Du mythe de l’Égypte pharaonique à la renaissance négro-africaine

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Au moment où est commémoré le 28e anniversaire de la mort du Professeur Cheikh Anta Diop (7 février 1986 – 7 février 2014), sa vision de l’Égypte antique fait revivre un débat, pourtant clos depuis longtemps pour la communauté scientifique qui fait autorité. La question de « l’Égypte négro-africaine ou non » a été traitée par les plus grands anthropologues, historiens, égyptologues, linguistes, généticiens du monde et croisé leurs résultats qui font désormais référence. Les travaux de Cheikh Anta Diop y sont également examinés à la loupe.

Ces résultats issus des principales revues scientifiques européennes, asiatiques, américaines et africaines, ont fait l’objet d’une agrégation synthétique dans la revue Persée et définitivement commentés par [Alain Froment].
En fait au vu de cette synthèse de Froment – et non son opinion personnelle -, il convient de reconnaître que lorsque plus de 99 % des chercheurs sur un rayon pluridisciplinaire, réfutent une thèse, la sagesse incite à la revoir. Voilà pourquoi ma vision personnelle de la civilisation pharaonique, penche pour son rattachement à celles du nord de l’Afrique et du Proche-Orient antique, et que l’immense majorité de sa population est intégrée depuis toujours, au groupe proche des Berbères, avant d’être progressivement métissée (différentes invasions) et profondément sémitisée à partir de la première expansion islamique du VIIe siècle de notre ère. La seule marque négro-africaine que je lui reconnais, est celle des monarques de la XXVe dynastie dite « des pharaons noirs ». Cependant, l’immense apport de cette civilisation au patrimoine commun, m’a naturellement incité, à me pencher sur ses aspects fondamentaux à savoir :
– son peuplement aux origines ;
– l’éclairage de la science génétique ;
– de probables apports exogènes à cette civilisation ;
– la thèse de notre aîné Cheikh Anta Diop et la réalité historique ;
– la synthèse des travaux existants sur la question ;
– les véritables raisons de l’exploitation d’une thèse de « L’Égypte négro-africaine ;
– enfin ma conclusion.

Toutefois, dans le combat pour la mise en valeur des civilisations négro-africaines, je ne suis pas un électron libre. J’épouse ce paradigme, qui tend à mettre en valeur les inestimables apports de nos cultures au patrimoine universel. Étant entendu que le nerf intime d’une civilisation, est la préservation de son héritage culturel dans le maintien d’un certain nombre de traits fondamentaux des mœurs et de l’organisation sociale. Mais depuis la fin de l’empire romain, comme l’a si bien noté Paul Valéry, les civilisations sont mortelles. Pour ce qui nous concerne, nous Africains, la réalité présente de notre condition nous oriente souvent sur des pensées tournées vers le passé, pour nous procurer un certain confort. Partant, l’on peut facilement comprendre la démarche de notre aîné Cheikh Anta Diop. Ce grand pionnier travaillait à une époque où nos civilisations assiégées étaient pratiquement exclues des apports de tout progrès au bénéfice du genre humain. Face à un tel déni, j’avais dans un premier temps accueilli avec fierté, la « contre offensive » de Cheikh Anta Diop, et diffusé ses travaux et ceux de ses disciples, toutes thèses confondues. Je les ai longtemps intégrés, en étant convaincu de la bonne foi de leurs auteurs. Cependant, l’histoire et l’anthropologie n’étant pas statiques, d’autres pistes de recherches – du fait de découvertes plus ou moins récentes, négligées ou insuffisamment exploitées -, m’ont incité à élargir encore plus, ce champ d’investigations en remontant le temps, vers une des périodes les plus nébuleuses de l’histoire de l’Égypte. Quant à sa formation, de récentes découvertes – notamment celles de Paul Sereno, professeur à l’Université de Chicago et explorateur pour le National Geographic -, faites dans un cimetière préhistorique, nous apprennent un peu plus sur cette région nord de l’Afrique. Entre sept et cinq mille ans avant la construction des pyramides, les peuples de chasseurs-cueilleurs les plus anciennement installés en ces lieux – plus massivement au centre du Sahara -, furent les Kiffians et les Ténéréens. Puis à « l’ère sapiens », le Sahara connut un peuplement assez complexe avec un premier groupe formé de populations dites à « Têtes rondes », qui deviendront des Bovidiens mélanodermes, c’est-à-dire des Nègres purs parlant une langue nilo-saharienne. À cela on pourrait aussi ajouter les ancêtres de Négro-africains déjà métissés et parlant le niger-kordofanien (probablement un rapport avec les Peuls). Le groupe le plus important semble être celui des Protoberbères, proches des Sémites actuels et dont la langue afro-asiatique, appartient – comme celle des Sémites -, au groupe de langues longtemps qualifié de chamito-sémitique, mais revu depuis. Puis d’autres populations assez nombreuses, beaucoup plus avancées – et encore plus proches de l’ethnie assimilée « blanche » des Protoberbères, que des négro-africains -, arrivèrent dans la région. Ces nouveaux venus qui avaient domestiqué le cheval et mis au point un type de char, étaient probablement originaires déjà, du Croissant Fertile. C’est lorsque le climat devint plus aride, que la plus grande partie de ces « Tassiliens » immigrèrent dans la vallée du Nil copieusement irriguée. Elles constitueront le premier véritable peuplement de l’Égypte. Dans cet ensemble figuraient certes depuis toujours, des Nègres « mélanodermes », mais devenus très minoritaires au fil du temps. 

