Du Tout-Monde comme objet d’étude

Postcolonialisme, histoire globale et poétique de la Relation

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Cette étude se propose de montrer que les mesures du monde, malgré d’évidents efforts en vue de se renouveler, risquent fort de passer à côté de l’essentiel si elles ne prennent pas la pleine mesure de l’héritage que nous laisse Édouard Glissant. Le risque est d’autant plus grand que les logiques des nouvelles approches semblent, à première vue, proches de la pensée glissantienne. Le cas du postcolonialisme et de l’histoire globale est, à cet égard, particulièrement significatif. Ces approches ont cela de commun qu’elles bousculent la notion de frontière. Les mesures du monde qu’elles proposent sont, comme la poétique de la Relation, informées par le constat de la dilution des frontières temporelles et spatiales qui résulte des progrès techniques et des liens historiques dont les liens coloniaux. Elles partent du principe que le monde est globalisé, métissé et que, c’est en tant que tel qu’il doit être défini comme objet d’étude. Elles autorisent, ce faisant, un renouvellement certain des mesures du monde, ne serait-ce qu’en cela, elles favorisent le décentrement des points de vue et entrent en rupture avec la vision eurocentrée du monde jusque-là dominante. Cependant, et les critiques selon lesquelles ces approches ne cherchent qu’à remplacer une vision ethnocentrée par une autre vont dans ce sens (1), la question reste posée de savoir si elles parviennent vraiment à décloisonner les mesures du monde.
Cette étude avance que le décloisonnement ne sera effectif que si elles vont plus loin dans leur redéfinition du monde comme objet d’étude et intègrent le fait que le monde n’est pas seulement globalisé et métissé mais en créolisation. Dans cette optique l’étude revient, dans un premier temps, sur les logiques qui poussent l’histoire globale et le postcolonialisme à s’aligner sur le mouvement du monde. Elle démontre ensuite que la politique d’ouverture dont elles se réclament débouche paradoxalement sur des réflexes de repli sur soi. Elle avance, pour finir, que ce paradoxe ne peut être dépassé qu’en mobilisant la pensée glissantienne.
Décloisonner pour s’aligner sur le mouvement du monde
La logique du décloisonnement qui pousse l’histoire globale et le postcolonialisme à dénoncer les frontières traditionnelles et à appeler à « ouvrir grand les fenêtres », à « voir et penser large (2) » vise à répondre à au moins deux préoccupations. La première a trait au phénomène de dilution des frontières spatiales et temporelles qui caractérise notre temps de sorte que, d’une part, il n’y a plus de nation, d’espace isolé des autres et que, d’autre part, le passé, notamment colonial, informe, en partie, le présent. Le phénomène de la mondialisation amène ainsi les tenants de l’histoire globale à conclure que celle-ci est mieux indiquée que les histoires nationales dans la saisie du monde actuel. Certains, à l’instar de Bruce Mazlish, n’hésitent pas à voir dans ce courant, une nouvelle période de l’histoire qui succéderait à l’histoire contemporaine et dont la mondialisation serait la caractéristique essentielle (3). La deuxième préoccupation concerne la nécessité qu’il y a à ne pas oublier que le monde, pour être globalisé, n’est pas uniforme. Il compte une multitude de philosophies, de manières d’être, de projets de société qui, tous, méritent d’être considérés mais que le discours de l’universalisme occidental a tendance à occulter. Le postcolonialisme entend ainsi, contre les mesures eurocentrées du monde, accorder la place qui leur revient aux savoirs autres. Il se propose, en somme, de mener à terme la déconstruction de la prétention universaliste de l’Occident entamée par Edward Saïd dans L’orientalisme (4).
L’histoire globale et le postcolonialisme visent donc, chacun à son niveau, une saisie totale du monde en décalage avec la tradition eurocentriste. Ils justifient ce projet par la nécessité qu’il y a, pour la recherche, à s’accorder au mouvement actuel du monde. Il s’agit, en somme, d’adopter des approches libérées de toute cloison dans la saisie d’un monde lui-même décloisonné. En conséquence, les objets d’étude demandent à être redéfinis. Ils ne sont plus considérés comme des entités isolées mais dans leurs relations avec le monde et avec l’histoire. À titre d’exemple, l’étude de l’immigration dans la France actuelle se doit de tenir compte des phénomènes migratoires de par le monde mais également de la manière dont les imaginaires sont, sur ce sujet, travaillés par l’épisode colonial. C’est ainsi que, dans La République coloniale, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès démontrent que la dimension colonialiste de la Troisième République, parce qu’elle s’est profondément imprimée dans l’imaginaire politique français, informe, aujourd’hui encore, les politiques de l’immigration et le rapport à l’autre (5).
Cette redéfinition des objets d’étude se traduit par de nouveaux réflexes méthodologiques. En vue de saisir les objets dans toute leur complexité, les approches du décloisonnement privilégient, entre autres, l’interdisciplinarité et le décentrement des points de vue. Pour reprendre l’exemple de l’étude de l’immigration, il est évident qu’il est indispensable de mobiliser des disciplines aussi diverses que l’histoire, la sociologie, les sciences politiques… De même, il convient de tenir compte, à côté, de la vision que la métropole peut avoir de ce phénomène, de celles des populations concernées.
Cette redéfinition des objets d’étude et des méthodologies traduit une volonté certaine de renouveler les visions du monde. Cela apparaît clairement dans les intitulés d’un certain nombre de travaux : Histoire Globale et Ruptures postcoloniales sous-titrent respectivement, Un autre regard sur le monde et Les Nouveaux visages de la société française. Ces nouvelles visions du monde obéissent, à leur tour, à la logique du décloisonnement. Contre les philosophies de la pureté, des cultures et des civilisations clairement délimitées et différenciées, s’impose l’idée d’un monde du mélange, de l’hybridité, du métissage. Si cet aspect est particulièrement présent dans le postcolonialisme, il constitue également une des principales visées de l’histoire globale : « La grande vertu de l’histoire globale est de faire ressurgir tous les échanges, circulations, transferts et métissages que les œillères du cadre national-étatique ont pour effet d’occulter (6) ».
