Les nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone jouent de « l’entre-deux ». Explicitée par Sylvie Chalaye dans son livre Le Syndrome Frankenstein, cette caractéristique de l’écriture est due à la convocation d’espaces leurres, d’espaces « trous », d’espaces qui se dérobent permettant toutes sortes de transformations et de métamorphoses. Or, si nous parlons de dés-encrage poétique pour la pièce Concessions de Kossi Efoui c’est que « l’entre-deux » se situe là, dans cette invitation à partir à la dérive. Ainsi, l’ancre levée et l’encre déposée de Concessions jouent de concert pour nous faire sentir l’état d’exil qui coure à travers la pièce. L' »entre-deux » travaille le texte et le charge d’une dimension relative à la déroute et à l’égarement. Questionner l’espace dramaturgique de la pièce, c’est comprendre comment Kossi Efoui en use pour convoquer l’exil dans son théâtre.
Face aux territoires qui se dérobent, nous verrons combien les localités ne sont jamais acquises dans la pièce. Amorcer cette étude par la notion de localité nous amènera à étudier la place accordée à la lumière dans Concessions. En effet, la lumière est une composante centrale dans le théâtre de Kossi Efouicar elle est l’interrogation de ce qui nous apparaît. Les découpes spatiales que la lumière produit sont autant de coups de projecteur en direction des êtres laissés dans la pénombre de leur situation d’absents au monde. C’est notamment à travers cette composante que l’auteur pose la question des minorités visibles. Enfin, nous tenterons d’analyser la temporalité singulière que Kossi Efoui développe dans sa pièce et qui devient le symptôme d’un « nouvel ordre d’instabilité dans la création des subjectivités » (1). Il s’agira dans cette dernière partie de comprendre comment le mouvement à l’uvre est intimement lié à une temporalité relative à l’exil, à l’errance, à l' »ininstallé ».
Concessions est l’histoire de deux espaces dramaturgiques fonctionnant en contrepoint. En fond de scène, cinq cases de lumière découpent l’espace de « L’Interzone ». Le coach aveugle, La diva, La mère, L’homme au long manteau noir et La petite boxeuse sont les figures déposées dans cet espace intermédiaire, dans cet espace de « l’entre-deux ». « L’interzone » n’est pas une destination. C’est une escale imprévue qui s’étire dans le temps sans offrir d’alternative à l’attente. Les figures sont dans un mouvement arrêté. Elles sont toutes dans l’expectative du convoyeur qui leur a promis de revenir pour les emmener « Ailleurs ».
LA PETITE BOXEUSE :
Et avant de se souvenir de nous dans ses
rêves comme nous le voyons dans les nôtres.
LES AUTRES :
Il ne sait pas encore quand. Les temps sont
secs. Trop secs.
LA MÈRE :
Et il raconte toute la désolation du Capitaine.
Puis un jour, il disparaît et il disparaît
comme ça plusieurs fois. Et quand
il réapparaît comme ça plusieurs fois,
c’est pour dire toute la désolation
du Capitaine de ne pouvoir faire passer
tout le monde pour l’instant. Untel, Untel,
Untel pour l’instant, si vous voulez bien
me suivre. Parfois, on en repêche par ici.
Certains disent qu’on en repêche aussi
ailleurs.
LE COACH AVEUGLE :
Ailleurs, même repêché, pourvu que ce soit
ailleurs, c’est qu’on a trouvé une issue,
pourvu qu’on ne soit pas retombé du même
côté, c’est qu’on a trouvé une issue.
Les figures de « L’Interzone » sont « ininstallées ». Elles sont à la dérive dans un temps suspendu au bon vouloir de celui qui viendra mettre un terme à leur inconfortable position. Ni vraiment en route mais quand même bien parties sans pour autant être arrivées, les figures sont dans l’incertitude d’un nulle part. Leur absence au monde est annoncée dès le début de la pièce par la figure de la mère : « Dès le départ, on a déjà trop voyagé sans hublot ni fenêtre pour se souvenir des chemins de retour ». Cette affirmation signe la terrible sentence d’être perdu et de ne plus pouvoir répondre à cette simple question : « où suis-je ? ».