Une partie de ces populations négro-africaines ayant rejoint la vallée du Nil, s’est aussi assimilée et fondue dans ce creuset initial, notamment au Sud. Une étude minutieuse de certains crânes prédynastiques découverts dans le sud égyptien, à Abidos et à Hou, dévoile leur origine typiquement négroïde. D’autres découvertes d’effigies égyptiennes semblent confirmer aussi la présence de Noirs, dans ce pays. Toutefois, au cours d’une époque où sa population devint plus homogène, les Égyptiens figuraient les Noirs nubiens – pourtant voisins négro-africains les plus proches d’eux -, dans de nombreuses représentations, en « étrangers » différents. Ce qui n’est pas le cas pour les Libyens comme sur les Plaques de faïence de la tombe de Ramsès III. D’où la simplification abusive d’égyptologues européens, qui classaient systématiquement les anciens Égyptiens dans la « race blanche », parce que vivant au nord du Tropique du Cancer et dans la « race noire », les Nubiens localisés au-delà du Tropique. Enfin, dix-neuf siècles avant notre ère, une stèle fut érigée par Sésostris III et portait cette inscription : Frontière sud, stèle élevée en l’an VIII, sous le règne de Sésostris III, roi de Haute et de Basse-Égypte, qui vit depuis toujours et pour l’éternité. La traversée de cette frontière par terre ou par eau, en barque ou avec des troupeaux est interdite à tout noir, à la seule exception de ceux qui désirent la franchir pour vendre ou acheter dans quelque comptoir. Ces derniers seront traités de façon hospitalière, mais il est à jamais interdit à tout noir, dans tous les cas, de descendre le fleuve en barque au-delà de Heh. Tous ces éléments incitent logiquement, à penser qu’une population noire, n’a jamais été majoritaire en Égypte. Autrement comment expliquer que des 80 millions d’Égyptiens actuels, on ne recense qu’une très infime minorité de Noirs, souvent qualifiés de « Abd » ou « Zenjis » (esclaves), par leurs compatriotes, parce que généralement descendants de concubines noires qui meublaient les harems des sultans au cours de la traite négrière arabo-musulmane. Enfin pour clore ce chapitre, je rappellerais, que lors de l’expédition française en Égypte, le docteur Larrey avait dressé un tableau de la population égyptienne contemporaine, en s’appuyant sur sa composition « raciale ». En reprenant la classification et l’ethnogénie proposée par Volney en 1787, qui divisaient la population égyptienne en quatre « classes » à savoir : les « Mamelouks », les « Turks », les « Arabes » et les « Coptes ». De cet éclairage, il apporta une profonde modification sur leur origine des Coptes. À l’instar de ce qu’affirmait Hérodote, les Coptes seraient les véritables Égyptiens, issus d’un métissage entre Abyssins et Éthiopiens « et non pas des « nègres de l’intérieur de l’Afrique ». Cette thèse est aussi partagée par les anthropologues Mariette bey, Périer et Ernest Chantre. Le travail de ce dernier présente l’anthropologie des populations égyptiennes actuelles, entendues dans un sens très large : Égyptiens (coptes et fellahs), Arabes-Bédouins, Bedja (Éthiopiens ou Nubiens), Soudanais orientaux (Chillouk, Dinka, Nouer, Tchadiens, Nubiens). Tous concluent leur étude par : « Parmi les populations actuelles de l’Égypte, seuls les Coptes demeurent comparables aux anciens Égyptiens et aux Berbères ». Cependant plus précis, il ressort de l’étude de Chantre que :
1. les types égyptiens anciens et modernes présentent une unité remarquable ;
2. la ressemblance avec les Berbères prouve « non une filiation, mais une communauté d’origine » ;
3. cette origine est autochtone pour les Égyptiens et ils doivent vraisemblablement être apparentés à ceux que les anciens historiens ont appelés les « Libyens » ;
4. la civilisation égyptienne est donc autochtone, comme le peuple qui l’a créée ;
5. il n’y aurait donc pas d’unité anthropologique totale au sein de cette population, mais il existe un fond de population autochtone, commun au nord de l’Afrique (Libyens, Tunisiens, Marocains, Égyptiens) et différent des populations subsahariennes.
Ceci est confirmé par les analyses phylogénétiques les plus récentes, qui placent les Égyptiens dans le sous-ensemble génétique « berbère », proches des Libyens, des Tunisiens et des Bédouins La seule nouveauté est que des études récentes, dont la plus crédible des thèses admises, démontrent qu’en fonction du principe généalogique, les traces des peuples envahisseurs – en l’occurrence, de nature essentiellement morphologique – étaient inscrites dans l’identité biologique des Égyptiens actuels. Tout ceci va donc à l’encontre de ce que croyait Volney, la principale source avancée par Cheikh Anta Diop à savoir que : « Les anciens Égyptiens étaient de vrais nègres de l’espèce de tous les naturels de l’Afrique ». Ce qui n’a rien de surprenant quand on sait que Volney était un militant antiesclavagiste convaincu et voulant prouver que : « les hommes noirs ont une intelligence égale à celle des Blancs ».
