De l’indicible au romantique : les masques de l’amour au cinéma

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Rares sont les histoires d’amour dans les cinémas d’Afrique noire, mais les films populaires plongent volontiers dans le romantisme.

Nous avions déjà évoqué dans  » Femmes et hommes dans les cinémas d’Afrique noire  » (Africultures n°35, dossier Masculin-féminin) les relations hommes-femmes au cinéma. Il est rare que les films d’Afrique noire mettent en scène des histoires d’amour ou de couples. La femme est souvent le personnage principal des films mais davantage en tant qu’insoumise aux traditions obsolètes, à la loi des hommes. Les cinéastes, des hommes pour la plupart, se saisissent de sa révolte, de cette infidélité aux normes sociales, pour les remettre en cause.
Ce retour aux sources laisse peu d’espace aux histoires d’amour : l’amour est une donnée essentielle contrariée par les règles, non un développement, une aventure commune soumise aux contradictions.
Deux chefs-d’œuvre se dégagent pourtant. Djeli, conte d’aujourd’hui (Fadika Kramo-Lanciné, Côte d’Ivoire, Grand prix du Fespaco 1981) oppose l’amour de deux étudiants, Fanta et Karamoko, à la tradition qui empêche un fils de griot d’épouser une noble mandingue, ce qui fait dire à Karamoko :  » Nous parlons sentiment et ils parlent mariage.  » Le conflit ne se résoudra que dans l’extrême, lorsque Fanta tentera de se suicider. Dans Muna moto (L’Enfant de l’autre, Jean-Pierre Dikongué Pipa, Cameroun, Grand prix du Fespaco 1976), un mariage d’amour entre Ngando et Ndomé est empêché par la tradition de la dot. Ngando, orphelin, ne peut la payer :  » Une femme est un épi de maïs qu’on ne peut croquer que si l’on a des dents !  » Ndomé va même jusqu’à perdre sa virginité pour imposer le fiancé qu’elle a choisi et dont elle aura un enfant. Ngando se révolte :  » Mon oncle est con, les parents de Ndomé sont cons et plus cons sont ceux qui ont inventé la coutume de la dot, sans compter ceux qui l’acceptent ! Je suis con moi-même parce que je ne peux pas changer cela !  » Il enlèvera l’enfant, sera jugé et emprisonné.
Car voilà que ça se gâte : se révoltant contre sa condition, la femme brise le consensus social qui détermine sa condition. Son infidélité ouvre une telle brèche dans le jeu des intérêts en place que le groupe s’unit pour casser son énergie vitale et la faire rentrer dans le rang. Le village est alors confronté au drame que provoque son obstination : c’est dans la fuite ou dans la mort que la femme doit trouver refuge.
Mossane (Safi Faye, Sénégal 1996) est si belle que même les enfants succombent et laissent tomber leur ballon :  » Dès qu’ils la voient, ces deux-là, ils la suivent et le match est foutu ! « . La trame classique du mariage forcé par intérêt pour la dot se met vite en place quand sa mère perçoit qu’elle est sensible aux charmes de Fara, un étudiant démuni :  » Quand la terre ne produit rien, il n’y a plus de morale « . Seule la grand-mère est lucide :  » Mossane n’est pas heureuse. On ne brûle pas un arbre qui porte des fruits !  » Elle ne sera pas écoutée : le mariage est consommé, malgré la révolte de Mossane. Elle n’a plus qu’à s’enfuir, mais doit passer par Mamangueth, le bras de mer qui, s’il pouvait parler, dirait tout ce qu’il a déjà vu…
Suggérer l’indicible
Il serait cependant faux de croire que les amoureux contrariés n’expriment pas ce qu’est leur amour, mais il faut lire entre les lignes, entre les images. Car les sentiments sont comme le sexe : ils sont nommés et non décrits. La monstration de l’acte sexuel porte en elle l’incompréhension et le scandale : pour avoir montré durant une dizaine de minutes l’accouplement adultère de Kouassi et Affoue dans une rivière, Visages de femmes (Désiré Ecaré, Côte d’Ivoire, 1984) fut interdit durant un an en Côte d’Ivoire pour obscénité et atteinte à la pudeur, ce qui lui fit bien sûr une énorme publicité. Quelques scènes d’amour apparaissent dans des films comme Mossane, Le Cri du cœur (Idrissa Ouedraogo, Burkina Faso, 1994) ou Le Jardin de Papa (Zeka Laplaine, RDC, 2004) mais sont encore à compter sur les doigts de la main. Même la vidéo nigériane qui affectionne la violence et le sexe montre la première mais reste très prude sur le deuxième.
