« Derrière l’arbre colonial, la forêt africaine »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Georges Courade

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Géographe, directeur honoraire de recherches de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et vice-président de la Cade, (1) Georges Courade a dirigé un ouvrage collectif de référence « L’Afrique des idées reçues ». (2)
À l’occasion du cinquantenaire des indépendances, il a mené une analyse personnelle et plutôt optimiste sur le devenir de l’Afrique.

Vous intitulez votre réflexion « Derrière l’arbre colonial, la forêt africaine ». Pourquoi ?
Il me semble important de ne pas avoir une vision totalement pessimiste de l’Afrique subsaharienne. Le continent dispose aujourd’hui d’une fenêtre d’opportunité pour se développer dans les trente prochaines années. Pour saisir cela, il importe de lire clairement – et lucidement – ce qu’il s’y est passé et ce qu’il s’y passe aujourd’hui. Voilà pourquoi je propose de dévoiler la forêt africaine derrière l’arbre colonial. Celui-ci focalise encore trop souvent l’attention quand anciens colons et colonisés se mettent à réfléchir ensemble. Il nous faut dépasser mémoires douloureuses pour les uns, clichés et préjugés reproduits à l’infini pour les autres. Pas facile, mais indispensable pour faire œuvre utile.
Quels sont les points principaux de votre réflexion ?
D’abord le regard que l’on porte sur l’Afrique subsaharienne car si on la regarde bien, elle se développe selon des logiques profondes qui sont les siennes et que nous ne savons pas identifier, cerner et comprendre tant nous sommes encore victimes des lunettes coloniales et anticoloniales rémanentes.
Le deuxième point a trait à la croissance très récente de sa population, son extrême jeunesse et les changements à venir qu’elle induit. Nous manquons à ce sujet de profondeur historique.
Enfin, le troisième point est lié aux luttes et batailles qui se déroulent sous nos yeux tout en restant largement invisibles et qui sont menées par tous ceux (les femmes et les cadets, les classes populaires, les autochtones et les anciens asservis) qui cherchent à écrire leur histoire et à conduire leurs pays vers une véritable indépendance malgré les pesanteurs sociologiques, les dépendances économiques et les contraintes politiques.
Non sans une certaine provocation, vous soutenez la thèse selon laquelle la colonisation n’a finalement marqué qu’en surface les sociétés africaines. Pourtant, aujourd’hui, cinquante ans après les indépendances, l’héritage colonial apparaît encore très lourd : aux plans politique et géopolitique, économique, social et même culturel…
Il existe deux thèses en miroir et une réalité à découvrir. Que reste-t-il et surtout que restera-t-il de l’héritage colonial et comment pèse-t-il sur le futur africain ? On analyse en effet souvent la colonisation comme une rupture, tant chez les nostalgiques de cette période que chez ceux qui la contestent pour exiger repentance et plans Marshall compensatoires. Qu’en est-il exactement ? L’impression de rupture profonde, de « bifurcation historique » est en effet fortement ressentie parce qu’Africains et Européens ont occulté ou inventé un passé précolonial objectivement peu connu et que les deux groupes évacuent facilement les logiques culturelles et sociales africaines. Ils survalorisent en fait l’économique, l’éthique et le visible au détriment du socioculturel. Cette façon de voir est parfaitement illustrée par les indicateurs du développement que les Nations Unies ont cherché à appliquer au continent subsaharien et qui donnent un tableau élémentaire et superficiel à beaucoup d’observateurs. Ceci est valable même pour l’indicateur de développement humain du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) supposé plus englobant.
Dans un premier temps, on voit en effet partout les traces de cette rupture. Par exemple, l’introduction des cultures d’exportation (café, cacao, coton, thé, etc.) est souvent décrite comme expliquant les famines, faute de place pour les cultures vivrières, marginalisées par les services agricoles coloniaux, comme l’a dénoncé René Dumont.
Pour payer l’impôt de capitation (les colonies devaient s’autofinancer pour ne rien coûter aux métropoles) et ravitailler les métropoles en produits tropicaux, on a introduit le coton dans les savanes, le café et le cacao, en zone forestière, dans les petites exploitations paysannes africaines. Cela les a, au départ, déstabilisées.
