Du dangereux indigène au cannibale sympathique : les images du théâtre à l’époque coloniale

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 » Ce roi anthropophage hantera l’imagination de nos enfants, comme ont hanté la nôtre les héros de Michel Strogoff et du Tour du monde en 80 jours.  » (Comoedia illustré, décembre 1919)

Le théâtre a une responsabilité indéniable dans la fabrication des clichés, en particulier ceux qui touchent à la représentation de l’Autre. Il faut dire que le théâtre a été durant des siècles le seul média populaire. Victime de la censure, récupéré par le pouvoir et souvent même instrument de propagande, cet art de représentation a, pour une bonne part, contribué à façonner les images qui hantent aujourd’hui encore la conscience collective. C’est ainsi par exemple que la figure du bon roi nègre anthropophage s’est imposée dans les années vingt avec le succès retentissant de Malikoko au théâtre du Châtelet. Et ce nègre vorace, mais tellement drôle, qui faisait bouillir dans son chaudron les pauvres explorateurs égarés, devint l’ogre exotique de toute une génération de petits Parisiens.
Le nègre qui fait peur
Dès les dernières décennies du XIXe siècle, le monde du spectacle s’était largement fait l’écho de l’expansion coloniale en magnifiant la conquête dans des pièces exotiques à grand spectacle. Le Châtelet avait adapté la Vénus noire d’Adolphe Belot en 1879 et en 1895 l’Opéra-comique avait fait jouer Le Roman d’un Spahi  d’après l’oeuvre de Pierre Loti. Les victoires de l’armée française sur Samory et Behanzin avaient fait l’objet de grandes fresques militaires : Cinq mois au Soudan aux Arènes du Bois de Boulogne, La Conquête du Dahomey au Théâtre du Châtelet, Au Dahomey au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Les Français au Dahomey au Cirque d’Hiver, Un héros au Dahomey dans la grande salle du Tivoli-Wauxhall, etc.
En fait, dès la fin d’année 1892, peu après la victoire de l’armée française à Abomey, la plupart des théâtres de Paris et de Province programmèrent des pièces à grand spectacle qui mettaient en scène le Dahomey et ses furieux guerriers que les courageux soldats français étaient parvenus à mâter.. Les intrigues de ces pièces coloniales étaient interchangeables et obéissaient toutes au même schéma : venus accomplir leur mission humanitaire et civilisatrice, les Blancs sont confrontés à la sauvagerie de peuples cannibales, adeptes des sacrifices humains et pratiquant encore l’esclavage.
Le spectacle était tout entier dans l’exhibition de l’Afrique et de ses indigènes. On se passionnait pour les grandes pantomimes : le Soudan aux Arènes du Bois de Boulogne, le Congo à l’Hippodrome. Même le music-hall organisait des revues exotiques avec d’authentiques sauvages. En 1878, les Folies-Bergère accueillent les terribles Zoulous. Le Casino de Paris donne le spectacle de cent Dahoméens et vingt-cinq Amazones en 1893.
L’image que le monde du spectacle donne des Africains épouse les représentations qu’en propose la presse pour justifier la mission coloniale : ce sont des sauvages qui ne connaissent rien du monde civilisé et se montrent d’une grande cruauté. On déterre les vieilles hantises, tandis que la science leur donne un vernis d’authenticité et que les reconstitutions pseudo-ethnographiques prennent le relais. En 1887 le Jardin d’Acclimatation offre le spectacle d’une tribu Achanti avec guerriers, femmes et enfants, c’est au tour des Somalis en 1895. Et en 1900, ce sera un village d’Abyssinie qui fera sensation à l’Hippodrome.
Les théories scientifiques, dans la mouvance darwiniste, font de l’Africain un primitif, tout droit sorti de la préhistoire, dont l’évolution s’est arrêtée à l’âge de pierre. Les affiches qui annoncent le spectacle des Zoulous ou celui des Achantis nous donnent à voir des guerriers aux corps convulsés, vêtus de plumes ou de peaux de bête, bouclier et sagaie au poing, un rictus effrayant sur le visage. Le Casino de Paris montre une Amazone en furie, qui, bardée d’un sabre et d’un fusil, brandit des têtes coupées.
