De « nouvelles écritures scéniques »

Entretien de Stéphanie Bérard avec José Pliya, directeur de la scène nationale L'Artchipel

Basse-Terre, Guadeloupe, janvier 2006
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Stéphanie Bérard s’entretient avec José Pliya sur son projet artistique à la tête de la scène nationale de Guadeloupe.

Stéphanie Bérard : Vous êtes le nouveau directeur de L’Artchipel, scène nationale de Guadeloupe, depuis septembre 2005. Quelles sont les nouvelles orientations culturelles que vous souhaitez donner à la scène nationale ?
José Pliya : Je pense que c’est d’abord une orientation artistique qui finalement n’est pas si nouvelle que ça dans la mesure où, en écrivant mon projet artistique, j’ai beaucoup essayé de m’inspirer du contexte guadeloupéen, du contexte caribéen, et puis aussi du projet artistique précédent, qui a déblayé un certain terrain qui était celui du territoire, qui était celui d’amener les arts dans les communes et de présenter, dans une certaine exigence, un répertoire en créole. C’est une nouveauté qui n’est pas ex-nihilo, mais qui part de tout ce constat-là. En réalité, mon projet s’intitule  » Nouvelles écritures scénique « . J’ai trouvé ce titre après avoir fait le constat que, dans la Caraïbe, d’une manière générale, en Guadeloupe en particulier, beaucoup de spectacles – et là je ne porte pas de jugement esthétique qualitatif – j’ai constaté que dans tous les spectacles auxquels j’ai été convié et qui portaient le nom de  » théâtre « , de  » danse  » ou de  » musique « , en fait tous ces genres-là se mélangeaient souvent, se télescopaient. Il y avait une grande transversalité des arts dans ce que je voyais de la Caraïbe. Je me suis dit que c’était étonnant comme les artistes ne s’en rendent pas compte. Leurs modes d’expression spontanés passent par ce mélange des genres. J’ai trouvé ce concept de  » Nouvelles écritures scéniques  » pour proposer que L’Artchipel devienne un centre de résidence et de création, qui permettra aux artistes de venir créer un discours, une esthétique construits et pensés autour de cette forme transversale. Voilà le projet tel qu’il a été composé. Autour de ça, il y a bien sûr comment tout ça va se mettre en ordre de marche, avec chaque année, un grand créateur francophone qui vient, qui a déjà éprouvé ces nouvelles écritures scéniques dans sa discipline, ou dans le théâtre ou dans le cirque ou dans la danse contemporaine ou la musique, ou encore dans les arts de la rue, et qui vient travailler avec des artistes guadeloupéens qui sont eux aussi en résidence à L’Artchipel, et ensemble ils proposent une création. Il y a toute une année de travail en résidence et à la fin il y a une création. Et le deuxième volet proposé après les  » Nouvelles écritures scéniques « , c’est la diffusion. J’ai mis l’accent sur mon réseau personnel de diffuseurs parce que mes pièces ont beaucoup été jouées partout et donc j’ai pu garder des contacts pour les mettre au service de créations qui viendraient de L’Artchipel, afin que ce qu’on fasse désormais puisse tourner. Voilà les deux axes principaux de mon projet.
S.B. : Qui est le premier artiste francophone que vous allez inviter ?
J.P. : La prochaine saison, c’est Denis Marleau le Québécois. C’est un metteur en scène de théâtre qui a, dans sa pratique, été l’un des premiers à expérimenter la transversalité avec la vidéo et tout ce qui est multimédia. L’idée est que, à chaque fois on accueille un artiste que le public découvre. Il vient avec un véritable itinéraire de découvertes. Sur la saison, il y aura trois spectacles qui seront présentés. Il y aura des ateliers de formation avec des artistes d’ici. La transmission se fera aussi dans l’autre sens, c’est-à-dire que je voudrais que les équipes de L’Artchipel aillent en formation dans son théâtre à Ottawa au Centre National des Arts pour se former à la méthode nord-américaine, qu’il y ait vraiment cet échange-là, puis il y aura une création. Elle ne va pas se faire ici, car il est venu déjà en novembre ; on a vu le lieu, l’outil, et par rapport à l’ambition de cette création, on s’est rendu compte que L’Artchipel n’était pas assez riche, assez puissante pour ça. Donc, il y aura une partie de chantier ici avec les comédiens. C’est un texte que je vais écrire et que Denis va mettre en scène avec des comédiens, des artistes et scénographes qu’il prendra ici et des Québécois. La deuxième partie, les répétitions se feront chez lui, à Ottawa, et le spectacle bien sûr après. La création se ferait à Ottawa autour de mars, avril. L’idée, c’est qu’avec un metteur en scène de cette importance, au-delà de ce qu’il peut nous apporter dans la rencontre avec les artistes d’ici, il a un lieu, donc on est sûr que cette création va aller chez lui, et il a un nom qui va nous ouvrir des portes de diffusion.
