Disgrâce

De J.M. Coetzee

Coetze : la langue en disgrâce
Print Friendly, PDF & Email

Huitième roman de J. M. Coetzee, primé par le Booker Prize en 1999, Disgrâce révèle une Afrique du Sud incapable de se libérer de ses vieux démons.

« Pour un homme de son âge, cinquante-deux ans, divorcé, il a, lui semble-t-il, résolu la question de sa vie sexuelle de façon plutôt satisfaisante. » « Plutôt satisfaisant vu les circonstances », c’est le bilan que David Lurie tire de sa vie en général. Professeur de littérature pas vraiment passionné par l’enseignement (mais ça lui permet de gagner sa vie et de se payer les faveurs hebdomadaires de Soraya), il vieillit (mais est toujours capable de séduire une de ses étudiantes) sans se faire d’illusions. Cependant, les circonstances cessent de lui être favorables quand il est brusquement accusé de harcèlement sexuel par une étudiante.
Tombé en disgrâce parce qu’il refuse de se plier au cérémonial d’excuses qu’exige la direction de l’université, Lurie démissionne. Sans ressources, le professeur déchu s’installe à la campagne, chez sa fille Lucy. Il s’occupe du chenil, donne un coup de main à Petrus, un ouvrier employé par Lucy et qui convoite en secret son terrain. Cette existence consacrée à la terre et aux animaux semble lui convenir et finit même par lui plaire, jusqu’à ce que le drame éclate, sans crier gare. L’agression dont sont victimes Lurie et sa fille, puis le triple viol subi par Lucy, sauvage et gratuit, dont il se dégage une « haine personnelle », alors que les auteurs sont de parfaits inconnus.
Jusque là, aucune allusion à la couleur de la peau des uns et des autres, et voilà que le viol remet tout en question. Il n’est plus possible de faire comme si tout avait recommencé à zéro après l’apartheid, d’interpréter ce qui s’est passé sans allusion au passé. Le viol serait-il une dette dont il faut s’acquitter, une créance exigible par l’histoire, comme semble le penser Lucy ? Elle refuse de s’en aller, c’est pour elle le prix à payer– juste ou pas – pour pouvoir rester. Serait-il donc impossible d’exister en tant qu’individu dans cette Afrique du Sud marquée par des blessures encore trop récentes ?
La mort de la langue
L’écriture de Coetzee est dépouillée, mise à nu comme les émotions et la pensée de Lurie. Sans compassion, sans parti pris, l’auteur déroule une histoire où la langue tombe elle aussi en disgrâce : « L’anglais n’est pas le médium capable d’exprimer la vérité de l’Afrique du Sud. De longues suites de mots dans le code anglais, dans de longues séries de phrases, se sont empâtées, ont perdu leurs articulations, se sont désarticulées, raidies, roidies. Comme un dinosaure qui expire et s’enfonce dans la boue, la langue a perdu sa souplesse », écrit-il.
Dans le premier roman de Coetzee, Au cœur de ce pays, la langue était à la fois instrument de pouvoir et un moyen de transgresser des codes et un ordre établis. « Mon père échange des mots interdits avec Klein-Anna. (…) Il pense qu’ils peuvent choisir leurs mots, s’inventer un langage privé (…) Mais il n’existe pas de langage privé », affirmait Magda à propos de la relation que son père entretenait avec la jeune épouse de son contremaître noir. Huit romans plus tard, le poids de l’histoire imprègne toujours les mots, et pour longtemps encore : « D’ici que reviennent les longs mots reconstruits, purifiés, fiables de nouveau, il sera mort depuis longtemps. »

Disgrâce, de J.M. Coetzee. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis. Ed. Le Seuil, 2001, 252 p., 125 FF.///Article N° : 75

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
J. M. Coetzee © DR





Laisser un commentaire