Plutôt qu’une exploration du moi à la manière occidentale, les couples suggèrent ce qui les lie et l’inscrivent volontiers en accord ou en opposition avec les coutumes de la communauté familiale ou clanique, ou plus généralement avec la domination du patriarcat. De même qu’on ne l’exprime que peu à l’extérieur, la tendresse est rarement montrée au cinéma. Comment oublier cependant la subtilité de Souleymane Cissé qui, en filmant en gros plan dans Finye (Le Vent, Mali, 1982) la nudité de Bah et Batrou, deux jeunes amoureux qui, contrairement à la tradition, se lavent ensemble, cherche à lever les ambiguïtés entre hommes et femmes :  » Une société appelée à se moderniser ne doit pas avoir de frontière de sexe.  »
Outre la dénonciation des comportements machistes comme dans Madame Brouette (Moussa Sène Absa, Sénégal, 2003) où Mati retombe invariablement sur des maris catastrophes, c’est sans doute davantage ce qui divise les couples ou les rend impossibles qui intéresse les cinéastes de la jeune génération. Car c’est en explorant l’intime des relations hommes-femmes qu’ils appellent à une réflexion sur les responsabilités de chacun et renvoient au devenir de l’Afrique aujourd’hui. Cela ne passe pas par des certitudes mais par le doute, l’expression des manques et du désir, afin de délaisser le message moral ou sociopolitique et privilégier l’introspection. Cependant, la voie ouverte par La Fumée dans les yeux (François Woukoache, Cameroun, 1998), Bye bye Africa (Mahamat Saleh Haroun, Tchad, 1999) ou (Paris : xy) (Zeka Laplaine, RDC, 2001) qui mettaient en scène le désir et les voies de la séduction mais aussi les déchirures des couples, n’a pas encore été très féconde.
Aventures romantiques du cinéma populaire
Une nouvelle approche se développe en revanche avec l’essor du cinéma populaire. Au Nigeria, une production dithyrambique de vidéos bon marché égrène en tous sens les aventures amoureuses. Dans Jealous Lovers (Adim Williams, 2003) par exemple, Chioma (la star Genevieve Nnaji) aime son fiancé Nonso mais celui-ci se montre de plus en plus jaloux et devient violent. Les bagarres qui s’ensuivent provoquent une réaction brutale des frères de Chioma, qui amènent celle-ci à rompre avec celui qu’elle aime pourtant. Chioma est alors courtisée par un riche industriel, puis par un rappeur toxicomane. Un jour, elle découvre que son ancien fiancé a été manipulé par une de ses cousines qui en calomniant Chioma, a excité la jalousie de Nonso…
Le film accumule toutes les tares de ces productions : image sans perspective, cadrage incertain, effets de caméra, construction du récit très théâtrale en une série de saynètes, jeu forcé des acteurs, étirement des dialogues, bande-son bâclée etc. En somme, les défauts à la puissance 10 des télénovelas brésiliennes dont on sait le succès qu’elles ont auprès du public africain.