Dès le premier tableau de Au Dahomey les confidences de Bernier, le colon endurci, au jeune Pascal fraîchement débarqué, font assez bien les présentations :
BERNIER : Avec le temps, on s’y fait, je t’assure !…
PASCAL : A la fièvre, soit ; mais aux moricauds !…
BERNIER : Ah ! les moricauds ne sont pas commodes.
(1er tableau, scène 11)
Ces sauvages dont les Européens sont venus extirper la barbarie représentent un péril permanent et contribuent d’ailleurs au climat menaçant de l’Afrique. Ils apparaissent d’autant plus dangereux qu’ils sont cannibales comme les « Niams-Niams farouchement accoutrés » qui figurent dans La Vénus noire. Un chroniqueur du Moniteur précise que s’ils n’ont pas « la queue simiesque dont les récits chimériques ornaient leurs échines », en revanche, « ils sont pourvus de mâchoires terriblement endentées ». « L’Afrique, ajoute-t-il, ne compte point d’anthropophages plus voraces, la chair humaine est leur plat du jour ».
Cette atmosphère étouffante et sauvage fit facilement le jeu du Grand-Guignol, notamment dans des pièces que mit en scène Charles Dullin comme Terres Chaudes  de Henri-René Lenormand en 1913, ou Le Démon noir  d’André-Paul Antoine en 1922. Ces spectacles puisaient l’essentiel de leurs effets d’épouvante, dans la peur que suscitaient les indigènes et l’étrangeté de leur coutumes sanglantes. Ceux-ci incarnent la menace permanente qui couve. Un des personnages de Terres Chaude les définit comme « des brutes emplumées qui vous lâchent des javelots empoisonnés dans le dos » (II, 1).
Aussi, dans ces pièces, les indigènes, qui n’ont pas encore été touchés par la grâce de la civilisation, apparaissent-ils comme des sauvages sanguinaires et incohérents, prompts à s’enflammer et à verser le sang. Et il faut d’abord les empêcher de s’entre-tuer! Les nègres du Démon noir, sous l’emprise de forces maléfiques, éventrent l’innocente et fidèle Diba. On ne sait pas du reste ce qui les a poussés à ce geste monstrueux. Le mystère angoissant plane et de toute façon, d’après l’un des personnages, « avec les nègres, on ne sait jamais » (Acte I, p.7).
Le nègre qui rassure
Cependant la propagande coloniale avait aussi besoin d’images plus sereines. Car elle tenait à donner avant tout une impression positive. L’intervention française devait apparaître comme une réussite. Aussi, pour ce faire, on brandit bientôt la figure héroïque du tirailleur sénégalais comme une figure emblématique des vertus de « la cure coloniale ». En lui, toute trace du sauvage avait quasiment disparu. La bête avait été non seulement apprivoisée, mais surtout admirablement dressée. Avant : un sauvage emplumé agité de convulsions hystériques et simiesques, après : un grand Noir au port altier arborant un magnifique uniforme tricolore et une baïonnette rutilante.
Qu’on le désigne comme spahi soudanais, milicien congolais, tirailleur sénégalais, le soldat noir enrôlé dans l’armée française, nouvel adepte et défenseur de la civilisation, voilà le grand mérite de l’entreprise coloniale. Ces sauvages d’Afrique, il est possible de les dompter, et le résultat est probant. Il n’y pas soldat plus fidèle, plus obéissant, avec plus de constance, plus de gaieté !