S.B. : Dans l’organisation de la programmation, quelle proportion est réservée aux spectacles caribéens ?
J.P. : C’est vrai que l’équilibre d’une programmation est important pour refléter nos réalités artistiques. Le problème qui se pose, pour de nombreuses raisons, qu’elles soient de qualité artistique, de conditions de travail pour les artistes qu’on peut inviter, de circulation dans la Caraïbe, de permis de travail pour les artistes de la Caraïbe pour la Martinique ou en Guadeloupe, c’est très compliqué de faire venir des artistes de la Caraïbe. Il y a beaucoup de producteurs privés qui le font, mais c’est souvent dans l’illégalité. Un établissement comme le nôtre ne peut pas se le permettre. La précédente direction avait fait venir une troupe du Vénézuela en novembre 2004, et il y a eu quelques petits problèmes, parce qu’il y avait le côté législation, de droit de travail. Tout ça pour dire que ma programmation va être réduite ; il y aura beaucoup moins de spectacles que par le passé, parce qu’il y a une priorité qui est donnée à la coproduction et aux créations. Le budget n’est pas extensible, donc il faut faire des choix. Beaucoup moins de diffusion tous les week-ends, il y aura sans doute des diffusions tous les quinze jours, trois semaines. Et parfois même, il n’y aura qu’une diffusion par mois, mais ce sera un temps fort avec par exemple l’année prochaine, un événement Comédie Française. On fait venir Le Tartuffe de Bozonet dans lequel joue Bakari Sangaré. Ce sera le mois de la Comédie Française même s’ils viennent dix jours avec des lectures, des rencontres étalées. Ce sera donc plus ce genre de choses qu’une programmation tous les week-ends en série. Dans cette perspective, il y aura bien sûr le soutien aux créations professionnelles guadeloupéennes que j’aurai autant que possible incitées à aller vers les nouvelles écritures scéniques. La priorité sera donnée à la Martinique parce qu’il y a une vraie production intéressante là-bas. Ils seront représentants de la francophonie caribéenne. Et pour les autres îles de la Caraïbe, je m’achemine vers un festival ou des rencontres que je vais appeler  » Les Rencontres des Nouvelles Ecritures Scéniques d’Amérique  » parce que je veux ouvrir l’espace : bien sûr, il y aura des Caribéens, mais aussi des Nord-américains, soit Canada, soit Etats-Unis. Et que ce soit des rencontres autour de ces nouvelles écritures scéniques. La présence de la Caraïbe sera plus sur les temps forts ; d’un seul coup, il y a un focus sur ce que font les autres à Porto Rico, à Antigua ou à Trinidad plutôt que dans la continuité d’une programmation où là, c’est de gros partenariats avec d’autres structures. Parce que ça se passe comme ça aussi. Pour qu’on puisse avoir des coproducteurs, des scènes nationales coproductrices, il faut accueillir aussi leurs projets. On est dans une réciprocité.
S.B. : Comment comptez-vous répartir les spectacles à dominante théâtrale, musicale ou chorégraphique ?