Ces cultures et l’exploitation des richesses minières ont réorienté la géographie de l’Afrique vers les côtes. Si bien qu’un pays comme le Mali, qui était beaucoup plus central dans la géographie africaine du 13ème au 18ème siècle, est devenu un pays enclavé, presque marginal. Pourtant, dans l’histoire économique africaine, il fut bien plus important que la Côte d’Ivoire.
Ces changements n’ont-ils pas eu des conséquences capitales sur les populations ?
La colonisation s’est traduite par un remodelage radical de la carte politique et une sédentarisation de l’ensemble des populations, mobiles géographiquement et culturellement depuis des générations. Le regroupement et la sédentarisation des peuples, déclinés en tribus supposées homogènes selon les critères ethnologiques de l’époque, se sont faits le long de routes et de pistes, pour mieux les contrôler, les faire travailler et lever l’impôt tout en leur fournissant écoles et hôpitaux dans le cadre de la mission civilisatrice… On a donc changé les rapports entre ceux qui étaient nomades comme les Touaregs ou les Pygmées et ceux qui étaient plus sédentaires.
Au plan démographique, on constate une chute importante de la population, au moment de la colonisation (les Africains représentent 8 % de la population humaine en 1900), due aux travaux forcés, à de nombreuses migrations et à une mortalité très élevée.
Qu’en est-il dans les autres domaines : social, économique et politique ?
Au plan sociologique, l’instruction qu’on a donnée est au format colonial, même dans les zones britanniques comme au Nigeria où les langues européennes ne sont pas toujours utilisées en toutes circonstances. Il y a donc encore partout des problèmes pour adapter cette éducation aux besoins des pays (éducation civique, accès aux connaissances utiles, apprentissage des savoirs et des savoir-faire) et aux activités et emplois disponibles.
Les Européens ont cherché aussi à changer les « mentalités » économiques avec des résultats mitigés préconisant l’accumulation (l’épargne et l’investissement) plutôt que la redistribution et combattant le « parasitisme familial », ce que d’autres appellent la famille-providence ou la solidarité africaine, bien nécessaires vu la pauvreté de la population.
Ainsi, si l’on me demande ce qu’on produit en Afrique, j’ai pour habitude de répondre de manière lapidaire et excessive « du social », tant celui-ci mobilise de temps dans des sociétés communautaires à statut. Dans le fonctionnement économique des ménages africains, tout enjeu économique est dominé par des considérations sociales quel que soit le statut de la famille, ce qui échappe généralement aux macro-économistes du Fonds Monétaire International et rend leurs thérapeutiques contre-productives pour la lutte contre la pauvreté.
Autre héritage de la colonisation, un système gouvernemental répressif dans des Etats en construction où les régimes cherchent à conserver le pouvoir. Jacques Foccart fut un excellent formateur d’alter ego en Françafrique comme Fochivé au Cameroun ! Reste cependant cette confusion persistante entre le chef de l’Etat et l’Etat comme institution, celle-ci relevant de logiques anciennes de type clientéliste.
Vous évoquez également l’ethnicité raciale comme l’un des héritages meurtriers de la colonisation…
En effet, les colons ont cherché à cataloguer les Africains selon des appartenances ethniques soi-disant dérivées de fondamentaux biologiques, linguistiques ou symboliques rarement réunis dans des sociétés précoloniales très mobiles et pratiquant le métissage.
Divisant pour régner, tous les pouvoirs coloniaux ont opposé les « tribus » qu’ils avaient identifiées. Cela se poursuit avec les manipulations et instrumentalisations de certains pouvoirs actuels si bien que des conflits fonciers deviennent pour bien des journalistes occidentaux des guerres tribales.
Les identités ethniques – rappelons-le – ne sont pas immuables puisqu’elles changent et qu’il s’en crée tous les jours. Par exemple, les Kalenjin au Kenya sont une « ethnie nouvelle ». Et chaque Africain comme chaque Français dispose d’une variété infinie d’identités selon les circonstances et les situations.