Ces bataillons nègres que Faidherbe avait constitués au Sénégal, en 1857, commencèrent à avoir une certaine notoriété en 1879 pour avoir sauvé la vie du capitaine Galliéni qui s’était aventuré en pleine brousse et avait été attaqué par deux mille pillards. Chéchia rouge, gilet de drap bleu, pantalon de cotonnade de style oriental, leur allure haute en couleur les distinguait des autres corps d’armée et laissa les parisiens médusés quand ils défilèrent pour la première fois le 14 juillet 1899. 
A la fin de Cinq mois au Soudan, ce sont les troupes de spahis soudanais avec à leur tête Castagnoul (un Blanc tout de même !) qui arrivent comme la cavalerie pour sauver les Européens que Samory allait supplicier. Dans le grand tableau qui couronne le spectacle, ils libèrent la ville en grande pompe. On a quasiment la même image avec la prise d’Abomey que ce requin de Béhanzin avait incendiée dans un ultime mouvement d’orgueil et de colère. Les fiers héros à la chéchia arrachent les captives des flammes.
De vrais tirailleurs ne tarderaient pas à figurer dans les revues militaires et à faire la fierté de la nation. Ces bataillons que le colonel Mangin baptisa la « force noire » devaient rapidement symboliser la réussite coloniale de la IIIe République.
C’est avec la guerre au Dahomey que la presse avait commencé à faire des troupes noires d’Afrique de véritables héros. Ils étaient la preuve vivante que tous les Africains ne rejetaient pas la colonisation française, bien au contraire, certains même lui prêtaient main forte en luttant à ses côtés. Le supplément illustré du Petit journal montrait le débarquement des troupes sénégalaises à Kotonou, venues apporter leur soutien aux Français dans le conflit dahoméen, tandis que dans les colonnes du Moniteur, un fait divers prouvait la droiture et l’honnêteté de ces soldats noirs. 
Cette image morale et digne du tirailleur, on la retrouve à l’ouverture du troisième acte du Spahi, où le désordre coloré et excentrique de la bacchanale africaine, cède la place au campement militaire parfaitement ordonné des tirailleurs sénégalais. Ce jeu d’opposition qui marquait déjà les illustrations dans la presse, comme cette entrée des troupes françaises à Abomey, représentant dans l’assistance d’un côté des sauvages dahoméens sagaie au poing, de l’autre des tirailleurs en joie lançant leur chéchia ou pacifiquement assis sur un paquetage rangé et plié avec méthode.
En fait, dans les années vingt, après les exploits militaires qui ont fait sa gloire durant la grande guerre, le tirailleur est devenu le modèle du nègre civilisé, fils adoptif de la nation française. N’avait-il pas prouvé héroïquement son attachement à la mère patrie en volant à son secours ?
En 1915, au moment où le conflit franco-allemand s’enlisait et où les doutes commençaient à gagner l’arrière, la propagande avait largement utilisé l’image du tirailleur. Prince, le soldat noir de Bécassine pendant la guerre, peut être considéré comme un prototype de ce bon tirailleur. Bécassine qui est la marraine de guerre de Prince, ne voit d’abord en lui qu’un sauvage cannibale, un « tropophage » comme elle dit, mais elle est bientôt séduite par sa gentillesse et sa douceur. Il faut dire qu’il a été élevé par les missionnaires !
Symbole de la force coloniale française, ces soldats noirs offusquaient particulièrement l’Allemagne qui trouvait la France en-dessous de tout : enrôler des sauvages dans son armée, quelle ignominie pour un peuple civilisé ! Puisqu’il faisait enrager l’ennemi, on utilisa son image dans des caricatures qui ridiculisaient « les boches ». Ce personnage comique avait quelque chose d’enfantin et de naïf qui ne véhiculait pas de la guerre une image de violence. Soldat solide, bien bâti, toujours souriant et en forme, prêt à séduire ses infirmières le bras en écharpe ou le pied dans le plâtre, il permettait de dédramatiser la guerre. Avec son « Y a bon ! » qu’il mettait à toutes les sauces, il incarnait l’esprit positif et l’espoir auquel devait se raccrocher la nation française. Le tirailleur devint ainsi une mascotte, d’autant plus sympathique que sa présence dans les troupes françaises choquait profondément l’ennemi.