J.P. : La programmation n’est absolument pas circonscrite. Il y aura du théâtre contemporain, du théâtre classique traité de manière contemporaine ; j’ai parlé du Tartuffe tout à l’heure. Il va y avoir de la danse contemporaine aussi bien sûr. Mais petit à petit, l’idée est de réduire ces propositions pour aller de plus en plus vers des formes transversales, pour respecter le projet artistique. Il faut avancer progressivement ; il ne s’agit pas de virer toutes les formes orthodoxes de genres artistiques, mais petit à petit dire qu’il y a une identité guadeloupéenne et caribéenne artistique, une, pas l’identité, mais une identité qui est cette transversalité et qui me semble intéressante d’un point de vue politique. Je crois beaucoup à la relation, à la rencontre de l’autre. Or, il me semblait intéressant de proposer aux spectateurs, aux citoyens, aux jeunes, des spectacles qui ne restent pas dans leur communauté artistique, mais qui transcendent, qui vont chercher ailleurs pour exprimer une réalité artistique et proposer quelque chose de nouveau. J’ai écrit ce projet artistique dans une ambiance qui n’a fait que s’aggraver de repli identitaire et communautaire. Je crois qu’il y a un vrai militantisme à ce que la scène montre le contre-exemple, que l’espace scénique soit justement l’espace où l’on montre que c’est dans la rencontre d’autres arts, la rencontre de l’autre, dans la rencontre d’une autre forme qu’on peut avoir aussi du beau et partager. C’est un travail où l’on va amener le public à rentrer dedans. On a déjà commencé : on a fait venir une compagnie de cirque actuel. Il est très intéressant de constater que les gens qui ont le plus facilement adopté la transversalité sont des gens appartenant au cirque ou à la danse contemporaine, là où le théâtre a plus de mal à cause de son histoire séculaire. Les installations plastiques sont aussi plus aptes à rencontrer d’autres arts et à se laisser contaminer. On a fait venir une compagnie de cirque actuel, Triple Trap, qui nous a présenté un spectacle de toute beauté. J’ai beaucoup parlé dans les médias des nouvelles écritures scéniques, qui restaient quelque chose de très conceptuel. Et beaucoup de spectateurs en sortant de ce spectacle sans que je n’aie rien dit… dans le livret de présentation du spectacle qu’on distribuait à l’entrée, on a juste mis un petit extrait du discours sur le nouveau cirque qui montre comment il s’est constitué dans la transversalité. Et les gens en lisant ça et en voyant le spectacle sont sortis en disant :  » On a compris ce que sont les nouvelles écritures scéniques.  » C’est ça la mission, comment amener les gens à entrer dans d’autres esthétiques pour ouvrir le champ.
S.B. : Visez-vous un ou des publics particuliers ?
J.P. : Il y a un public naturel de L’Artchipel qui a été constitué en neuf ans d’existence qu’il faut bien sûr conserver tout en le déstabilisant dans ses habitudes. C’est un public de théâtre qu’il faut conserver car il est assez important. Il y a des nouveaux publics à conquérir. Pour moi, la mission c’est surtout le public de Basse-Terre. Quand je dis Basse-Terre, c’est surtout Basse-Terre en tant que commune, mais aussi tout le bassin. Parce qu’il y a une réalité qu’il faut se dire désormais, c’est qu’il y a deux îles en une : la Grande-Terre, la Basse-Terre, le Centre des Arts, L’Artchipel. C’est clair. A partir de là, la mission est que pour une salle de cinq cents places, ce n’est pas le bout du monde que de remplir cette salle tous les quinze jours avec cinq cents personnes du bassin. Ce n’est pas une mission impossible. L’objectif est donc de reconquérir le public de Basse-Terre qui pense qu’il a un lieu. On a un partenariat avec le Centre des Arts et beaucoup de spectacles seront en binôme. A partir de là, tous les publics sont les bienvenus sans aucune exclusive. L’ancien centre de direction avait fait un gros travail en direction des jeunes publics, notamment avec le festival  » Enfances du Monde  » ; on ne va pas reprendre la formule, mais on va pérenniser ce public-là. Tous les publics sont les bienvenus. Au niveau des relations publiques, j’ai segmenté les choses pour que chaque jeune femme ait un secteur bien précis, qui permette par exemple de travailler avec les comités d’entreprise.
S.B. : Quels partenariats comptez-vous instaurer entre L’Artchipel et d’autres structures ?