Le point de vue de la génétique sur la question
Il est vrai que certains chercheurs africains de l’école de Cheikh Anta Diop, m’ont dernièrement opposé la piste génétique. En effet, la science génétique nous apprend beaucoup de choses sur la question. Des études sur les populations du Nord de l’Afrique (particulièrement maghrébines) et de l’Égypte plus avancée vers le Proche-Orient, révèlent des traces « négroïdes » persistantes dans leur patrimoine génétique. Mais le déséquilibre saisissant entre les lignées matrilinéaires subsahariennes (25 %) et les lignées patrilinéaires (40 %), démontrent à l’évidence que la presque totalité de ces croisements, impliquait des hommes de type sémite avec des femmes noires et non des pharaons ou notables noirs avec des femmes sémites. Comme je l’ai déjà signalé, depuis la nuit des temps, les monarques régnants en Égypte, les hauts fonctionnaires comme le clergé avaient pleins d’Éthiopiennes et de Nubiennes dans leurs harems. Rien d’étonnant que l’analyse de l’ADN de leurs descendants, révèle des éléments de mélanine voire par conséquent des maladies proches de celles spécifiques aux Négro-africains comme la drépanocytose. Donc tout cela ne prouve rien d’autre, qu’un certain degré de métissage. Aucun chercheur ne le conteste aujourd’hui. Ce degré de « métissage noir », on le trouve même chez Cléopâtre qui était pourtant descendante d’une lignée grecque des Ptolémée. Aménophis III, étant issu d’une mère nubienne, les mêmes éléments peuvent aussi se retrouver dans l’ADN de son petit-fils Toutankhamon fils d’Akhenaton (Aménophis IV), même si la recherche vient de prouver qu’il ne l’a pas eu avec la métisse Néfertiti. Ces éléments doivent aussi figurer dans l’ADN de Mohamed VI fils d’Hassan II de mère métisse. Regardez aussi Julien Clerc de grand-mère antillaise, pourtant totalement leucoderme. Peut-on conclure au vu de tous ces éléments, que les Égyptiens, Algériens, Marocains et Tunisiens sont des négro-africains comme leurs civilisations ? Bien sûr que non, pour les témoins contemporains que nous sommes. Mais si la photographie et les caméras ne devaient exister que dans deux mille ans, dans cet intervalle, un chercheur fantaisiste ou militant pour je ne sais quelle cause pourrait le faire, et même passer pour crédible. Alors que les études faites sur des populations très apparentées aux pharaons noirs Piyé Menkheperet et Taharka, ne laissent aucun doute sur leur totale négritude. D’où ma certitude concernant les pharaons noirs de la XXVe dynastie seuls véritables négro-africains originaires de Dongala (Soudan) et non sur les autres dynasties égyptiennes.
Les marques exogènes à la civilisation égyptienne
Quant à la civilisation de l’Égypte antique, il me semble nécessaire de ne pas l’isoler de son environnement. Comme on sait, de nos jours archéologues, anthropologues, préhistoriens et historiens s’accordent sur les origines des civilisations humaines. Toutes semblent remonter au Moyen-Orient. Dans cette région, au bout de quelques milliers d’années, les pluies se faisant plus rares, les populations d’agriculteurs se concentrèrent dans une région en forme de croissant et qui prit le nom de « Croissant fertile. » Ceci parce que, de grands fleuves – le Nil, qui traverse l’Égypte, le Jourdain, qui baigne la Palestine et surtout le Tigre et l’Euphrate dont le bassin forme la Mésopotamie -, y favorisaient l’irrigation des champs, pour compenser la raréfaction des pluies. Et c’est là que les premiers signes de civilisation humaine sont apparus chez des peuples localisés dans ce Croissant Fertile. Tout a changé vers 12 500 ans avant notre ère, au cours de ce que les préhistoriens qualifient de « Révolution néolithique. » L’abondance de la nourriture ayant pérennisé la sédentarisation de nombreux peuples en ces lieux, suivra un véritable choc culturel avec la banalisation de l’agriculture, l’apparition de l’élevage et le développement d’une civilisation urbaine. Tous ces éléments ont été à la base de la formidable évolution des Sumériens, qui furent les vrais premiers fondateurs des civilisations humaines, dix siècles avant Babylone et les Assyriens. Des deux millénaires qui s’écoulent entre 9500 et 7500 avant notre ère, il reste encore des vestiges remarquables comme celui du site de Mureybet, au bord de l’Euphrate (l’Irak actuel).
Et là nous ne parlons pas encore de l’Égypte mais d’une autre grande civilisation identifiée à cette époque c’est-à-dire les Sumériens. Bien avant les hiéroglyphes, ils ont été à l’origine d’une écriture cunéiforme et avaient bâti les premières cités – États monumentales comme Uruk. Ils avaient déjà couché leur histoire sur des tablettes d’argile il y a environ 6 000 ans. Leurs récits décrivaient aussi une histoire de la création qui ressemble étrangement à celle de la genèse. Force est donc, de reconnaître que leur civilisation était la plus avancée de l’époque. Bien avant les constructions monumentales égyptiennes, se dressait déjà en Mésopotamie, une pyramide dite « Cimetière royal d’Ur. » Elle fut bâtie à étages, comme le furent par la suite, les premières pyramides construites dans la Vallée du Nil. C’était aussi une pyramide de conservation des corps, bâtie il y a plus de 4 600 ans, c’est-à-dire entre -2650 et -2600, selon les identifications des deux rois d’UR : Meskaladung et Akalamdung. Ces rois sumériens furent tous enterrés avec leurs richesses personnelles : bijoux, or, argent, mobilier, vaisselles et pièces d’art à la manière des pharaons égyptiens. Notons que vers cette même époque sumérienne, se mettaient au point en Égypte, les merveilles architecturales de Imhotep, bâtisseur – sur ordre du pharaon Djoser de la IIIe dynastie -, du domaine funéraire de Saqqarah et sa pyramide à degrés. Comme nous savons, la circulation des hommes et des idées est non seulement une génération spontanée, mais elle remonte à la nuit des temps. Il est ainsi établi que les Sumériens, Assyriens, Égyptiens, comme la plupart des peuples du Nord de l’Afrique donnant sur la Méditerranée, échangèrent pendant longtemps et en priorité leurs connaissances et leurs expériences, avec des peuples et des cultures du Moyen – Orient et de l’Asie. Ce qui a ainsi logiquement engendré un développement culturel multicentré dans l’ancienne Méditerranée orientale. Nul ne prétend que ces Sumériens ont bâti la civilisation égyptienne. Mais avec ce que nous savons de leurs connaissances et de leur avance, celles-ci ont sans doute bénéficié aux bâtisseurs des pyramides d’Égypte. Par exemple, l’édification des monuments du plateau de Gizeh par exemple, n’est pas le fait du hasard. D’une précision étonnante, ces pyramides sont bâties à cheval sur le 30e parallèle et bien alignées sur les quatre points cardinaux. Cette merveille architecturale incorpore mystérieusement la valeur transcendantale du nombre Pie (3 141 592 653 589 793 238), qui représente le rapport constant du diamètre d’une sphère à sa circonférence. Les architectes de ces merveilles connaissaient parfaitement la forme et les dimensions de la terre. En fait sur une des tablettes d’argile découvertes chez les Sumériens, notre système solaire est décrit avec une impressionnante précision.
