Déjà mort

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Aux côtés du collectif Chant d’encre, Capitaine Alexandre commémore en poème les 20 ans du génocide des Tutsi au Rwanda.

Depuis vingt ans
Je traîne
Le passé
Devant moi
Moi, l’aîné d’Imana
Revenu d’outre-tombe
Pour vous raconter
Ce que murmurent
Les collines

Au loin
Je suis mort
Dans un quartier de Kigali
Touché par le paroxysme de la haine
Et de la barbarie des hommes
N’est ce pas ainsi qu’on les nomme ?
Chantant le même refrain
Tuer Tuer Tuer
De petits monstres
A visage humain
M’ont débusqué de ma cachette
Avant de me finir à la machette
Pourquoi ?
Parce que
Nous n’étions pas de la même ethnie
On dit que les gosses sont cruels entre eux
Vrai, mais cela explique-t-il un génocide ?
Non
Les adultes sont pire encore
Et leur cruauté ferait frémir
Même un déjà mort
Comme moi
Sanglante fut cette saison
Et je crois
Que si je n’y avais pas laissé
Ma peau
Et mes mots
J’y aurai tout de même
Abandonné
Ma raison
Et ma foi
Car j’ai vu
Vécu
Trop d’horreurs
Je suis mort
Au Rwanda
Coupe coupé
Et mes bourreaux ont jeté
Mon corps
En pâture à l’oubli
…
Mais le monde est écrivain
Il envoie
Des signes
Au travers des brouillards
Et l’art que l’on respire
Comme d’autres l’air
Nous insuffle
La paix des poèmes
Soufflant sur les plaies
De la peine du silence
Cacophone
Je suis mort
Dans un quartier de Kigali
Depuis des ombres
Épileptiques
Schizophrènent
Ma mémoire en deuil
Laissez-nous seuls
Face à nos morts
Laissez nous
Seuls
Au seuil
De vos vies
Sans amour
Laissez-nous seuls
Avec vos consciences
Et celle du monde
Écrivain
Du passé devant soi
Ce poème sonne l’absence
Et l’alarme
Comme la larme qui déborde
Le cri de la vie
Que portait cette femme en elle
Avant l’arme affutée du rebelle
Ce poème
C’est son cœur qui gît
Son corps découpé
Sa bouche médusée
Tentant de dire l’indicible
D’exprimer l’inexprimable
De narrer l’inénarrable
Aphones
Mes mots le sont
Depuis un sombre mois d’Avril
Colportant ses rumeurs et ses morts
Emportés par la folie
Et la frénésie meurtrière
De l’homme-torture
Sans raison
Ni conscience
Humaine
Ce poème est une suite de lettres
Rescapées d’un génocide
Une suite de lettres qui questionnent au présent
L’être et l’étant
Le temps d’après, le temps d’avant
Ce poème est une suite de lettres
Rescapées d’un génocide
Qui tiennent debout malgré tout
Et résistent comme elles peuvent
A l’assaut lancinant
De la mort
Qui vient
Par l’homme-mitraillette
Sans raison
Ni conscience
Humaine
Et sans amour
Pour lui-même
Ce poème est une suite (il)logique de lettres
Lancées à la poursuite du bonheur
Donc du vent
Ce poème est une lame
Une arme miraculeuse
Pour tailler dans le vif
Des flûtes de promesses
Dans le sourire des enfants
Ni hutu ni tutsis
Ni blancs ni noirs
Ni turcs ni arméniens
Juste humains
Liés par l’innocence
De l’enfance
Piétinée
Tabassée
Coupe coupée
Gazée
Mitraillée
Bombardée
Pendue aux arbres
Et aux crocs de bouchers
De l’histoire
Qui s’écrie
En silence
Comme ma poésie
A l’article
De la vie
Aphones
Mes mots le sont
Depuis un sombre mois d’Avril
Alors j’ai cessé d’écrire
Pour crier
Sans son
Et honorer le sang
Versé
Au pays des Mille Collines
Ce poème est un cri
Intérieur tumulte
Du cœur qui éclate
Dans la stridence du silence
Cacophone
Ce poème est un cri
De (re)naissance
Et d’amour
Donc de mort
Antérieure
Ce poème est un cri
De l’âme
De l’homme

///Article N° : 12166

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