J.P. : Ce ne sont pas des partenariats formels. Ce sont des partenariats liés à des intérêts conjoints de coproduction ou de sensibilité avec tel ou tel directeur. J’y travaille. Il faut aller rencontrer les gens, se présenter. Le partenariat va être une dimension très importante de ma mission, pour les artistes, les faire tourner, montrer ce qu’on fait ailleurs.
S.B. : Pouvez-vous nous parler du rendez-vous hebdomadaire que vous appelez  » Cabaret  » ?
J.P. : Dans mon projet artistique, quand j’ai voulu le préparer, j’ai visité L’Artchipel et je me suis rendu compte qu’il y avait la possibilité de réinventer les espaces tels qu’ils existent. C’est à la fois un très bel outil et un outil un peu bâtard, où l’on a un plateau absolument magnifique pour une jauge de cinq cents places. Ce n’est vraiment pas beaucoup. On a aussi une salle modulable de cent vingt places, la salle Jenny Alpha, mais qui pour l’instant n’a pas reçu les normes de sécurité pour recevoir du public. Il y avait la salle Sonny Rupaire qui était sous-utilisée. J’ai eu l’idée de redonner vie à L’Artchipel, que ça devienne un lieu vivant et pas seulement un lieu où l’on regarde un spectacle le samedi soir, dans l’idée d’attirer de nouveaux publics et d’expérimenter les nouvelles écritures scéniques, donner la possibilité aux artistes locaux d’expérimenter des choses dans la durée en transformant cette formule  » Cabaret « . J’ai proposé de transformer cette salle de conférence en un cabaret : il y a un podium, des tables et des chaises et un petit bar. Les gens sortent du boulot vers 17-18 heures ; ils viennent boire un verre et à 19 heures, un spectacle d’une heure maximum se présente. Ceux qui sont accueillis sont exclusivement des artistes locaux à 95 %. Il se peut qu’exceptionnellement, on accueille des artistes d’ailleurs, ce qui va se passer en février avec David Légitimus. Ce sont donc des articles locaux à qui on permet de travailler dans la durée, trois semaines, mercredi, jeudi et vendredi. On va essayer ça, et puis si ça marche bien, on augmentera sans doute la fréquence. Devant une jauge de cinquante à soixante personnes, l’artiste présente son travail, il peut le remoduler la séance d’après. Pour l’instant, étant dans une année de transition, on a essayé de faire du cabaret un peu à la traditionnelle (café-théâtre, café jazz), mais dès l’année prochaine, il y aura des séries avec des artistes qu’on va amener à faire des formes transversales : arts plastiques, photos, des choses qu’on expérimente. Mais ce sera aussi un espace d’impromptu. C’est-à-dire qu’il y a les trois jours de programmation d’un artiste en continu, lorsqu’on reçoit des artistes d’ailleurs et qu’ils viennent présenter un nouveau spectacle. Par exemple, imaginons que dans ce spectacle, il y a un clown ; il peut nous présenter une séance cabaret. J’ai proposé d’accueillir l’année prochaine un spectacle de danse sur Joséphine Baker ; dans cette compagnie, il y a des danseurs. On peut profiter de leur présence pour faire des solos cabarets. En février, on va accueillir Fabienne Kanor, qui est romancière martiniquaise, et qui a écrit son deuxième roman qui va paraître chez Gallimard en janvier ; elle a envie de créer une adaptation théâtrale, transversale de son texte (passer du roman au théâtre et l’accompagner avec un musicien). On lui offre le cabaret pour ça. Donc, le cabaret, c’est une sorte de laboratoire où des artistes peuvent venir et montrer des choses, et où le public, de manière très détendue, vient boire un verre, discuter avec les artistes. Il y a cet espace nouveau de convivialité et il y a aussi l’espace restauration en terrasse, qui me tenait à cœur. Très vite, je me suis rendu compte que c’est très compliqué et du coup, on a opté pour une formule qu’on a expérimentée déjà une fois le semestre dernier, et qu’on va systématiser, c’est le traiteur. C’est-à-dire que quand les gens appellent pour un spectacle, on leur annonce qu’il y aura un repas à quinze ou vingt euros qui suit le spectacle et ils réservent. Donc, le traiteur sait qu’il prépare pour cinquante ou soixante personnes. Comme ça les gens peuvent rester après le spectacle et dîner avec l’artiste. Ca a commencé avec un concert qu’on a eu le 17 décembre et ça a eu un franc succès et on va le pérenniser à partir de janvier.