L’ethnicité, fait de conscience, a donc été transformée par la colonisation en fait racial et culturel « gravé dans le marbre ». La mention de l’ethnie d’appartenance figurait dans les cartes d’identité au Rwanda en 1994 ! De plus, l’Afrique hérite de la colonisation des conflits renforcés entre autochtones et allochtones liés aux formes prises par l’exploitation coloniale comme en Côte d’Ivoire, au Nigeria, au Cameroun et dans l’Afrique du Sud de l’après Mandela… sans oublier une aggravation des tensions entre éleveurs et agriculteurs.
A l’opposé de ces stigmates de la colonisation, vous soulignez un certain nombre d’éléments qui témoignent de la force de résistance des sociétés africaines…
Oui, si vous observez le Nigeria qui est un grand pays (1/5ème de la population africaine est nigériane), la plupart des positions de pouvoir (sultans et émirs) dans le nord du pays n’ont pas changé avec la colonisation, les Britanniques ayant pratiqué l’ « Indirect rule » (gouvernement indirect via les intermédiaires issus des pouvoirs précoloniaux).
Le maintien des autorités traditionnelles a été aussi pratiqué par les Français dans la plupart de leurs colonies dès lors qu’elles collaboraient, même s’ils affichaient toujours l’idée d’assimiler sans en avoir la volonté ou les moyens. Dans le nord du Cameroun, les Lamido (chefs foulbé comme celui de Rey Bouba) ont un pouvoir très important. Ils se substituent à l’Etat dans bien des cas.
Dans le même ordre d’idée, on peut dire que les économies informelles et souterraines ont largement triomphé des économies formelles (ou des éléphants blancs, ces usines qui rouillent en Afrique subsaharienne) que l’on a tenté de transplanter sans les adapter si bien qu’elles ont été digérées, réadaptées et détournées par les sociétés africaines… On en a un exemple avec une ville comme Lagos qui a 12 millions d’habitants et où il n’y a qu’environ 700 000 emplois formels. Il s’y est développé une informalité extraordinaire qui fait qu’on y survit et qu’on s’y débrouille. On trouve près de Lagos une industrie de la récupération d’ordinateurs qui est une des premières au monde : c’est ainsi que l’Afrique est en train de s’en sortir.
Cette force de résistance vous apparaît donc comme globalement positive…
Ce qui importe, c’est que cette Afrique postcoloniale s’invente en liaison avec ses logiques profondes. Tout n’est pas rose bien sûr. La solidarité-réciprocité qui consiste à être solidaire avec les autres dont on attend un retour s’est rétrécie mais perdure en se transformant. La redistribution se transforme en corruption avec l’ajustement structurel, comme j’ai pu l’observer au Cameroun et au Nigeria. Avant la période d’ajustement structurel, on ne voyait pas cette petite corruption qui s’est installée partout dans ces pays et qu’il sera difficile d’éradiquer.
Un autre aspect est celui des « traditions » auxquelles on se réfère souvent et dont on sait qu’elles ne sont pas immuables parce qu’elles se transforment et se réinventent souvent au bénéfice de ceux qui ont le pouvoir. Quant à la sorcellerie et au religieux, ils relèvent de plus en plus du registre politique et sont donc instrumentalisés comme on peut le voir en République Démocratique du Congo. Sectes, intégrismes et prophétismes se sont multipliés un peu partout.
Enfin, pour revenir aux cultures d’exportation, longtemps considérées comme ennemies des cultures vivrières, elles se sont en réalité associées à ces dernières dans plusieurs pays comme le Mali. On ne peut donc plus dire que l’introduction du cacao, du coton et du café à tel ou tel endroit a eu des conséquences néfastes sur la sécurité alimentaire.
Enfin, il faut noter que les économies formelle et informelle s’appuient l’une sur l’autre pour fonctionner au mieux dans des pays qui ne sont pas business friendly – pour reprendre le jargon de la Banque mondiale – avec des cadres contractuels stabilisés.