Mais alors que ces dernières proposent un modèle social très conformiste pour ne pas dire anesthésiant, les vidéos nigérianes peuvent développer des propos plus novateurs et dérangeants du fait de leur type de diffusion. Plus de 90 % de ces films sont en effet interdits à la télévision et classés  » interdit aux moins de 18 ans  » par le Bureau de censure. Les producteurs, ayant peu d’espoir d’être classés « tout public » ne ressentent pas l’obligation de faire des films formatés et insipides. Au contraire, par le jeu de la concurrence, ils en rajoutent dans l’audace (jusqu’au morbide absolu), ce qui donne parfois des choses intéressantes en termes de créativité, quoique limitées par la faiblesse des moyens et de la culture cinématographique et technique. Par ailleurs, le propos peut être moralement problématique.
Jealous Lovers, met en scène la brutalité des hommes face à des femmes volontaires qui ne se laissent pas marcher sur les pieds : Chioma est un modèle de femme qui se prend en main, résiste, est maître de son destin, mais n’est pas si émancipée que ça : si sa jalousie n’était pas épidermique, elle serait volontiers soumise à cet homme qu’elle aime et qui n’arrête pas de s’excuser de ses excès.
Une société de production abidjanaise, Dialogue productions, dirigée par la Franco-Ivoirienne Martine Ducoulombier (cf. son article), tente de s’engouffrer au cinéma dans le créneau  » Adoras  » avec des films réalisés par le Franco-Ivoirien Didier Aufort. Les films rencontrent un grand succès public, mais les difficultés du pays autant que la réticence du circuit festivalier pour ce genre de films en compromettent la diffusion et donc la rentabilité.
Les romans à l’eau de rose de la collection  » Adoras  » des Nouvelles éditions ivoiriennes (NEI), sur lesquels sont basés les films, sont essentiellement lus par des femmes jeunes. Elles y trouvent une image positive d’une femme qui réussit – et mène de façon autonome sa vie amoureuse. Une femme qui agit à égalité avec les hommes. Mais sa réussite n’est possible que dans un cadre imaginaire où l’affectif, le sexuel et l’économique sont des nirvanas romantiques.
Décors de luxe pour amours idéalisées
Dans le téléfilm Cache-cache l’amour (Didier Aufort et Siriki Baïkro, 2000), la chanson principale se réfère directement à  » Adoras  » :  » Laissez-vous emporter dans le tourbillon passionnel des cœurs brisés, des liaisons renouées, amours enfin retrouvés / Adoras, c’est l’univers de la passion, des émotions, des merveilles de sensation « . Dans cette  » histoire romantique et mouvementée d’un mariage de convenance qui bouleverse la vie d’une étudiante d’Abidjan « , les scènes de jalousie et d’affrontement sont légion mais il faut sauvegarder les apparences pour ne pas mettre en cause l’opulence dans laquelle vit le couple. Au fond, Myriam oublie vite ses études et se prend à aimer ce mari forcé, plutôt bel homme et bien plus riche qu’elle.  » Dès que leurs yeux se sont croisés, ils ont su qu’ils étaient piégés contre vents et marées. Rien ne pourra les séparer. « , se poursuit la chanson qui conclut :  » C’est le bonheur de ceux qui s’aiment « . Grands hôtels, magasins et maquis de luxe, belles voitures, résidence chic, costumes de couturiers et salons de coiffure sont le cadre hyperbourgeois nécessaire à une intrigue romantique loin des réalités africaines et où les malentendus seront chassés le temps d’un film pour laisser place à l’amour idéal.
Dans le film de cinéma Le Pari de l’amour (2002), Caroline est coiffeuse, gagne un gros pactole à la loterie, est propulsée d’un coup dans le monde des gagnants, se laisse séduire par un homme qui en veut à son argent et la trompe, quittera l’homme avec qui elle allait se marier, mais doit douloureusement se rendre à l’évidence et revient à son premier amour qui l’attend les bras ouverts.