S.B. : Qu’en est-il de la formation des artistes (comédiens, metteurs en scène, dramaturges) ? L’Artchipel a-t-elle selon vous vocation à contribuer à cette formation qui fait cruellement défaut en Guadeloupe ?
J.P. : Dans mon projet, j’avais l’idée d’organiser en septembre, quand il n’y a pas encore de programmation à cause de la période cyclonique, pour aller au-delà du master classe ou du stage lié à la venue d’un artiste, j’ai décidé de proposer des modules de longue durée pour des artistes dans différentes disciplines. C’est très compliqué à réaliser, donc pour l’instant, on va rester dans la formule classique, c’est-à-dire qu’on essaie de profiter au maximum des artistes qui sont de passage et qui ont des capacités de transmission pour organiser des formations très ponctuelles. La résidence avec Marleau va permettre d’aller un cran au-dessus, parce qu’il va rester trois semaines, voire un mois animer un gros stage avec des comédiens professionnels et des metteurs en scène venus de Martinique et de Guadeloupe. Lui c’est du master class, l’école des maîtres. Puis par ailleurs, tout au long de l’année, autant que possible avec des associations locales basse-terriennes et guadeloupéennes, avec les professionnels, on essaie d’apporter notre contribution à cette formation. C’est essentiel parce qu’il y a un gros manque ici. L’idéal serait quand même d’organiser des cours de longue durée, c’est-à-dire que pendant deux mois, il y a des professionnels qui viennent ; les aspirants professionnels qu’il y a ici s’inscrivent et suivent des modules. Ce n’est pas le saupoudrage d’une master classe.
S.B. : Comment parvenez-vous à concilier votre fonction de directeur de la scène nationale avec votre travail d’écriture ?
J.P. : Pour l’instant, la question ne se pose pas trop parce que je n’ai pas de projet immédiat d’écriture. J’ai une dizaine de pièces publiées qui se jouent beaucoup ; elles ont leur vie. Mais en même temps, je sais d’ores et déjà qu’il y a des projets qui vont se dessiner assez rapidement. Je pense que dès que mon équipe va être au complet (l’administrateur, le chargé de communication), je vais avoir beaucoup plus de temps à consacrer à la programmation artistique et aux rencontres. Là pour l’instant, c’est un peu difficile, mais ce n’est pas gênant car ce n’est pas le projet immédiat. Je ne me fais pas trop de souci. Par le passé, j’ai déjà eu des charges qui n’étaient pas de la même importance dans la structure à gérer ou les moyens mis à disposition, mais quelque part elles étaient parfois plus prenantes ; dans une alliance française à l’autre bout du monde, il faut tout faire soi-même depuis le clou à planter jusqu’à l’accueil des artistes ; on est sur le pont 24 heures sur 24, dimanche compris, et dans ces conditions, j’ai écrit. Donc je ne me fais pas de souci. Quand une pièce doit s’imposer, entre deux avions, deux rendez-vous, on écrit et la pièce se fait. Il n’y a pas de problème de cohabitation de mon projet personnel d’auteur et de la gestion de L’Artchipel.
S.B. : Comment le dramaturge béninois que vous êtes a-t-il été accueilli par la population antillaise en tant que nouveau directeur de la scène nationale ?