En contrepoint, l’espace « Winterbottom & Winterbottom » découpe l’avant-scène du plateau. Ni figure, ni individu n’habitent cet espace, mais de petits soldats bâtisseurs de faux. Les paroles sont réparties entre les différents W : W1, W2, W3, W4 qui semblent pouvoir se multiplier à l’infini. Les répliques permettent un plongeon dans un système de récupération des émotions afin de combattre en masse et par des processus médiologiques, « l’hydre de l’ennui ».
W1 :
Ce ne sont plus les temps apocalyptiques,
les guerres étaient organisées pour satisfaire
le besoin émotionnel populaire, nos guerres
ont aujourd’hui quelque chose de plus
fonctionnel, juste bon à occuper le temps
libre de ceux qui ne l’a font pas. [
]
À tous les siècles, le diable, c’est l’ennui.
Ça, je l’ai écrit dans un livre.
W2/W3/W4 :
Et dans ce siècle, nous,
Winterbottom & Winterbottom
W2 :
Nous Winterbottom & Winterbottom
Créateurs d’émotions
W3/W4 :
Nous arrivons !!!
L’espace « Winterbottom & Winterbottom » est un espace qui fabrique du danger. Les propos tenus par les différents W révèlent la critique de l’auteur sur l’aspect voyeuriste de notre société de surconsommation visuelle. Cet espace met en question la qualité de notre regard quand ce dernier se pose sur les figures de « l’Interzone ». Nous ne sommes pas uniquement à l’ère des boat people, des migrations forcées, des diasporas multiples et complexes. Nous sommes à l’ère d’un monde en disjonction. Et c’est grâce à la cohabitation de ces deux espaces opposés que l’auteur questionne la place accordée aux dépossédés, aux « désabrités » (2), à ceux que le monde vampirise dans l’ombre pour combler l’ennui de quelques autres.
LA MÈRE :
[…] Pendant que tu attends ta vraie vie,
ton vrai départ, tu es ici dans l’Interzone et tu parles. (3)
« L’Interzone » est un espace d’attente ainsi que d’interrogations où s’estompent les repères des territoires. « D’où venons-nous » et « où irons-nous » se fondent en une même incertitude. Cette incertitude occupe désormais tant de place qu’elle envenime le sentiment d’appartenance identitaire, allant jusqu’à démembrer toute attache sociale.
LA DIVA :
Lorsqu’on a fini de tout vendre,
c’est la demeure qu’on a quittée, la musique
qu’on a quitté, les chemins qu’on a quittés
qui nous fuient à leur tour. Notre souvenir
de tout ça, répudié. Allégé comme lorsqu’on
a fini de tout vendre, léger comme au jour
de naissance. Nous attendons le monde
et personne ne nous attend au monde.
[
]
La diva est en errance dans « L’Interzone ». Elle est dépossédée d’itinéraire. L’espace dans lequel elle se vide de tout ancrage n’a d’efficacité scénique qu’à travers les paroles des cinq figures qui l’occupent. Plus exactement, c’est parce que des paroles ont investi cet espace qu’il est devenu une localité caractérisable, un espace particulier. Sans quoi il est vide, il est un manque, un trou. Nous utiliserons dans cette étude le terme individus car nous ne savons pas s’il s’agit encore de personnages dans cette dramaturgie. Loin d’une tendance, à savoir la remise en question perpétuelle du personnage dans le théâtre contemporain, c’est une nécessité que de trouver un terme approprié à cette écriture. Ainsi, nous préférerons parler ici de figure et d’individu. Ce second terme, moins évident que le premier est employé justement pour désigner l’indivisible. Face à ces figures éparpillées dans « l’entre-deux » caractéristique de ces espaces dramaturgiques, nous choisirons le terme individu afin de nommer ce noyau, cet il du cyclone dont ils sont dotés et qui ne peut être ôté. L’auteur ne nous laisse voir dans la pièce que la trace métonymique de l’individu. Il en va par exemple pour L’homme au long manteau noir, qui ne nous apparaît que comme une silhouette, que comme une figure vagabonde. Loin de convoquer l’entier afin de renseigner sur l’existence de ces figures, Kossi Efoui nous offre des pistes pour reconstruire le chemin emprunté par la figure qui est désormais en transhumance. C’est ainsi que les personnages dans Concessions sont dans cet « entre-deux », dans cet écart entre la trace laissée et l’ancrage éphémère de leur errance. Tantôt nous emploierons le mot figure afin de convoquer une dimension relative à la sensation et à la présence, à travers la forme extérieure d’un corps, d’une silhouette ou même d’un masque par exemple. Tantôt nous emploierons le mot individu afin d’évoquer le mouvement interne à la figure et plus précisément dans cet article, les affects qui les traversent.