On y voit le soleil, la terre avec toutes les planètes autour c’est-à-dire ce que nous savons seulement depuis trois siècles. Ils connaissaient aussi, il y a 6 000 ans déjà, l’existence de Pluton que nos astronomes n’ont découvert qu’en 1930. Ainsi, des millénaires avant Copernic et Galilée, les Sumériens savaient que nous n’étions pas le centre de l’univers. Et aucune des découvertes faites en Égypte et situées vers la même époque ne mentionne cela. Aussi, mon intime conviction et au vu des échanges entre peuples de cette région, est que de la même manière qu’une part considérable de ce que nous attribuons à la civilisation grecque ancienne, avait eu des antécédents clairement identifiables dans des cultures voisines établies de longue date comme l’Égypte ; de même que tout le patrimoine romain fut bâti sur l’héritage étrusque, avant de s’épanouir avec l’apport des Grecs ; il est aujourd’hui établi que le savoir des Sumériens a bénéficié aux Égyptiens. Notons que l’un des historiens les plus crédibles, du Ier siècle, Flavius Joseph, parlait déjà d’une immigration préhistorique de peuples mésopotamiens (comprendre sumériens) en Égypte. Ce sont ces éléments établis, qui me font dire qu’il serait illusoire, de chercher à totalement « négrifier » cette civilisation, en éliminant les apports sémitiques de civilisations voisines, comme son héritage culturel. L’Égypte eut des « marques » négro-africaines, mais aussi d’autres plus importantes et venant de peuples non originaires du continent noir. Car aucun chercheur ne pourrait nier que l’Afrique noire fut l’une des rares parties du monde, longtemps restées hors de cette forme « d’enrichissement diffusable » et favorisé par l’écriture. Pendant que celle-ci bénéficiait aux peuples du Croissant Fertile, à ceux d’Europe et d’Asie, la plupart de ses sociétés sont restées et restent pour l’essentiel orales. Ceci explique, qu’elles n’aient pas véritablement profité à temps, des foisonnements scientifiques qui se jouaient chez les bâtisseurs de « Mésopotamie sumérienne », d’Égypte, de Grèce ou de Rome. Aussi, l’Afrique noire ne saurait être historiquement, la source unique et culturelle de la civilisation égyptienne.
La thèse de Cheikh Anta Diop et la réalité historique
En fait à l’origine le problème était que, pour ce qui est de la mystérieuse période prédynastique égyptienne, qui est souvent au cœur des revendications culturelles de l’école de Cheikh Anta Diop, on peut dire tout et n’importe quoi, en sachant que cela ne sera soumis à l’épreuve d’aucune expérience. Comme nombre de collègues de la communauté scientifique qui fait autorité, je pense que la plupart des travaux et écrits de ceux qui se réclament de cette mouvance, voire de l’afrocentrisme, relèvent souvent d’un discours militant et qui tente de réécrire une histoire engagée. Ceci ne fait pas bon ménage avec les principes fondamentaux de la recherche scientifique. D’autant que l’anthropologie et l’histoire, ne sont pas des sciences statiques. De nouvelles découvertes ont révélé d’autres pistes autrement plus sérieuses sur l’histoire égyptienne et qui ont fini par forger mon intime conviction sur la civilisation de ce pays et de son peuplement. En fait une confusion habile dans la thèse de Cheikh Anta Diop est que, pour l’époque (l’Antiquité) et les historiens cités, les Grecs qui ignoraient tout de l’Afrique noire. Ils assimilaient homme noir à Éthiopien, sous l’appellation de Aethiops ou « visage brûlé » selon Hérodote. Ces Éthiopiens étaient majoritairement des Couchites apparentés aux populations nubiennes et éthiopiennes. Mais comme on sait, après avoir désigné tous les Noirs, Éthiopien finira par s’appliquer à un peuple précis : les Abyssins ancêtres des peuples habitant l’Éthiopie actuelle. Et sur toutes les gravures d’époque retrouvées en Abyssinie, ces hommes avaient plus la tête de Haïlé Sélassié que celle d’Abdoulaye Wade. En les opposant donc aux Grecs d’un blanc proche de la craie, on peut aisément comprendre avec le recul, que les voyageurs ou historiens grecs pouvaient parler de « basanés » et non « noirs ». Et cette description correspondait plus à un Blanc ou Sémite trop exposé au soleil. Les choses auraient été autrement si ces voyageurs grecs avaient pu rencontrer un Bambara ou un Wolof. Qu’à cela ne tienne comme toute thèse appelle par essence même une antithèse, des scientifiques comme Jean Vercoutter l’ont récusé en affirmant que : « Les représentations des Noirs dans l’iconographie égyptienne pharaonique, montrent d’une part que les types physiques au sud et au sud-est de l’Égypte, étaient il y a trois mille cinq cents ans, les mêmes qu’aujourd’hui. »