Après avoir mis en lumière cette double approche de l’héritage colonial, votre analyse nous invite à sortir des idées reçues pour mesurer les changements à venir. Ceux-ci, nous dites-vous, sont commandés par le « rattrapage démographique » que l’Afrique est en train d’opérer…
En effet, en un siècle, entre 1950 et 2050, l’Afrique aura multiplié sa population par dix. Elle comptera alors autour d’1, 8 milliard d’habitants, selon les estimations basses des Nations Unies, contre 860 millions aujourd’hui. La densité générale sera de 72 habitants/km2 contre 32 en 2010 ! Cette augmentation de la population est importante à considérer pour l’ensemble des équipements collectifs nécessaires comme les hôpitaux ou les écoles et pour les villes. On a ainsi vu une agglomération comme celle de Lagos qui ne comptait que 500 000 habitants en 1950 atteindre plus de 12 millions d’habitants en 2010 et occuper un territoire immense bien au-delà de la lagune d’origine, avec une gestion chaotique des problèmes d’aménagement urbain, de circulation, de ramassage des ordures, de distribution de l’eau, de scolarisation, d’emploi, etc.
Cette croissance démographique est-elle à craindre ?
Au 18ème siècle, il y avait 17 % d’Africains dans la population mondiale, 8 % aux environs de 1900, et on atteindra les 20 % progressivement vers 2050-70, ce qui ressemble à un rattrapage démographique. Ceci a des effets importants. Au Nigeria qui est un pays très densément peuplé, sauf dans sa région centrale (vallées du Niger et de la Bénoué), la question est de savoir si l’on peut coloniser les terres sous-peuplées du Middle Belt central. Comme ce ne sont pas des « terres vacantes » comme on disait à l’époque coloniale, niant ainsi les droits de nombreux peuples, il y a régulièrement des conflits meurtriers entre musulmans, animistes et chrétiens pour l’usage des terres.
C’est aussi le cas au Kivu, en République démocratique du Congo, pays voisin du Rwanda, et dans toutes les régions sous-peuplées proches de zones à forte densité. Bien des conflits meurtriers qu’on connaît en Afrique sont d’origine foncière en raison même des convoitises et des déplacements forcés ou autonomes d’une population de plus en plus nombreuse.
Vous soulignez également le rattrapage de l’Afrique dans le domaine de l’urbanisation…
Le taux d’urbanisation est passé de 15 % en 1950 à 37 % en 2000. Il sera de 54 % en 2030. Il y a donc bien dans ce domaine également un rattrapage. L’extension à l’horizontale des villes africaines en raison du squatting (occupation « sauvage » de parcelles non aménagées) et de l’auto-construction pose bien sûr question pour les équiper, éviter la congestion urbaine et organiser leur fonctionnement (assainissement, ramassage des ordures, etc.). Encore faut-il souligner que le continent subsaharien restera rural encore longtemps, en raison de l’augmentation de la population rurale et du maintien d’une activité agricole et d’une culture paysanne dans bien des villes récentes…
Mais quand la croissance de la population va-t-elle se stabiliser ?
La question est de savoir si tout cela va continuer à ce rythme ou si la fécondité va diminuer. C’est ce qu’on appelle la transition démographique. En voyant la pyramide des âges, on observe que c’est le continent le plus jeune du monde et qu’il y a peu de vieux (3 % de personnes de plus de 60 ans, contre plus de 16 % en France en 2010).
Tous les pays africains ne sont pas au même stade dans ce domaine. L’Afrique du sud accuse une régression de sa population à cause du sida, mais aussi à cause de la fécondité moindre des femmes. L’Afrique australe va connaître une croissance de la population très modérée à l’inverse des pays sahéliens. Le Niger par exemple détient le record mondial de fécondité par femme, avec près de 7 enfants ! La stabilisation de la croissance naturelle de la population ira de pair avec la progression du niveau de vie, l’éducation des femmes et des politiques de contrôle des naissances. Cela demandera quelques décennies, mais c’est déjà engagé dans les pays anglophones comme le Kenya, dans les villes et parmi les classes moyennes, ces fameux Black Diamonds (terme sud-africain désignant les 3 millions de petits bourgeois noirs qui sont apparus après la fin de l’apartheid, les mesures de discrimination positive et la croissance économique de ce pays émergent) que l’on trouve à Johannesburg ou à Lagos, Dakar, Abidjan, Kampala, Luanda ou Nairobi.