Avec des costumes d’Alphadi, Claire Kane et autres stylistes célèbres, des acteurs et actrices plus beaux les uns que les autres, du champagne dans chaque verre et des palaces au bout du monde (Abidjan, Paris, Dakar), ce qui arrive à Caroline est l’impossible soudain possible : l’énonciation d’un rêve parfait que ne viennent assombrir que les aléas de l’amour. Car le sujet du film, loin de toute sociologie réaliste, hors de toute crédibilité, est là et n’est que là : à la manière d’une chanson d’amour, il conte une tranche de vie bien délimitée où la chance sourit, la passion égare et le retour à la réalité est triste mais heureux puisqu’il permet de découvrir où se situe le vrai amour.
Un parcours initiatique pour mieux intégrer la norme
Retour à la réalité ? Non, car il faut préserver l’image d’un amour parfait auquel chacun a droit, et qui ne peut déboucher que sur le mariage. Le problème est seulement de ne pas se laisser duper par l’homme, mais aussi par ses propres envies. Et l’exercice est difficile, puisqu’il faut interpréter son trouble pour l’autre, identifier son amour. Car, même si Le Pari de l’amour est très prude, le désir et le sexe y sont présents : Caroline succombe alors qu’elle restait raisonnablement à distance de son futur mari – et bien sûr, c’était divin. Le dénouement sera donc un sauvetage, une rédemption éthique, un retour à une norme qui reste quand même l’illusion de l’amour idéal.
Certes, le couple de départ, Caroline et Jean-Baptiste, a changé dans l’expérience de la séparation. Elle a appris à maîtriser ses pulsions et lui s’est décoincé : ils ont en fait convergé vers davantage d’égalité.
Si le retour de l’enfant prodigue est bien orchestré par le scénario, il n’en reste pas moins que la relation amoureuse (y compris sexuelle) était de l’ordre de l’éblouissement, du ravissement, du merveilleux. Le seul défaut du séducteur est d’être un filou, un goujat infidèle, trompeur et menteur (le scrabble joué dans le film donne même le vocabulaire).
Opium des femmes ? Aliénation mercantile ? N’accablons pas de notre mépris intellectuel ou politique une production vibrant d’évasion et de rêve. Certes, le message est parfaitement intégrant (trouver l’homme idéal), apolitique (la sourde réalité est détestable), misogyne (seules les femmes sont dupes) et mensonger (l’amour comme solution à tous les maux) ! L’anathème est-il de mise ? Voyons-y plutôt une chance parmi d’autres d’une production endogène d’images alternatives aux soap et telenovelas dont sont abreuvés les publics africains par télévisions interposées. À quoi bon produire des images africaines si c’est pour répéter la même aliénation ? Parce que même extrêmement normatives, les histoires d’Adoras ont aussi leur dose de modernité : une positivité contre l’afropessimisme, la revendication égalitaire des femmes, l’apprentissage de la méfiance face au désir des hommes, le couple comme libre association de deux êtres autonomes. C’est à ce niveau que l’histoire de Caroline est initiatique et que de jeune fille influençable elle devient femme capable de choix. Son amour passionnel est un voyage : elle en accepte l’aventure, les risques inhérents à une plongée dans les sentiments, mais aussi l’épreuve et l’enseignement.
Le Pari de l’amour a les contradictions d’un griot des temps modernes : il est à la fois initiation émancipatrice et aliénante intégration.

Spécialiste des cinémas d’Afrique, Olivier Barlet est également directeur de la collection  » Images Plurielles  » (L’Harmattan). Rédacteur en chef de la revue Africultures depuis sa création jusqu’en janvier 2005, il est désormais responsable des activités et sites Internet de la revue et président de l’association Africultures. Dernier ouvrage publié : Les Cinémas d’Afrique noire, le regard en question (L’Harmattan), prix Art et Essai du CNC 1997 et traduit en anglais (African Cinemas : decolonizing the gaze, Zed Books, London), en italien (Il Cinema africano : lo sguardo in questione, L’Harmattan Italia/COE) et en allemand (Afrikanische Kinowelten : die Dekolonisierung des Blicks, Horlemann/Arte).///Article N° : 3818

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