Après l’armistice, on oublia vite le héros de guerre, mais on conserva la mascotte : on sait notamment la fortune que rencontrèrent alors les affiches de Banania qui récupéra dès 1915 le personnage au profit de son image et contribua à pérenniser sa représentation après 14-18. Le « Y a bon! » du tirailleur au large sourire devint après guerre un cliché indissociable de l’Africain qui avait reçu les lumières de la civilisation, mais gardait sa naïveté puérile. C’est ainsi que pour la reprise de Terres chaudes, devenue A l’ombre du mal au Studio des Champs-Elysées en 1924, Lenormand ajouta une scène qui n’était pas dans la version de 1913.
Moussa qui obéit au doigt et à l’oeil de Rougé, et que celui-ci charge d’arrêter Maélik, n’a apparemment aucun cas de conscience, à la différence de tous les Blancs de la pièce qui cherche à comprendre le geste absurde de Rougé, lui ne s’interroge guère sur l’équité de la condamnation et s’en remet entièrement à son maître :
ROUGE : Moussa !
LE MILICIEN, paraissant au fond et saluant : Commandant?
ROUGE : Ton prisonnier, ici, tout de suite. Et n’oublie pas ta chicotte.
LE MILICIEN, s’épanouissant dans un large rire : Y a bon, commandant. (Acte II, scène 14)
A côté du sauvage, quelle image rassurante que ce nègre rigolard, la mine toujours réjouie, « s’épanouissant dans un large rire », un peu niais certes, mais ô combien amusant. Le sourire du tirailleur est celui du bon nègre tel que le décrivait R.P. Briault à la fin de Sous le zéro équatorial :
« Amar, lui, était un bon nègre qu’aucun rêve d’émancipation ne tourmentait. A la manière des simples, il partageait tous les éléments de la vie en deux catégories sans nuances intermédiaires : il y avait « les choses qui y en a bon » et auxquelles il riait de toutes ses dents, et, d’autre part, les choses qui « y en a pas bon » pour lesquelles il se contentait de branler négativement la tête coiffée d’une chéchia inamovible. »
Le pouvoir balsamique de la civilisation, la cure coloniale, semble avoir purgé le nègre de sa sauvagerie native. Il est devenu un grand enfant complice des plus petits, un bon génie en chocolat placide et sympathique.
Le nègre qu’on adore
Cependant en devenant une figure sympathique, le tirailleur avait perdu de son exotisme : la propagande militaire en avait fait une image quasi familière. Comment alors concilier la sauvagerie exotique de l’Afrique et cette toute nouvelle drôlerie bonhomme qui plaisait tant chez le nègre ?
Bien sûr la presse travaillait depuis longtemps à désamorcer toute image angoissante de l’Afrique en jouant de la caricature. Ces rois cannibales qui ordonnent le supplice des Européens comme Samory, ou Mounza dans la Venus Noire, et qui font enlever des jeunes filles comme Béhanzin, auraient dû susciter la peur. Rien de tel cependant car on s’empressait de les tourner en dérision et d’en faire un sujet constant de plaisanterie. Le stéréotype du sauvage cannibale patibulaire et tellement saugrenu : anneaux aux oreilles, os dans le nez, sagaie au poing, et plumes dans le derrière, faisait plutôt rire. Mais il n’apparaissait pas comme sympathique.
Au plus fort de la guerre coloniale, ces caricatures flattaient surtout le sentiment de supériorité du Blanc. Du haut de sa puissance militaire et technologique, la France n’allait tout de même pas se laisser impressionner par une bande de « bougnouls » qui s’excitaient au fond de la brousse. La presse patriotique dénonçait le manque d’énergie de l’armée française mise en difficulté au Dahomey et s’indignait vertement : « un nègre ridicule, entouré de femmes, de guenons plutôt, qui composent à la fois sa garde et son harem, se moque de nous ». Elle préconisait d’infliger au plus vite à « l’affreux moricaud ce qu’il mérite, car, disait-elle, « il est inadmissible qu’une nation comme la France puisse être lésée, bafouée par un sauvage de l’espèce de Béhanzin ».