Sur cette mise au point, écoutons Le coach aveugle ouvrir la pièce sur cette réplique : « – Au début, on croit que « Ailleurs », c’est devant soi. Il arrive qu’au début, on pense encore que la dernière demeure qu’on a quittée s’appelle « Chez moi
». » Soulignant l’ironie du sort qui saisit ces figures laissées au bon vouloir du convoyeur, Le coach aveugle ouvre la pièce par l’annonce d’un ailleurs tant espéré, caractérisé par un A majuscule. « Ailleurs » est un nom permettant de localiser précisément une position. Il est une partie déterminée de l’espace en ce qu’il est une issue, un contrepoint à la situation passée et/ou présente des figures de « l’Interzone ». « Ailleurs, même repêché, pourvu que ce soit ailleurs, c’est qu’on a trouvé une issue, ?…? », reprend plus loin Le coach aveugle. Or dans la pièce, les localités s’annulent par la perte. Ces individus ont perdu la mémoire des chemins du retour à « trop souvent voyager sans hublot ni fenêtre ». Ils ont perdu leur bagage identitaire. Ils sont devenus infirmes par manque de repères, comme paralysés dans l’attente d’une main tendue qui les portera ailleurs. La nomination de coach aveugle indique bien que cette figure est dépossédée de sa technique fondamentale. Il guide La petite boxeuse mais ne l’entraîne pas pour l’avenir. Les souvenirs des rounds de Mohamed Ali reviennent en litanie dans la pièce et servent d’écrans de projection pour la jeune boxeuse allant jusqu’à s’y confondre dans l’imitation.
(Shadow boxing au bout de la corde. On ne sait pas lequel des deux corps fait bouger l’autre)
LE COACH AVEUGLE :
Elle fait bien Mohamed Ali.
LA PETITE BOXEUSE : (Mohamed Ali grande gueule).
Aucun vietnamien ne m’a jamais traitée
de sale nègre
« L’Interzone » se révèle être un lieu d’occupations provisoires. Les individus y restent sacrifiés et tout autour d’eux les territoires s’effacent pour devenir des destinations indéterminées et incertaines. Il n’y a plus d’ancrage spatial précis mais des balises éparpillées au large des souvenirs et de l’espoir. Les répliques deviennent alors les tentatives de convoquer à la fois une localité perdue et de constituer une échappée possible.
Le corps est le seul ancrage des figures à la dérive. Les incertitudes spatiales les traversent. Leurs voix sont alors chargées d’affects existentiels : l’angoisse de rester, l’espoir du départ.
LA MÈRE :
Le Convoyeur vous plante là,
Disparaît, avec la promesse de revenir
Vous rechercher un jour pour
Reprendre la mer/où ça l’issue ?
LA PETITE BOXEUSE :
Partout la mer. [
]
LA MÈRE :
Au départ, on se dit : Je vais au monde,
Demain peut-être, je serai au monde.
On vend son nom pour commencer
une nouvelle vie [
]
(Et la figure de La mère de reprendre plus loin) :
Ça, c’est là l’Interzone : quand on a fini
de tout vendre.