Mais G Mokhtar plus précis nous apprend que : « Si une’race’ égyptienne a jamais existé – et l’on peut en douter -, elle est le résultat de mélanges dont les éléments de base ont varié dans l’espace et dans le temps. » De tout temps, il y eut contacts entre les Égyptiens et leurs voisins nubiens et éthiopiens. Victor Schœlcher, lors de la séance à l’assemblée nationale qui avait pour but l’abolition de l’esclavage reconnaissait lui-même : « Les Noirs ne sont pas stupides parce qu’ils sont noirs mais parce qu’ils sont nos esclaves. L’Égypte doit tout aux Éthiopiens… Ils ont fondé Thèbes… Partout ils s’occupèrent d’astronomie avec ardeur. Ils élevèrent des nombreux monuments, réformèrent les caractères (écriture) hiéroglyphiques et inventèrent les caractères syllabique… C’était le peuple le plus cultivé de l’univers. C’est eux qui fondèrent les premières écoles des sciences ». Toutefois dans l’iconographie sacrée des Éthiopiens, ces hommes que les Grecs appelaient Aetiopys ou « Face brûlée », l’étaient parce que comme je l’ai expliqué plus haut, ils étaient plus « basanés » que les Égyptiens. Quant à l’aspect linguistique, il ne suffit pas de produire des comparaisons de mots ou de termes, comme le fait notre aîné Obenga, pour prétendre que les anciens Égyptiens étaient de vrais nègres. Ce n’est plus défendable. Cette thèse est contestée par la quasi-totalité des historiens spécialistes de l’Égypte antique, y compris les égyptologues égyptiens eux-mêmes. Ils lui opposent de nombreux arguments historiques et archéologiques. Par exemple les nombreuses peintures montrent les peuples voisins de l’Égypte – dans un environnement depuis toujours peuplé de Sémites ou Berbères et non de Nègres -, comme des Orientaux à l’image des Assyriens, Philistins, Libyens etc. Leurs seuls voisins noirs étaient du pays de Kouch. Ils sont clairement identifiés comme étrangers à l’Égypte et définis comme différents des autres voisins du Nord du continent. Ceci est plus logique que ce que présente l’école de Cheikh Anta Diop. Aussi, rien d’étonnant que la population égyptienne actuelle, ne soit ni « négro-africaine » ni européenne, mais de type sémite et méditerranéen. Cette population n’aurait pu radicalement changer depuis l’époque pharaonique, comme le prouvent les analyses génétiques réalisées sur des momies antiques. Et les seules populations qui ont envahi ce pays, étaient grecques, arabes, turques etc., donc de type ethniquement voisin. Une chose certaine dans l’histoire de l’Égypte antique est que ce pays n’a jamais été isolé. Pourquoi Cheikh Anta Diop n’a pas exploité les archives des pays voisins de l’Égypte. Ou s’il l’a fait, on ne trouve pas traces dans ses travaux, de faits importants que j’ai découverts moi-même. Par exemple lors de la grande bataille de Megiddo, menée par Thoutmosis III, le scribe Tienen qui accompagnait l’armée égyptienne, a dressé un compte rendu fiable et précis de l’événement. C’est la première bataille de l’histoire dont les détails, très précis, nous soient connus. Le récit fut consigné dans une longue inscription, que le roi fit graver sur les parois du temple d’Amon-Rê à Karnak. Le texte est composé de 225 lignes, chacune mesurant 25 mètres de long, que les historiens appellent les Annales de Thoutmosis III. Cette bataille qui s’est déroulée au cours du XVe siècle avant notre ère, opposa l’armée égyptienne à une coalition syro-palestinienne dirigée par le roi de Qadesh. La ville de Megiddo est située au débouché des passes du mont Carmel, situé à quelque 110 kilomètres de Gaza, un carrefour de plusieurs pistes commerciales et militaires, qui menaient vers la côte méditerranéenne et la Mésopotamie, donc loin de l’Afrique subsaharienne. Cette bataille est l’une des dix-sept campagnes militaires de Thoutmosis III, menées pour asseoir définitivement l’autorité des pharaons sur le couloir syro-palestinien et l’ensemble des cités-états de la Phénicie (actuel Liban), habités depuis toujours par des peuples sémites. Et dans le récit du scribe Tienen, il n’est nullement question d’armée égyptienne de Nègres combattant des peuples sémites. 