Ces nouvelles classes moyennes sont-elles porteuses de changement ?
Depuis les années 1990, on assiste à une longue marche vers une deuxième indépendance, avec des progressions et des régressions, des demi-succès et des échecs comme il se doit.
Trois combats importants sont en chantier : les luttes pour la démocratie politique, économique et sociale à diverses échelles, les combats engagés pour le contrôle des ressources et des potentialités (mines, énergies, terres, forêts, eau, biodiversité) et les initiatives pour répondre de manière adaptée aux problèmes urgents faute de politiques publiques ou à cause de leurs insuffisances, ou pour pallier aux bévues et à l’arrogance de l’humanitaire aéroporté.
Il y a une multitude d’exemples de mobilisations des sociétés civiles. Pas seulement des nouvelles classes moyennes, mais aussi des femmes, des paysans, des déracinés ou des autochtones. Les paysans organisés se battent ainsi pour de meilleurs prix pour leurs cultures d’exportation.
Dans le domaine juridique, nombreux sont ceux qui demandent une justice plus équitable ici et là comme au Burkina Faso après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Dans un cadre ecclésial (Justice et Paix notamment), on dénonce les exactions de la soldatesque ou des satrapes au pouvoir, au Cameroun ou en République Démocratique du Congo. Dans les pays pétroliers, en RDC, au Congo ou au Nigeria, de nombreuses associations exigent des codes de conduite des entreprises multinationales, pour éviter une pollution irrémédiable des terres. Ailleurs, des groupes s’opposent aux expropriations de terres sans indemnisation ou à l’importation de médicaments périmés, de poulets congelés d’Europe, aux décharges sauvages de déchets sur les côtes, etc.
Depuis 1928 (avec les émeutes d’Aba au Nigeria oriental), les femmes citadines réagissent aux hausses brutales des produits alimentaires dans les marchés urbains. En 2008, à Dakar ou à Douala ou en 2010, à Maputo au Mozambique.
Dans bien des cas, dites-vous, les sociétés civiles se substituent au rôle défaillant de leurs Etats…
La lutte contre le sida en est un exemple. Face à l’impuissance des politiques publiques gravement atteintes par les programmes d’ajustement structurel pilotés par Michel Camdessus du FMI pendant trois décennies, on prend en charge un peu partout la lutte contre la pandémie sans attendre l’association des présidentes africaines ou françaises… Dans maints villages, des troupes de théâtre s’ingénient à faire comprendre aux maris mono ou polygames les effets de leurs « vagabondages » et l’intérêt des préservatifs dans un contexte africain et ce, malgré les discours lénifiants de la papauté et de certains évêques… Un peu partout les initiatives se multiplient sans attendre l’Etat ou les humanitaires pour prendre en charge les orphelins ou les prostituées, les enfants des rues ou les personnes atteintes.
Autre changement de taille : les revendications politiques des peuples qui se font désormais entendre…
Ces revendicationsprennent la forme de manifestations de rue très souvent réprimées dans le sang (comme en Guinée Conakry). Des mouvements politiques naissent alors à la faveur des revendications pour un meilleur partage du pouvoir et des ressources (pétrole, bois, uranium, etc.). Ils se muent parfois en groupes armés comme dans le delta du Niger, en Casamance, au Cabinda et au Niger septentrional, usant de toutes les armes du faible pour se faire entendre de pouvoirs locaux autistes et de multinationales extérieures utilisant des mercenaires : coups de mains, enlèvements, etc. Inévitablement, ces luttes dégénèrent en banditisme ou piraterie, l’achat d’armes et de munitions mobilisant des sommes conséquentes et les chefs de guerre devant assurer un train de vie de chef ! L’impéritie, la grave corruption des forces de l’ordre ont conduit aussi de vastes zones à subir les coupeurs de route. On est, dans ce cas, loin des combats pour plus de démocratie, mais cela questionne sur les éventuelles complicités étatiques ou la faillite dans l’usage de la violence régalienne légitime dans un certain nombre de pays, parfois bien notés par ce que l’on appelle la Communauté internationale.