Les figures sont transies d’incertitudes. Elles sont paralysées par la privation d’issue. Ainsi leurs voix sont lourdes du poids de l’incomplétude. Pourtant, les figures chantent parfois dans la pièce. Malgré leur caractère sporadique, elles recréent un chur, une énergie d’ensemble lançant ainsi un appel commun contre la solitude de leur exil.
LA DIVA : People don’t live or die
People juste float
It is true sometimes
(Le chant est repris sporadiquement de case de lumière) :
It is true sometimes/you can see that way –
Pour comprendre le terme d’affect que nous avons employé plus haut, nous ferons tout d’abord appel ici à la distinction entre affect et passion qu’opère Kant. Nous nous appuierons sur une note à la « Remarque générale » afférente au paragraphe 29 de la Critique de la faculté de juger. Kant nous informe que « Les affects sont spécifiquement distincts des passions (Leidenschaften). Les premiers se rapportent simplement aux sentiments ; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre arbitre par des principes. Ceux-là sont impétueux et irréfléchis, celles-ci sont durables et réfléchies : ainsi l’indignation comme colère est un affect : mais la haine (soif de vengeance) est une passion. » Kant suggère ainsi que l’affect est inscrit dans un temps fugace, un temps similaire à celui de la vie qui ne cesse de s’écouler. L’affect s’éloigne de la faculté de désirer en ce qu’il ne s’inscrit pas dans une durée mais dans un momentané, un instantané. L’affect est cette décharge qui touche le sujet. Le terme dérive du latin afficere et signifie l’aptitude à être touché. C’est en ceci qu’il implique une modification du sujet. Dans l’affect, le sujet est éloigné de la raison en ce sens qu’il n’est pas dans l’idée. L’affect ne permet pas de projection. Spinoza quant à lui, nous informe dans son livre III de l’Éthique que par affect nous désignons tout mode de penser qui ne représente rien. En cela, l’affect s’oppose à l’idée en tant que cette dernière à une réalité objective. L’affect est un mode de penser non représentatif. Pour le philosophe, la pensée dans l’affect n’est plus de l’ordre de la succession d’idée mais de l’ordre de la « variation continue de la force d’exister ou de la puissance d’agir ». (4) Il s’agit de comprendre que dans « l’Interzone », les figures ne sont pas dans un mode dans la représentation. Elles ne convoquent pas de réalité objective, à l’exception parfois du duo formé entre Le coach aveugle et La petite boxeuse lorsqu’ils échangent ensemble autour de Mohamed Ali. Les figures sont et nous le voyons notamment à travers celle de L’homme de cave dans des pensées qui les traversent, des affects qui les consistent. Les affects deviennent si puissants pour les figures de « l’Interzone » que ces derniers se transforment en puissance d’agir, allant jusqu’à devenir pulsion d’action, comme de brusques tentatives d’advenir au monde.
C’est ceci qui nous fait comprendre les mouvements d’une figure comme L’homme de cave :
(L’homme de cave se réveille soudain puis
syncope)
[…] (L’homme de cave se relève brusquement. Se recouche)
[…] (L’homme de cave se réveille brusquement)
[…] (L’homme de cave se réveille brusquement)
[…] (L’homme de cave sort en courant, une bouteille à la main, la jette dans la direction où doit se trouver la mer)
[…] (L’homme de cave sort en courant, une bouteille à la main, la jette dans la direction où doit se trouver la mer)
[…] (L’homme de cave sort en courant, une bouteille à la main, la jette dans la direction où doit se trouver la mer. Il rejoint calmement le groupe. Postures on aurait dit autour d’une tombe.)
Ces didascalies sont les premières de la pièce pour la figure de L’homme de cave. C’est à travers ces mouvements que cette figure fait son apparition en scène. Il tente de se redresser. Il n’est pas dans l’Idée représentative, ni dans la convocation de réalité objective. Il est dans une pulsion d’action afin d’échapper à cette position couchée, à cette position de mort entre ciel et terre qui rend impossible la rencontre de l’autre. Il lance des bouteilles et cet acte est en tous points intéressé. Du latin interesse, c’est un acte pour « être parmi », pour dépasser sa position d’absent au monde, pour déchirer son enveloppe vide et pour finalement se projeter, décoller et devenir autre : changer de peau. « L’Interzone » est vecteur de puissance agissante, cependant les bouteilles sont vides, elles sont lancées non pas dans la mer, mais dans son hypothétique direction. Les personnages sont démunis d’idée, d’une possible réalité objective autre, dans laquelle se projeter.