La propagande coloniale s’empressa de commander des images aux fabricants d’Epinal, les caricaturistes de presse déclinèrent le cannibalisme sous tous les angles, tandis que la réclame naissante récupérait l’humour qui commençait à auréoler l’Africain.
Caricatures et images d’Epinal empruntèrent bientôt à l’allure ridicule de Jim Crow et des minstrels, ces clowns noirs venus des Etats-Unis, tellement risibles avec leur chapeau claque et leur redingote. Les figures humoristiques du folklore américain étaient largement mises à contribution. On retrouvait ainsi dans ces gravures des allures de « Zip Coon », le dandy noir au binocle, et quelques traits du « Colored Grenadier », avec son képi empanaché, ses énormes épaulettes, et les rangées de boutons rutilants sur sa poitrine bombée. Dès que le nègre croyait avoir un peu de pouvoir, il revêtait les oripeaux du Blanc ! Comme ces grands gorilles noirs débarqués d’Amérique pour boxer à Paris et qui jouaient les dandys dans les bals à la mode. Seulement un nègre en costume d’alpaga n’a guère plus d’élégance qu’un éléphant qui tente de se faire passer pour une ballerine.
Le stéréotype du roi nègre s’était ainsi figé dès le début du siècle comme le prouvent les affiches publicitaires. Un galure haut de forme en guise de couronne, une canne chic pour sceptre, monocle, porte cigarette, distinction ! Mais… ses grands pieds n’ont pas trouvé de chaussures, et bien sûr, il est tout nu, ou presque, sous une redingote de smoking étriquée, un plastron en collier et des manchettes empesées aux poignets. Ajoutez à cela, quelques fioritures militaires empruntées aux représentations de Toussaint-Louverture, histoire de rappeler ses prétentions tyranniques et son goût pour la guerre ; on ne pouvait imaginer plus ridicule aux yeux des Francais, champions de l’élégance. Un nègre qui se prend pour un homme du monde !
Cette représentation satirique entra facilement dans l’imagerie populaire. Aussi, quand Mouëzy-Eon imagina son personnage de Malikoko, il s’inspira de ces images et inventa un roi cannibale qui devait sans tarder bercer les imaginations de centaines de petits Français entre les deux guerres : il avait la sauvagerie de l’anthropophage, le sourire sympathique du Y-a-bon et le ridicule clownesque du roi nègre.
Au lendemain de 14-18, M. Fontanès, le directeur du Châtelet, avait commandé au vaudevilliste à la mode une pièce à grand spectacle qui dépayse, divertisse et amuse le public. Mouëzy-Eon avait alors plus ou moins repris La Vénus noire, spectacle monté quarante ans plus tôt, mais avec cette fois-ci une optique délibérément loufoque et humoristique. Ce fut Malikoko, roi nègre ! La pièce remporta un succès retentissant, le plus lucratif de l’entre-deux-guerres. Elle fit les heures de gloire du Châtelet qui la reprit en 1925 et en 1930.
Malikoko y apparaît sur un trône entouré de favorites. Son costume mêle les plumes de sauvage et les accessoires occidentaux à la mode, il porte une jupette et des anneaux, mais arbore également un monocle et un chapeau militaire empanaché, ainsi qu’une veste festonnée. Il se veut distingué, il aime les manières européennes, sait faire marcher un phonographe, « parle comme les Blancs, sans abuser des infinitifs »(tabl.14, sc.2).