J.P. : Il y a deux choses : comment je suis perçu comme dramaturge et comment je suis perçu comme Béninois. Je pense qu’il y a une immense admiration pour le parcours du dramaturge ; il y a beaucoup de gens qui se sont honorés de ça ; c’est ce qui a été dit et ce qui a été écrit, et c’est tant mieux. Et puis, il y a la frilosité, qui n’est pas celle liée au Béninois mais celle de l’autre, de l’étranger qui n’est pas guadeloupéen, et qui a pu s’exprimer aussi de gens qui ont dit qu’il y a des Guadeloupéens compétents et qui se demandent pourquoi on va chercher un Béninois, un Chinois ou un Indien pour notre scène nationale. Il a fallu expliquer comment une scène nationale n’est pas une scène départementale ou municipale. C’est un appel à candidature national. A partir de là, tout le monde au niveau national a ses chances. Et que cette scène nationale soit implantée à Mulhouse ou en Guadeloupe ne change pas la donne. Evidemment ici, avec les problèmes identitaires et les susceptibilités, ça s’exacerbe beaucoup plus. Mais il n’y a pas eu d’hostilité majeure ; il y a eu de la frilosité et des mouvements d’humeur au moment de la domination avec quelques extrémistes. On criait à l’étranger, mais l’immense majorité a pris la mesure en m’écoutant – parce que j’ai expliqué beaucoup dans les médias – que c’était une compétence qu’on avait nommée, et pas une origine. Une compétence à la fois artistiquement reconnue en tant qu’auteur et professionnellement aussi pour les alliances avec Etc. Caraïbes ; si j’ai pu avec une petite association amener une quinzaine d’auteurs à la Comédie Française, je peux amener L’Artchipel, avec tout ce qu’elle a comme structures, bien plus loin. Tout ça a rassuré, et les gens ont pris le parti du changement. Mais c’est vrai que tout changement fait peur. C’est la loi, non pas guadeloupéenne, mais de la nature. Les gens se demandent comment ça va se passer et qui on leur amène. Après, il faut travailler, il faut faire vivre L’Artchipel. L’une des grandes missions qui est la nôtre n’est pas tant de faire du monde parce qu’on en a, c’est de changer l’image, la perception de L’Artchipel en Guadeloupe. C’est un lieu qui a été perçu trop souvent comme élitiste, comme gratifiant toujours les mêmes, où il ne s’y passait rien, alors qu’il s’y passait plein de choses. Je viens d’engager une attachée à la communication pour changer cette image-là. D’abord, arrêter la comparaison avec le Centre des Arts ; ce sont deux missions très différentes. Les gens ne comprennent pas pourquoi telle troupe qui a joué au Centre des Arts ne peut pas jouer à L’Artchipel. Il faut expliquer. Je crois que les Guadeloupéens font preuve d’une très grande intelligence même dans le choix des présélectionnés ; il y avait soixante-dix candidatures et il y a des Guadeloupéens qui ont postulé. Ils auraient pu dire : on les garde parce qu’ils sont guadeloupéens. Or, dans les six qui étaient en présélection, on était six non Guadeloupéens. Il a pu y avoir des crispations, mais les gens qui décident ont fait preuve d’une grande intelligence et la population a suivi parce qu’ils ont très vite vu que leur culture, loin d’être ignorée ou méconnue, pourra être portée encore plus loin.
S.B. : Comment voyez-vous L’Artchipel dans quatre ans, au bout de votre premier contrat ?
J.P. : Ce qui me tient beaucoup à cœur, c’est que ce soit un lieu habité, fréquenté, traversé par des publics. J’ai parlé du cabaret, j’ai parlé de la restauration après le spectacle, je pourrais parler pour le prochain trimestre de l’espace librairie du spectacle vivant que je veux créer dans la galerie Catan. Je voudrais développer au maximum l’accès à ce lieu, que ce soit spontané pour les Basse-Terriens. Si en partant dans quatre ans, il y a une évidence d’accès, de circulation, de vie, je pense que ce sera un pari gagné. Pour le reste, c’est trop aléatoire. Qu’est-ce qui creuse chez les gens quand ils viennent voir un spectacle, c’est du mystère. Quand on fait des rencontres, on se rend compte qu’il y a une génération qui est éduquée par L’Artchipel ou par le Centre des Arts et qui tient un discours esthétique. Ce n’est pas évident ; il y a la concurrence de la télé et de tous les dérivatifs un peu faciles, mais ça creuse. J’aimerais que la culture, dans l’exigence qui est la nôtre, soit une chose évidente. Ce sera vraiment une belle réussite.

///Article N° : 4352

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