Ici intervient ce que l’anthropologue Arjun Appadurai désigne être une force sociale à l’ère de la globalisation, à savoir l’imagination. Les affects dépossèdent les figures de leur potentiel imaginatif leur permettant de penser une issue, de créer une alternative. À force de s’alléger en vue du départ, c’est leur bagage de vie qui s’évapore. « Je connais quelqu’un à qui il ne restait plus rien et qui vendait son sang, qui vendait sa force de courir. Sa force de marcher », nous dit L’homme au long manteau noir. La perte de repères spatiaux les plonge dans une détresse. Leur spectaculaire délocalisation les pousse au sacrifice de soi. Dépossédées d’ancrage spatial, ces figures errantes n’ont plus de ressources. L’imagination en tant que faculté de l’esprit n’est plus assez forte pour produire des représentations. L’élan vital qui s’établit dans la durée et que l’on appelle le désir est vidé de sa force. Ils ne peuvent pas transcender leur position d’absents au monde. Ils sont enfermés dans une réalité qui a appauvri leurs ressources et à travers elles, leur faculté à inventer leur liberté.
Dépourvus d' »avant lieux introspectifs », les personnages de l’Interzone sont inscrits dans une quête « extra-spective » (5). N’ayant plus la mémoire du lieu antécédent, ils n’ont pas accès aux « signes visibles de ce qui fût » (6). Ils ont perdu le repère originel leur permettant de déchiffrer leur identité à la lumière de ce qu’ils ne sont plus. Dépourvus de toute possibilité de retour sur soi, ils sont esseulés d’un patrimoine mémoriel particulier. Le patrimoine collectif surgit quant à lui à travers les chants de La diva, ou de La petite boxeuse qui convoque sur scène certaines des boxes de Mohamed Ali.
Les figures de « L’interzone » sont isolées au fond de la scène dans un espace découpé en cinq cases de lumière. Ces cases fonctionnent comme des espaces réservoirs. Chacun y déverse son lot d’espoir et de désenchantement. Cependant, cette solidarité de surface est un fil bien trop mince pour supporter le poids des affects dont sont chargés les personnages. C’est pourquoi le second espace de Concessions, à savoir l’espace « Winterbottom & Winterbottom » est placé à l’avant-scène. Cet espace fonctionne comme un évidement des personnages de l’Interzone, comme une épuration oserions-nous dire. En effet, la didascalie nous informe que « pendant toute la scène, seule la case vide, case n° 3, est éclairée dans l’Interzone ». C’est justement cette case, la case vide qui reste éclairée. Les figures restent dans l’ombre, elles sont atténuées. Cette présence particulière au plateau à travers la case vide souligne leur absence. Les figures de « l’Interzone » ne sont ainsi plus conçues comme des semblables appartenant à la même sphère. Cette dernière caractéristique produite par un monde en disjonction permet une rationalisation de la haine et de la violence à l’uvre dans l’espace « Winterbottom & Winterbottom ». La souffrance des figures de « l’Interzone » empêche la construction d’un monde commun. La case numéro 3, la case dont la lumière éclaire le vide souligne l’exclusion qui met en échec la condition même d’une civilité.
L' »apparence de loge » de l’espace « Winterbottom & Winterbottom » annonce que l’artifice y est de rigueur. À l’écoute des paroles des multiples W dont « l’image est plutôt celle d’un boy’s band », cet artifice devient effrayant, il devient un moyen trompeur et habile de déguiser la vérité. Cette subtilité s’inscrit en contrepoint des questionnements existentiels dont sont traversés les personnages de « l’Interzone ». Les « W » sont du côté des « créateurs d’émotions ». Ils avaient prévu « ce qui manquerait au programme de la vie » et pour « combattre l’hydre de l’ennui », ils ont recours à la science et à l’industrie de l’émotion. Le plateau de théâtre, grâce à la cohabitation de ces deux espaces devient une surface d’apparition, c’est-à-dire qu’il devient ce qu’Étienne Tassin nomme être « le plan de visibilité des rapports qui se nouent entre le dedans et le dehors, entre ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas, entre les inclus et les exclus » (7).