Cependant, dans toutes les archives consignant les récits de ces affrontements, ces soldats sémites avaient terriblement peur de ce qu’ils appelaient « les mercenaires noirs de l’Égypte », qui n’étaient autres que les redoutables archers nubiens. Ces peuples voisins de l’Égypte savaient donc les distinguer de leurs voisins Égyptiens. Je me suis aussi intéressé à une autre bataille, celle de Qadesh (ou Kadesh) qui a eu lieu aux environs de 1274 av. J.-C. et qui a opposé deux des plus grandes puissances du Moyen-Orient de l’époque à savoir, l’empire hittite de Muwatalli, dont le centre était en Anatolie centrale (dans l’actuelle Turquie), et le Nouvel Empire égyptien de Ramsès II. Cette bataille s’est déroulée aux abords de Qadesh, dans le sud de l’actuelle Syrie, encore loin de l’Afrique subsaharienne. Sans m’étendre sur l’issue de la bataille, il faut dire que là aussi, l’événement fut très documenté par des sources antiques, des textes et des images gravées sur les murs de cinq temples différents : dans un état fragmentaire sur deux murs du temple de Rê à Abydos, sans doute la plus ancienne version ; en deux endroits dans le temple d’Amon à Karnak ; en trois emplacements dans le temple d’Amon à Louxor ; deux dans chacune des grandes cours du Ramesséum, le temple funéraire de Ramsès II à Thèbes-Ouest ; et enfin une présentation plus courte dans la première salle hypostyle du temple principal d’Abou Simbel en Nubie. Des copies de ces textes sur papyrus en hiératique ont également été retrouvées et qui témoignant de l’importance de l’événement. Là aussi il est question de terribles archers noirs, combattants de l’armée égyptienne. Ces archers ou dits mercenaires nubiens étaient intégrés à l’armée égyptienne. Tout le monde peut aujourd’hui contempler la gravure de la célèbre « Compagnie de guerriers à la peau noire », dont l’original est exposé au musée du Caire. S’il n’y avait aucune différence entre Nubiens et Égyptiens, pourquoi toujours préciser « guerriers à la peau noire » ? D’où ma profonde conviction de l’existence non pas d’une Égypte totalement négro-africaine, mais d’une Égypte dominée à un moment de son histoire, par une dynastie dite XXVe dynastie des pharaons noirs, qu’aucun historien ou égyptologue ne conteste. Notons aussi que si elle est qualifiée de « pharaons noirs », cela ne peut être le fruit du hasard. En fait du point de vue strictement historique et anthropologique, en dépit d’une présence avérée de populations noires dans l’Égypte antique – et beaucoup plus récemment en période d’esclavage -, la seule réalité qui demeure – quant à sa marque culturelle, économique ou politique -, est l’unanimité sur les origines ethniques des pharaons de la XXVe dynastie dite aussi « éthiopienne. » La Négritude de ces monarques ayant régné dans ce pays est attestée par l’histoire. Parce que ces quatre souverains non égyptiens, étaient originaires du bassin de Dongola, dans le nord de l’actuel Soudan. Ces pharaons noirs de la dynastie couchite ont conservé à tort, jusqu’à une période récente, le nom de rois éthiopiens, qui leur avait été donné dans l’Antiquité, pour rappel : du mot grec aethiops qui signifie « face brûlée. » Alors que la XXVe dynastie était bien Nubienne. Si une longue polémique a opposé de nombreux chercheurs sur les origines de la civilisation égyptienne, il y eut cependant une constante dans ce débat ; l’unanimité sur les origines ethniques des pharaons de la XXe dynastie dite aussi « éthiopienne. » Du pays de ces pharaons noirs, l’archéologue américain George Reisner inventa même une classification (en groupes A et C ; périodes de 3700-1500 avant notre ère), pour décrire les différentes civilisations de la Basse Nubie durant cette période, qui fut le début de l’âge du cuivre. La Nubie, dont le nom provient de la racine égyptienne nebou, qui désigne l’or qu’on y tirait, a très tôt suscité les convoitises, notamment celles de son puissant voisin, l’Égypte. Les Nubiens furent d’abord des mercenaires au service des Égyptiens, et constituaient la part la plus importante de leur armée.
En les dominant, les Égyptiens leur imposèrent culture et dieux ; et c’est ainsi que Koush fut, dans un premier temps, une province coloniale du Nouvel Empire égyptien. Après avoir recouvré son indépendance, la Nubie agrandira ses possessions, entre 1785 et 1580 avant notre ère. Ensuite Koush constitua, dans le bassin du Nil moyen, un véritable empire, intégrant les autres États de la Nubie dans un système fédéral qui perdurera. Ses habitants, des hommes valeureux et d’une grande probité, étaient alors les véritables seigneurs du Nil. Ce qui inspira à Hérodote, cette remarque sans doute exagérée : « C’est ici que les hommes y sont les plus grands, les plus beaux, et vivent le plus longtemps. » Le prophète Isaïe assurait qu’ils avaient frappé de stupeur sa génération. Isaïe, pourtant accoutumé aux envahisseurs venus de tous horizons, écrivait : « Allez messagers légers, vers une nation à la taille élancée, au visage glabre, redoutable depuis qu’elle existe, marchant droit sur son chemin, foulant tout aux pieds… » Ces guerriers noirs à la stature athlétique, fiers de leur bravoure et sûrs de leur dieu infaillible, Amon de Napata, conquirent le royaume d’Égypte vers 730 avant notre ère. C’est le roi Piyé Menkheperret (747-715), surnommé « le Vivant », fils du roi napatéen Kashta, qui fut à l’origine de cet exploit. Il avait organisé une expédition militaire le long du Nil pour défendre ses États, alors sous tutelle des souverains de l’Égypte du sud, la coalition des forces de l’Égypte du Nord avec les Libyens se précisant. Les Nubiens finiront par battre Tefnakht, pharaon de la XXIVe dynastie, et son fils Bocchoris. C’est l’issue de cette guerre qui conduira les Couchites nubiens à s’emparer du trône d’Égypte. Piyé, inaugura ainsi une lignée de pharaons noirs, qui sera celle de la XXVe dynastie, symbole de la seule véritable marque de pouvoir négro-africain dans l’histoire de ce pays.
