Sur grand écran, les histoires musicales du Continent sont rares. Pourtant, nombreux sont les documentaires, mettant des artistes en scène pour éclairer un contexte social ou politique, de nos jours. Inscrits sur un marché de niche, les réalisateurs peinent à diffuser leur production, et leurs images, portées par des enjeux divers, ne se réduisent pas toujours à leur mission première. Décryptage à travers quatre films à l’affiche, dont Mali Blues, en compétition au festival Visions du Réel en Suisse, ce 20 avril.
A Montréal, le festival Vues d’Afrique programme, du 17 au 24 avril, plusieurs documentaires mettant des musiciens africains ou proches en scène. Dans Maloya j’écris ton nom, la caméra voyage à la Réunion aux côtés de Christine Salem et d’Olivier Araste, du groupe Lindigo. Dans Gangbé !, il est question d’une épopée des Béninois du Gangbé Brass Band vers Lagos, tandis que Du Piment sur mes lèvres filme l’indignation du rappeur camerounais Valsero. En Suisse, durant ce temps, le festival Visions du Réel programme la première de Mali Blues, un voyage musical. On repense à la consécration du Staff Benda Bilili en salle obscure.
La musique, en effet, inspire beaucoup les réalisateurs, de nos jours. Mais les images, quelles qu’elles soient, relèvent presque toujours de la campagne de promo pour les artistes, bien qu’évoluant en décalé par rapport aux formats classiques du clip et de la captation de concert. Ces films peuvent être une aubaine. Mais l’artiste, bien souvent, y apparaît pour servir un angle, et non en tant que sujet à part entière. Son succès, son aura, sa notoriété, servent alors à décrypter la complexité d’une situation donnée dans le temps. La musique est un médium sensible, dont usent les réalisateurs. » Suivant la démarche de Jean Rouch [réalisateur et ethnologue français], il s’agit de montrer une expérience artistique pour témoigner des forces en place. La musique pour dépasser les frontières politiques, culturelles, pour casser les préjugés », pense Eric Münch, auteur de Nawal et les Femmes de la lune, un portrait de l’artiste comorienne dans son pays d’origine.
L’intention de tels projets peut aussi être la promotion d’un patrimoine. Ainsi, Anaïs Charles-Dominique a-t-elle réalisé Maloya j’écris ton nom à l’occasion de l’anniversaire de l’inscription du maloya au patrimoine immatériel de l’Unesco. Le maloya mystique exploré dans ce documentaire, incarné par deux figures connues à l’international, Christine Salem et Olivier Araste, est là pour promouvoir un imaginaire, longtemps resté dans l’ombre. Autre tendance, courante à propos du Mali, la mise en situation géopolitique d’un pays par le biais de ses artistes, célébrés de par le monde. Ainsi, dans Mali Blues, voit-on émerger un discours de paix, transformant les artistes en ambassadeurs de l’unité nationale. De Fatoumata Diawara, habituée des scènes européennes, quoi que peu connue au Mali, à Ahmed Ag Kaedi, leader d’Amanar, représentant du monde touareg, en passant par Bassékou Kouyaté, griot mondialement reconnu, et Master Soumy, rappeur indé.
Ces films ont un point en commun. Ils connaissent tous un problème lié à leur diffusion. Si Mali Blues a pu être réalisé avec le soutien d’ARTE et de ZDF – la deuxième chaîne de télévision généraliste allemande – et projeté en salles, ce n’est pas le cas pour nombre de films issus de cette partie du monde. Les biopics à gros budgets sont plutôt réservées aux stars anglo-saxonnes. Mais la situation politique du Mali, connectée à l’actualité terroriste mondiale, en a sûrement fait un sujet potentiellement vendeur pour chaines culturelles européennes. Ajoutons que la productrice Kerstin Meyer-Beetz est un nom reconnu en Allemagne, et que son travail est régulièrement diffusé par la chaine franco-allemande. Pour la plupart des réalisateurs, s’intéresser à la musique africaine suppose d’uvrer sur la base d’une économie de fortune. Pour la France, les financements du CNC, pour ne prendre que cet exemple, sont conditionnés à une promesse de diffusion TV nationale. Eric Münch, qui s’est lancé en autoproduction, raconte : « C’est difficile d’être diffusé. Il faut être dans les petits papiers des chaines. Et dès que tu parles de musique, elles ferment les yeux. Elles préfèrent les clips musicaux ». Seule Mayotte 1ère a diffusé son documentaire. Ce qui semble s’expliquer par le fait que le sujet parle de l’archipel des Comores.