Bien plus qu’une question d’échelle et d’espace, la localité est avant tout une question de relation et de contexte. Cette cohabitation de « l’Interzone » et de « Winterbottom & Winterbottom » sur scène tisse des liens de « voisinage scénique ». Les deux espaces dramaturgiques deviennent contraste l’un de l’autre. Fonctionnant en contrepoint, ils permettent à la lumière d’installer un enjeu relatif à la présence des figures. En d’autres termes, la lumière Concession est une composante qui vient appuyer la question des minorités visibles. En effet, les figures de « l’Interzone » sont en état de dépossession de leurs ressources psychiques et vitales, alors que les différents W de l’espace « Winterbottom & Winterbottom » récupèrent cette détresse humaine. La lumière de « l’Interzone » découpe dans l’espace scénique cinq cases de lumière. Cette lumière inscrit la localité éphémère sur les corps qui nous apparaissent. Elle leur permet d’incarner une localité immédiate bien que non-acquise. Il ne s’agit pas d’un jeu de lumière en opposition avec le noir des ténèbres. Il s’agit d’une mise en lumière des ombres, une mise en lumière de l’absence de lumière. Nous revenons ici à l’idée d’une écriture caractérisée par « l’entre-deux » et qui convoque un espace dramaturgique relatif à ce qui est à la fois un arrachement au sol et un bond vers l’extérieur. Les figures de l' »Interzone » sont alors à vue mais dans un temps instable, dans un sursis à l’oubli. Les figures sont expulsées du temps qu’elles avaient vécu jusqu’alors, « expulsées du passé comme d’une patrie irrécupérable » (8). Elles sont désormais propulsées dans ce « temps tyran » de l’exil.
La dissidence à l’uvre dans l’écriture de Kossi Efoui est créatrice d’une invitation à réinventer notre rapport à l’histoire. L’auteur installe le sentiment de l’exil dans son écriture et c’est cette expérience poétique qui nous « dés-encre ». La liberté que prend Kossi Efoui dans son écriture est d’autant plus forte qu’elle ne se construit pas tant en opposition par rapport à un modèle en affirmant sa transgression. C’est une liberté qui s’invente, qui s’élance. Elle devient initiative et ainsi elle compose sa liberté grâce à une invitation poétique à « l’ininstallé ». Cette irréductible pluralité des possibles dans son écriture rend vaine la tentative de dessiner les contours de ce tournant en matière d’écriture, et c’est en cela que l’auteur puise sa force pour la convocation d’un état d’exil du lecteur.
1. Arjun Appadurai, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation, traduit de l’américain par Françoise Bouillot, Petite Bibliothèque Payot, Barcelone, 2005, p. 31.
2. Pierre Quellet, L’esprit-migrateur, essais sur le non-sens commun, Trait d’Union, Le soi et l’autre, Québec, 2003, p. 7.
3. Kossi Efoui, Concessions, Editions Lansman, Urgence de la jeune parole, Toulouse, 2005, p. 15.
4. Je vous invite à lire sur ce point le cours de Gilles Deleuze donné à Vincennes le 24 janvier 1978 et disponible sur le site [http://www.webdeleuze.com]
5. Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil, La Librairie du XXe siècle, Evreux, 1996.
6. Pierre Nora, Lieux de mémoire, cité par Marc Augé, in op. cit., p. 37.
7. Etienne Tassin, Un monde commun, Paris, Seuil, 2003, p. 279.
8. Remo Bodei, « Les deux exils », Écritures de l’exil, sous la direction de Augustin Giovannoni, L’Harmattan, Condé-sur-Noireau, 2006, p. 13.///Article N° : 10512