Ensuite la seule certitude pour l’heure est que, dans cette région du Nil, vers la fin du IVe siècle, le pouvoir méroïtique a fait place à la souveraineté chrétienne d’Axoum, en Éthiopie. Tout ceci a contribué, avec les fragments de cultures et de croyances qui se trouvent aujourd’hui à la fois en Égypte, dans l’ancienne sphère de la Nubie et plus généralement en Afrique noire, à faire penser que la civilisation égyptienne pouvait être négro-africaine. Et c’est à partir de ces éléments que spéculent certains chercheurs afrocentristes, qui se perdent en conjectures en cherchant à rattacher exclusivement toute la civilisation égyptienne à l’Afrique noire. Alors que la thèse d’une Égypte totalement négro-africaine est même battue en brèche par la géographie. Comment ce pays qui est le plus situé, voire même collé au Proche – Orient, bien au-delà de la Mauritanie, du Maroc, de la Libye et de la Tunisie, qui sont tous peuplés depuis toujours de Berbères ou de types profondément sémites, pourrait-il être le seul espace peuplé de négro-africains. Alors que cet espace est le plus éloigné de la partie subsaharienne du continent, isolée par le Sahara ? C’est tout simplement un non-sens et un défi à la géographie…
Les raisons de l’exploitation de la thèse de l’Égypte négro-africaine
En fait l’idée confortable d’une « Afrique merveilleuse, mère de l’Égypte noire, ancêtre de toutes les civilisations, mais dont l’héritage aurait été volé par les Blancs… Alors que l’Égypte étant réputée avoir civilisé la Grèce, donc les Noirs ont civilisé le Nord, l’Europe et ses Blancs arrogants », ne résiste plus à l’analyse des faits historiques. Si la thèse de notre aîné Cheikh Anta Diop a fait du bien aux colonisés qu’étaient nos anciens, aujourd’hui vouloir s’accrocher à cette démarche dépassée, serait comme ce que Nietzsche appelait : « Une tentative de se donner, comme a posteriori, un passé dont on voudrait être issu par opposition à celui dont on est vraiment issu ». Ce complexe ou approche militante et revancharde de l’histoire, vient du fait que de nos jours la question souvent posée – et à laquelle beaucoup apportent une réponse sans nuance -, est celle des écarts actuels de développement entre l’Afrique et ce qu’on appelle le monde développé. L’Afrique regorge aujourd’hui de pays dits parmi « les moins avancés », c’est-à-dire les plus éloignés du monde occidental, de sa modernité et de son progrès. Il est difficile de nier que l’époque technique que l’on vit, née de la Révolution industrielle, confère à la civilisation occidentale actuelle, une hégémonie mondiale qu’aucune autre civilisation du passé n’a connue. Un observateur plongé dans le monde développé d’aujourd’hui conclura souvent à la supériorité de la civilisation occidentale. Toutefois, ce qui lui apparaît comme une évidence ne l’est plus quand on situe le dernier siècle et demi de l’ère industrielle par rapport à l’ensemble de l’histoire de l’humanité. Comme l’a souligné de manière brève et pourtant forte, C. Lévi-Strauss dans Race et Histoire : ramenée sur la durée de l’humanité, l’ère moderne n’apparaît plus que comme une parenthèse, encore très courte même si on n’en connaît pas la fin. Aussi, l’époque moderne – et ses innovations technologiques -, n’est qu’un bref épisode des sept mille ans d’histoire africaine. Par ailleurs, il serait dérisoire d’enfermer le monde actuel dans une seule genèse du progrès du à l’occident. Comme le notait le philosophe anglais Francis Bacon, trois inventions sont à l’origine de la suprématie européenne et changé la face du monde : la boussole, la poudre et l’imprimerie. La boussole, rendit possibles leurs voyages de découverte et par la suite la colonisation, grâce à une supériorité militaire décisive que leur procurait la poudre. Quant à l’imprimerie (ou l’écriture) qui existait dès le VIIIe siècle soit sept siècles avant Gutenberg, elle leur permit de répandre leurs connaissances et d’imposer leur modèle de civilisation. Pourtant aucune de ces inventions n’est européenne. Elles émanent toutes des Chinois, puis véhiculées en Europe par les Arabes. Aussi, des temps immémoriaux aux formidables découvertes du dernier siècle, nées dans les pays développés sont à inscrire dans la longue histoire des progrès de l’humanité, où le « hasard et la nécessité » ont aussi souvent eu droit de cité. De l’apport des Égyptiens, des Grecs, des Romains, des civilisations négro-africaines aux découvertes des Chinois à celles des Arabes, puis aux inventions européennes, américaines ou japonaises, c’est toute une longue chaîne du savoir de la grande famille humaine qui parcourt le temps. Il est donc vain de vouloir affirmer la supériorité absolue – c’est-à-dire au-delà du seul aspect technique et matériel -, de la civilisation occidentale. A contrario, il est tout aussi vain de vouloir lui opposer une supériorité relative de civilisations passées ou imaginaires. En la matière, un regard plus neutre est le meilleur garant du respect de la diversité humaine, passée ou encore présente. Aussi, pour ce qui est du retard actuel de l’Afrique, l’honnêteté intellectuelle commanderait de reconnaître tout simplement, que l’agression majeure tout au long des siècles, dont elle fut victime, puis son occupation suivie de sa mise en coupe réglée, a sans aucun doute marqué un coup d’arrêt à une certaine évolution de ses civilisations. Ce tournant a impitoyablement arraché et isolé les peuples noirs de la caravane humaine, à une époque où naissaient des techniques qui allaient à terme, permettre au reste du monde d’entrer dans une nouvelle ère de progrès. On peut subodorer qu’un tel « bouleversement » a brouillé la conscience historique de l’homme noir, aggravé ensuite par l’énorme ponction humaine qu’il a engendrée au cours des traites négrières, engloutissant des énergies créatrices, des forces vives inestimables et provoqué une stagnation démographique sur plusieurs siècles. Ainsi après avoir été le berceau de l’humanité et de grandes civilisations, l’Afrique n’a pas échappé à la règle des civilisations mortelles de Paul Valéry. Faut-il rappeler que la Grèce est l’ancêtre de toutes les civilisations indo-européennes, que l’Espagne et le Portugal ont dominé le monde pendant des siècles. Pourtant, ces trois pays comptent aujourd’hui parmi les moins développés du monde occidental et les plus économiquement assistés. Ailleurs également, d’illustres civilisations qui ont atteint dans leur histoire, des points culminants de grandeur, comme la Mésopotamie (Irak) l’Égypte ou la Perse (Iran), ont sombré inévitablement dans la décadence et les retards de développement. Dès les premiers millénaires de l’histoire de l’humanité – notamment au cours des périodes paléolithique et néolithique, le rôle tenu aussi par le continent noir, fut de tout premier ordre.