S’amusant avec les idées reçues, Mouëzy-Eon avait fait de Malikoko un nègre neurasthénique qui broie du noir quand il n’a pas à son menu une bonne brochette de Blancs. Malheureusement, c’est son anniversaire et aucune viande blanche au menu. Aussi même la musique que lui jouent ses favorites ne parvient pas à l’égayer. De fidèles sujets cependant, soucieux de fêter dignement leur roi, viennent de capturer quatre Blancs fort dodus, les héros de l’aventure venus visiter la brousse africaine. « Le nègre du monde », selon la formule de Miss Kitty, se montre plein de civilités et fort galant avec la demoiselle, car il ne souhaite pas contrarier ce gibier de choix : à ce qu’il dit, la mauvaise humeur rend la viande amère. Quant aux sauvages du village sur lequel règne Malikoko, revêtus de maillots noirs, « ils sont passés à l’encre, ont les lèvres écarlates, des cheveux crépus, des anneaux dans le nez et dansent éperdument », note Armory dans Comoedia.
A en croire la presse, ce gentil cannibale qui se pourlèche les babines à la vue du Blanc était irrésistible de drôlerie : Malikoko était un héros fait pour les enfants. Le Comoedia illustré annonçait dès la création de la pièce en 1919 : « Ce roi anthropophage hantera l’imagination de nos enfants, comme ont hanté la nôtre les héros de Michel Strogoff et du Tour du monde en 80 jours. » Toutes les critiques s’accordaient à citer la scène où le roi convoque son cuisinier avec ses coutelas, ses rôtissoires et ses lèche-frites comme la scène la plus drôle de la pièce. Fernand Gregh remarquait qu’elle amusait autant les petits que les grands : « Entendez les rires puérils quand Malikoko parle de mettre Miss Kitty et ses compagnons à la broche, et les tâte pour choisir les plus gras ». Ce bon roi nègre sympathique et gai partageait avec le brave tirailleur, qui vantait aux enfants le bon goût du chocolat, le même sourire carnassier. Le spectacle était plaisant pour les petits et leur laisserait des souvenirs inoubliables. De retour à la maison, suggérait un critique, « ils pourront s’endormir paisiblement et revoir dans leurs rêves le sourire terrible du nègre et les Blancs qu’il désire manger. »
Comme le veut l’imagerie enfantine, le bon génie que représentait le tirailleur trouvait son pendant maléfique. La fée Y-a-bon avait enfin sa sorcière : un croquemitaine exotique, un cannibale inoffensif qui fait peur aux petits enfants et les amuse en même temps. « Il est celui qui fait plaisir d’avoir peur », écrivait encore Fernand Gregh.
L’entre-deux-guerres vit alors éclore de nombreux pastiches de Malikoko, notamment Malices, Coco, joies nègres de Jean Bastia au Perchoir, et surtout Malin-Kuku, une opérette de Mauprey et Blondhin, à la Gaîté Montparnasse en 1921. Et quand le Châtelet remonta la pièce en 1925, Mouëzy-Eon transforma complètement l’intrigue, mais l’on conserva le brave Malikoko, qui n’avait pas pris une ride, et dont le rôle fut confié au clown Mylos. Ce roi adepte du jazz-band et des girls, avait juste troqué son chapeau militaire contre un costume à la mode et avait l’allure d’un dandy noir américain :
 » Ce nouveau Malikoko est un fort plaisant cannibale ; il s’est mis au gožt du jour. Il parle avec élégance, il s’habille, en nègre bien entendu, chez le bon faiseur ; il fait cuire ses victimes blanches selon les procédés modernes de l’art culinaire ; il a le sentiment très net de sa supériorité sur tous les monarques de la terre. Bref il est brave homme, sauvage et homme du monde. «  »
Le Soir salua la qualité tonique et vivifiante du spectacle pour la morale de la jeunesse : « Des émotions simples, de la gaîté saine et de belles images. » Et ce croquemitaine moricaud, plus célèbre en son temps que Joséphine Baker, ne devait-il pas contribuer au décervelage de toute une génération ?

///Article N° : 209

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