets font partie intégrante de la vie, de l’image. Il se cherche et suit plusieurs projets à la fois, l’un portant sur une famille dans un village de la province du Nord, l’autre sur la spiritualité dans les diasporas noires, à Johannesburg, Londres et New York, l’autre encore sur la township d’Alexandra…
En dehors du fait qu’ils réfutent tous deux les étiquettes de  » photojournaliste  » et   » d’artiste « , quelque chose réunit ces deux photographes. Dans son avant-dernier livre, The structure of things then (Oxford University Press, 1998, Le Cap), David Goldblatt décrit le fascisme de l’apartheid par l’organisation matérielle des choses et des bâtiments. Une photographie montre notamment, vue du plafond, l’exiguité d’une chambre de bonne dans les quartiers chics de Johannesburg. Un lit, une caisse, une chaise. De ses pérégrinations dans les zones rurales, Andrew Tshabangu a rapporté le même témoignage, cette fois pris du sol. Une bassine posée sur une chaise, quelques pots de crème disposés en arrière-plan sur une table.  » La salle de bain « , explique-t-il.
Héritière d’une longue tradition de reportage, de constat et d’engagement politique, la photographie sud-africaine pourrait presque passer pour l’expression la moins ségrégée qui soit. Peter Mc Kenzie n’est pas tout à fait de cet avis.  » Du premier coup d’oeil, je peux voir que telle photo a été faite par un Noir et telle autre par un Blanc « , affirme ce photographe militant, issu de la génération éclose dans les années 1970, qui a d’abord fait de la photo une arme contre l’apartheid.
Aujourd’hui encore, chacun s’emploie à photographier sa propre communauté. L’unique personne à avoir longtemps dérogé à la règle a été Jürgen Schadeberg, un jeune Allemand arrivé à vingt ans dans l’Afrique du Sud des années 1940, en pleine ère du magazine Drum. Célèbres, certaines de ses images, comme Miriam Makeba en 1955, debout au micro, appartiennent depuis longtemps au patrimoine national. Quant à Roger Ballen, un géologue américain installé depuis 1982 en Afrique du Sud, sa démarche reste tout aussi dérangeante qu’inclassable. Dans son dernier livre, Outland (Phaidon, 2001), l’auteur de Cette Afrique là (1997) est toujours fasciné par la dégénérescence des petits Boers des campagnes. Il montre des visages marqués et des corps difformes, sans pour autant tenir de discours politique sur ses sujets.
En photographe de presse de talent, Alf Kumalo, qui a été de tous les voyages officiels de Nelson Mandela après 1994, n’a certes pas ignoré les Blancs. Il n’empêche : très peu de photographes, dix ans après la fin de l’apartheid, ont transgressé la frontière raciale en travaillant sur une autre communauté que la leur. Peter Mc Kenzie est l’un des rares à l’avoir fait, en se penchant sur le rituel indien qui consiste à marcher sur des braises, dans sa ville natale de Durban.
Autre exception : Jodi Bieber. Cette jeune femme blanche est l’une des seules à travailler avec la même intensité, la même sensibilité dans toutes les communautés. Elle est issue du Market Photo Workshop, l’atelier fondé par David Goldblatt dans le quartier culturel de Newtown, à Johannesburg, aux côtés d’autres jeunes photographes de sa génération comme Andrew Tshabangu, Motlhalefi Mahlabe, Ruth Motau, responsable de la photo pour l’hebdomadaire The Mail & Guardian et Themba Hadebe, premier Sud-Africain noir à avoir remporté un prix World Press en 1998, aujourd’hui employé au bureau de l’Agence France Presse (AFP) à Johannesburg.
A leur corps défendant, les professionnels noirs n’ont guère le temps de s’intéresser aux Blancs : ils ont trop à faire pour réhabiliter la représentation des leurs. Chacun à sa manière, très différemment, Peter Magubane et Santu Mofokeng se sont attaqués à ce travail de titan. Outre un livre sorti en juin sur Soweto, Peter Magubane a publié deux ouvrages très documentaires, Vanishing cultures of South Africa (Struik, 1998) et African Renaissance (Struik, 2000), qui répertorient les traditions des neuf grands groupes ethniques qui composent l’Afrique du Sud noire, les Zoulous, Xhosas, Ndebeles, Sothos, Tswanas etc. A la fois poète et sociologue, Santu Mofokeng s’est quant à lui insurgé contre les stéréotypes de la photographie de presse. Il a notamment tiré de l’oubli, avec son célèbre Black Photo Album/Look at me (1997), des portraits de famille du début du XXe siècle, pour revenir sur l’image que voulaient renvoyer les gens d’eux-mêmes à cette époque. L’une de ses premières recherches a porté, en 1986, sur les Train Churches, les services religieux donnés à bord des trains de banlieue entre Johannesburg et Soweto, illustrant la résistance au quotidien de la classe ouvrière noire.
De plus en plus, cependant, la question se pose de savoir si l’on fait de la photo d’art ou de presse. Assez récente, la distinction découle de la reconnaissance de la photographie sud-africaine sur le marché international. Elle n’empêche pas la plupart des photographes d’avoir recours à la presse pour vivre. Avec Santu Mofokeng, Zwelethu Mthethwa est l’un des rares à ne pas sacrifier aux médias, mais à se servir de la photo comme d’une pure forme artistique. Son regard n’est pas pour autant dénué de sens politique. Après avoir rendu leur dignité à ses compatriotes en les photographiant chez eux, en couleurs, il s’est penché en 1999 sur les hommes noirs, un travail en noir et blanc intitulé Black Masculinity Series. Conséquence directe de ces choix : Zwelethu Mthethwa s’est installé à Amsterdam, tandis que Santu Mofokeng passe l’essentiel de son temps à l’étranger, où il est très demandé.

Sur la photographie sud-africaine, lire également Santu Mofokeng court après les ombres (Africultures 17, p.93) et voir la galerie de portraits d’écrivains sud-africains par Adine Sagalyn dans le numéro 4 d’Africultures.///Article N° : 1883

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