Sans occulter les multiples problèmes de l’Afrique contemporaine, vous refusez de céder à l’afro-pessimisme et relativisez les troubles que connaît le continent…
Quand on regarde l’Afrique dans ses dynamiques, il convient de se souvenir aussi de notre propre histoire et d’avoir un regard comparatif non pour relativiser ou occulter, mais pour évaluer la permanence de certaines trajectoires en vue de construire un Etat-nation ou de mettre en œuvre le progrès matériel et humain (le développement).
Le sous-continent subsaharien est engagé en effet dans deux projets qui sont discutables et discutés : constituer des Etats-nations et poursuivre l’amélioration de son niveau comme de son cadre de vie, imitant ainsi le reste de la planète engagée depuis la révolution industrielle du 18ème siècle dans cette perspective.
Ainsi, quand on regarde l’histoire planétaire, on voit bien que des guerres fratricides continentales et mondiales ont aidé à créer des Etats-nations au XIXème et XXème siècle en Europe, comme elles ont produit des pays aussi importants en Asie que l’Inde, la Chine ou le Japon. Rêver à un processus pacifique relève encore de l’utopie tant les luttes armées pour acquérir et conserver le pouvoir font partie de l’histoire humaine.
De la même manière, vous relativisez également le phénomène de la corruption…
On parle souvent de corruption généraliséeen Afrique subsaharienne. Paul Wolfowitz, l’ancien collaborateur de G.W. Bush à la tête de la Banque mondiale en fut le contempteur patenté avant de devoir démissionner lui-même pour fait de corruption ! Mais il faut savoir qu’au Japon, pays surdéveloppé, la plupart des premiers ministres ont été limogés pour faits de corruption.
Quant à la Chine, elle est loin d’être un modèle de transparence. D’autres pays qui ne sont pas en Afrique connaissent, aussi, des formes de corruption. Le développement économique et social peut donc se faire dans la corruption, malheureusement pour notre souci récent de moraliser l’histoire ou de faire des leçons éthiques à l’ensemble de la planète.
Avec l’émergence de nouvelles puissances, notamment le groupe des Bric (Brésil, Russie, Inde et Chine), l’Afrique a aujourd’hui une nouvelle place dans le monde, tant aux plans économique que géostratégique. Quelles perspectives cela ouvre-t-il pour le continent ?
A partir des années 1990-1994, sur le plan macro-économique et géopolitique, le continent subsaharien décroche par rapport aux anciennes métropoles coloniales, fatiguées de se livrer à un « bouche-à-bouche coopérant » peu valorisé dans les opinions publiques (la Corrèze avant le Zambèze, puis la Hongrie avant la Zambie) et moins intéressées par l’exploitation des potentialités que d’autres acteurs.
La mort d’Houphouët-Boigny en 1993, la dévaluation du Franc Cfa, le génocide rwandais pour le pré carré francophone, la chute du mur de Berlin, l’indépendance de l’Erythrée, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, la guerre interafricaine du Congo (qui a fait 4 millions de morts) et, un peu partout, les politiques d’ajustement structurel (« stabilisation de la demande et relance de l’offre du consensus de Washington ») ont accéléré une évolution inévitable dans tous les domaines.
Les oncles blancs ont cédé la place à la Chine, aux Etats-Unis et aux nouveaux pays émergents (l’Inde, le Brésil, les Emirats Arabes Unis ou le Maroc et l’Indonésie) qui sont des interlocuteurs nouveaux défendant sans complexes leurs intérêts dans une Afrique subsaharienne libéralisée et désendettée, de plus en plus délaissée par les « gendarmes et mercenaires européens » au profit des humanitaires de toutes obédiences.
Cette nouvelle configuration présente-t-elle réellement des opportunités pour le continent africain ? Beaucoup d’analystes sont pessimistes sur ce sujet. Ce qui ce passe actuellement dans plusieurs pays ne les contredit pas : signature de contrats très défavorables aux pays africains, exploitation de la main-d’œuvre locale, bradage des ressources naturelles…
L’Afrique subsaharienne peut profiter de la fenêtre d’opportunité macroéconomique dont elle bénéficie actuellement. En 2010 en effet, de bonnes perspectives de croissance durable s’offrent à elle avec la revalorisation des prix d’une bonne part de ce qu’elle exporte : le cacao comme le cuivre, l’uranium comme le pétrole.