Nombreux sont ses peuples – bien qu’usant de l’antique média de l’oralité -, qui ont mis sur pied des ensembles politiques, économiques et culturels des plus élaborés. L’oralité n’a jamais empêché la pratique de bon nombre de disciplines scientifiques au sein des civilisations négro-africaines. Pendant très longtemps, cette tradition orale a également servi de vecteur naturel dans la transmission des connaissances en Europe où, faut-il le rappeler, jusqu’au XIIIe siècle, seule une minorité d’aristocrates savait lire et écrire. Alors qu’à Tombouctou, haut lieu de culture, dès le XIIe siècle l’université de Sankoré soutenait avantageusement la comparaison avec les universités européennes. Là s’enseignait depuis bien longtemps la géométrie, l’astronomie et l’arithmétique. Les maîtres qu’ont été le Soninké Kati, le Mandingue Bakayoko ou le savant peul Ahmed Baba sont, il est vrai, fort peu connus. L’Afrique a vu naître et s’épanouir des civilisations aussi prestigieuses que celles de la Nubie (sous la XXVe dynastie des pharaons noirs), du Grand Zimbabwe, de l’Éthiopie, des empires de Ghana et du Mali entre autres. Les entités de Nok, d’Ikbo Ukwo et d’Ifé – au nord du Nigeria actuel -, ont livré pendant plus d’un millénaire, des chefs-d’œuvre parmi les plus exceptionnels et surprenants connus à ce jour, meublant les plus grands musées et que recherchent encore les plus avertis des collectionneurs du monde entier. C’est de ces inestimables apports au patrimoine universel, que doivent s’enorgueillir les peuples africains, en relativisant leur retard actuel, au lieu de revendiquer des civilisations qui ne seraient pas les leurs, ou de tenter de « négrifier » des personnages qui ne le seraient pas. Ceci dans le but de mieux appréhender avec objectivité et sans complaisance notre passé, assumer le présent pour mieux investir l’avenir d’un regard neuf et lucide. Ceci serait la meilleure voie, pour la renaissance d’une Afrique en réelle marche vers l’avant.
Conclusion
De nos jours avec le recul, il ne peut échapper à personne, que si Cheikh Anta Diop avait quelques fois choisi une démarche mêlant recherches scientifiques, idéologie voire approche militante ou politique, ce sont les circonstances qui l’y avaient forcément obligé. Car en son temps, les vainqueurs de l’histoire refusaient aux peuples africains, tout apport significatif à l’évolution du genre humain, dans le but d’alimenter l’illusion de la supériorité culturelle européenne. II convenait en fait, d’exclure radicalement de la négritude, les représentants du « génie égyptien » en fonction du paradigme, alors dominant, selon lequel les grandes civilisations ne pouvaient être associées qu’au type caucasoïde. Ce fut le lot de toute une génération de chercheurs colonialistes et idéologues. Avec le recul on peut donc comprendre, que le grand pionnier qu’était Cheikh Anta Diop, ait pu utiliser toutes les armes, voire les même que ses adversaires, pour redorer le blason du patrimoine africain. Ce qui a forcément discrédité une partie de ses thèses. Mais nombre d’intellectuels africains auraient sans doute été ses disciples en de pareilles circonstances, ou fait la même chose que lui. La différence aujourd’hui, est que nous avons le confort de travailler dans un monde postcolonial et d’interdépendance économique et culturelle, où la circulation des hommes, des idées et des découvertes en temps réel, empêche toute falsification de l’histoire des autres. Ainsi, nous n’avons plus besoin de mener des travaux comme un combat contre quelqu’un, pour la reconnaissance ou contre un quelconque oppresseur, qui chercherait à marginaliser les Africains. Voilà pourquoi on ne peut plus attaquer nos travaux, de la même manière « qu’aux temps des colonies ». Avant il y avait des chercheurs africains qui se battaient dans d’autres circonstances. Aujourd’hui, le relais est pris par de nouveaux chercheurs, qui travaillent sereinement dans un monde différent.

///Article N° : 12098

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