Idem pour Anaïs Charles-Dominique, soutenue par Réunion 1ère et Canal+ Réunion. Les 80 minutes de son docu excédaient néanmoins le format-cadre de France Ô. Ce qui oblige à trouver des alternatives au petit écran, en allant notamment projeter en salle. Eric Münch, lui, mise sur les nouveaux réseaux de diffusion comme la VOD, constatant que « tout fonctionne par rapport à la sortie d’un album. C’est obsolète. Je préfère faire un bon documentaire avec des subventions de type soutien aux artistes plutôt que de faire un clip ou une captation de promo dans une ambiance maison de disque ». Un autre créneau privilégié : le ciné-concert, combo qui profite mutuellement aux artistes et aux réalisateurs, comme l’explique Anaïs : « Canal+ Réunion a organisé un concert avec Christine Salem et Oliver Araste. Il a été retransmis en direct, et notre film était disponible pendant 24h. Leurs abonnés pouvaient gagner des places de concert. Les artistes ont pu donner un concert rémunéré dans une grande salle de la Réunion et, comme le film a pu être visionné 6 ou 7 fois, en termes de droits d’auteurs, c’est très intéressant pour nous aussi ».
De même, Nawal et les femmes de la lune a accompagné l’artiste en résidence au Bouffon théâtre à Paris du 14 janvier au 6 avril 2016, selon un concept de projection + concert chaque jeudi. Le format fonctionne d’autant mieux qu’il sert l’actualité de l’artiste : un album, un projet. Le film Gangbé !, inscrit sur l’agenda du Gangbé Brass Band en tournée, a été plus largement diffusé, parce que lié à la sortie de leur nouvel opus. Lutz Gregor, réalisateur de Mali Blues, imagine ainsi un « Mali Blues Tour« , Ahmed Ag Kaedi et Master Soumy préparant, actuellement, chacun, un album. Fatoumata Diawara, la « pro » des scènes du monde pourrait aussi aider Ahmed à percer en Europe, espère-t-il. Mais Lutz Gregor ne sait pas encore si l’idée intéressera les artistes eux-mêmes. A Bamako, Ahmed n’a offert qu’un sourire distant à la proposition. Et le réalisateur n’est ni producteur ni programmateur.
Les réals médiatisent, de fait, les artistes, mais ne sont pas investis dans les métiers de la musique. Parfois le double positionnement est assumé d’amblée pourtant. Benda Bilili ! est signé par ceux-là même qui ont permis à Staff Benda Bilili d’enregistrer leur premier album, finançant dès lors leur lancement de carrière à l’international. On se souvient du Buena Vista Social Club, réalisé par Win Wenders à la demande de Ry Cooder, qui a enregistré l’album du groupe et celui d’Ibrahim Ferrer. Il peut y avoir des accords entre un monde et l’autre. Mais le « deal » n’est pas toujours clair entre artistes et réalisateurs. Eric Münch explique avoir dû négocier avec le désir de Nawal de le transformer en outil de promotion. Ce qu’il est, avant tout. D’autres enjeux peuvent également se faire jour. Si l’on prend le cas de Mali Blues. Fatoumata Diawara met sa notoriété en Europe au service du film. A l’image de son passage dans Timbuktu, où elle interprète une touarègue bravant l’interdit du chant dans une ville assiégé par les islamistes.
Fatoumata n’est une icône de la musique malienne qu’en dehors de son pays. Et Bassékou Kouyaté n’a pas manqué de signifier sa sous-représentation à l’écran face à sa consur, auprès du réalisateur. En marge des aspirations d’un réalisateur voulant porter un message incarné et aborder le politique à travers l’art, les musiciens ont aussi leurs propres intérêts, d’ordre économique, à défendre. Ainsi, dans une scène de Mali Blues, ils se promettent un chant commun pour la paix. Mais au festival de Ségou, dans les coulisses du film, le discours sur l’unité se fissure. Ahmed Ag Kaedi n’est pas invité à partager la scène en même temps que les autres _ Rapport aux représentations et conflits tenaces entre Bambaras et Touaregs. Une chose que le film ne rapporte pas à l’image, le réalisateur craignant que ces enjeux « ne soient pas intelligibles pour le public européen « , à qui l’on destine ces images en grande partie. Limites du story-telling : les artistes sont d’autant plus visibles qu’ils transportent une histoire positive entre eux. Histoire d’odyssée, de succès inattendu, de parcours intime douloureux. Bref, d’émotions. Bienveillantes, de préférence.
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