Par ailleurs, la plupart des pays sont désendettés suite à l’ajustement structurel et à l’annulation de la dette par les bailleurs de fonds. Rien ne dit que tous les pays vont en profiter, ni que l’ensemble des classes sociales en verra les retombées, le système capitaliste étant ce qu’il est. Les élites dirigeantes restent prédatrices dans une partie des 48 pays subsahariens et ce sont les cadets sociaux, les femmes et les jeunes qui arracheront une meilleure place dans leur société, qui réaliseront le changement social que ce continent attend avec impatience. Et cet accouchement sera certainement douloureux en maints lieux. On peut faire l’hypothèse que cet apparent retour à une situation de type colonial va constituer l’aiguillon pour progresser dans la conquête de la souveraineté économique dans certaines zones où se déroulent des luttes. Pas partout cependant.
Quel peut être le rôle des artistes et des acteurs culturels dans la mise en œuvre de ce changement social ?
Ils jouent déjà un rôle important dans les changements en cours. Une émancipation culturelle a déjà précédé une émancipation économique ou monétaire. Il existe une réflexion africaine sur le devenir des pays chez tous les créateurs, artistes ou écrivains.
Il me semble que les cultures africaines, au sens anthropologique du terme, donnent au continent les possibilités de rebondir. Elles sont en perpétuel mouvement. Elles bougent, se réinventent, se détruisent et se reconstruisent. En ce sens, l’Afrique trouvera sa voie. C’est inévitable. Ce sont les dynamiques, les logiques de ces cultures qui m’intéressent.
Le modèle de développement des pays africains n’est-il pas à repenser en dehors des offres venues du Nord et comment profiter de l’expertise socioculturelle africaine en Europe ?
Aujourd’hui, les jeunes Africains n’ont plus de modèle, ou ils en ont de multiples qu’ils n’arrivent pas toujours à hiérarchiser ou à combiner sans difficultés. Et la Chine ne va pas nécessairement remplacer le modèle occidental ou inventer un modèle sinisé véritablement exportable. Pendant longtemps, on a vendu un modèle de développement calqué sur l’Occident. Mais aujourd’hui, avec les crises climatiques et environnementales, ce n’est plus possible. La coopération, qu’elle soit décentralisée ou pas, doit changer de méthode. Avant d’exporter nos savoir-faire et nos compétences, il serait utile de commencer par inviter chez nous des équipes africaines pour voir comment elles géreraient nos problèmes. Nous apprendrions des choses notamment en matière de gestion des conflits dans l’urbanisme. La manière dont les Africains gèrent leur vie sociale peut être intéressante pour nous, d’autant plus que nous vivons dans des sociétés multiculturelles.
Vous avez dirigé un ouvrage qui œuvre à déconstruire les préjugés sur l’Afrique (2). Alors que la France a cherché à célébrer elle aussi le cinquantenaire des indépendances, comment voyez-vous l’évolution de ces préjugés en France. Ont-ils tendance à s’affaiblir ?
Je suis très mitigé sur cette évolution. On peut passer son temps à démontrer à des personnes qu’elles se trompent, cela ne les fait pas nécessairement changer d’avis. En réalité, ces préjugés leur servent d’identité… Ils entretiennent une sorte d’autosatisfaction, voire de sentiment de supériorité… Quoi qu’il en soit, il faut continuer à se battre contre les idées reçues. Même si, parfois, elles sont véhiculées par des Africains, qui ont intégré ces représentations.
La célébration du cinquantenaire des indépendances aurait pu être l’occasion de bousculer ces préjugés en France. Hélas, cela n’a pas été le cas… On a l’impression que l’histoire de la colonisation et de la décolonisation n’intéresse pas une grande partie de la population française. Tant que cette histoire ne fera pas partie du récit national, cela ne changera pas vraiment.

1. Cade : Coordination pour l’Afrique de demain.
2. Georges Courade (sous la dir.), L’Afrique des idées reçues, éditions Belin, Paris, 2006.
propos recueillis à Paris, novembre 2010.///Article N° : 9880

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