Il semble, en outre, que cette vision d’un monde métissé participe, à un autre niveau, d’un souci de penser les conditions d’un mieux vivre ensemble dans un environnement sain. À ce titre, les courants du décloisonnement débordent le champ de la recherche pour se donner une dimension éminemment militante. Elles ne visent pas uniquement à accumuler du savoir mais également, sinon surtout, à être politiquement performatif : « la République n’a sans doute pas à s’excuser de son passé colonial, elle a à encourager l’historiographie de ce passé et la socialisation des savoirs sur ce passé (7) ». William C. Gay ne dit pas autre chose : « What issues does Global Studies address ? As Mazour and Chumakov note, three main topics are addressed : (1) globalization processes, (2) the global problems generated by globalization processes, and (3) furthering positive and overcoming negative consequences of these processes for human beings and the biosphere. The focus is on human rights and the environment and leads to anti-militarism since militarism violates both (8) ».
Il s’agit donc, en dernière analyse, de saisir le monde dans toute sa complexité pour le rendre plus humain. On comprend, dès lors, qu’un tel projet nécessite des approches, globales, interdisciplinaires et libérées de tout ethnocentrisme. La question reste alors de savoir si ces approches se donnent les moyens de leurs ambitions.
Politique des fenêtres ouvertes et des portes fermées
Il semble justement que les limites de ces approches soient directement liées à la nature de leurs ambitions. Parce que le postcolonialisme et l’histoire globale cherchent à redéfinir le monde comme objet d’étude, à imposer de nouvelles épistémologies et à renouveler les visions du monde, ils s’inscrivent, à la fois, au centre des luttes de positionnement dans le champ mondial du savoir et au cœur de la question de la responsabilité. Dès lors, ces approches qui se réclament du décloisonnement et rejettent tout ethnocentrisme se trouvent paradoxalement confrontées à la tentation de choisir un camp.
Il suffit, pour le comprendre, de considérer la situation du postcolonialisme en France. Celle-ci révèle combien les logiques de positionnement en termes de champs du savoir (dialectique centre/périphéries, discours d’autorité/discours secondaires) et la question de la responsabilité sont intimement liées et informent les visions du monde : « Dans ces conditions, ce n’est pas pécher par excès de polémique ou de méchanceté que de voir aussi, dans la soudaine promotion des postcolonial studies et dans la stigmatisation de l’arriération française, des choses comme une stratégie de niche de la part de chercheurs en quête d’une part du marché académique ; une forme de coquetterie à mi-chemin du snobisme américanophile et du masochisme hexagonal (9) ». Le propos, à travers des termes comme arriération française, snobisme américanophile et masochisme hexagonal traduit bien le fait qu’on a affaire à des logiques de légitimation des épistémologies et des discours et à ce qui s’apparente à des prises de position idéologiques vis-à-vis du statut de la France. À cet égard, l’extrait révèle, également, combien les deux principales critiques souvent adressées aux postcolonialistes sont articulées. La première porte sur leur tendance à disqualifier, un peu trop rapidement, toute une tradition de la recherche française dont Jean-François Bayart est, pour ce qui est de l’africanisme, un des représentants. La seconde fait état d’un parti pris pour les dominés, pour les anciens colonisés qui conduit souvent à des appréciations manichéennes des réalités et à une distribution partiale des responsabilités. Jean-François Bayart reproche ainsi à la thèse de la République coloniale (10) qui consiste à dire que, dans les colonies, la République s’est contredite dans ses valeurs fondamentales, de passer sous silence, d’une part, le fait que la République n’a pas été moins violente en métropole (répression militaire lors de la Commune, régime juridique des femmes, etc.), et d’autre part, le fait que cette violence, loin d’être légitimée, a été dénoncée par une partie de la société métropolitaine (11).
Ce sont donc à la fois différentes épistémologies et visions du monde, différents jugements de l’histoire qui s’affrontent d’autant plus sûrement que les conséquences sur le plan politique sont de première importance, ne serait-ce que dans les réponses à apporter, par exemple, aux questions de la réparation, de la réconciliation, du pardon (12). Dès lors, il ne s’agit pas seulement de définir les méthodologies les plus aptes à saisir les réalités actuelles ; il s’agit aussi de tenir compte de la manière dont les mesures du monde influent sur les rapports de force. Dans ces conditions, tout se passe comme si les approches du décloisonnement étaient dans l’obligation de devoir choisir un camp. La manière dont Chloé Maurel attire l’attention sur la vision west-oriented d’une partie de l’histoire globale prend, ici, tout son sens. Dans le même ordre d’idée, on se rappelle Paul Ricoeur dénonçant le paradoxe d’une histoire « proclamée mondiale par des historiens patriotes (13) ». De même, les prises de position en faveur des dominés ne manquent pas et ouvrent, elles aussi, la voie à des tentatives visant à prescrire ce que doit être le discours sur le monde. C’est ainsi qu’une universitaire comme Nathalie Merrien en arrive, occupée qu’elle est à dénoncer les abus coloniaux en Inde, à reprocher aux romanciers d’origine indienne – seul Salman Rushdie semble épargné – de continuer, en dignes héritiers du roman colonial, à consacrer l’idée d’une suprématie de l’Angleterre et d’une arriération de l’Inde (14). On trouve quelque chose de similaire chez Moussa Konaté, lorsqu’il qualifie les auteurs africains établis en Occident de « nouveaux tirailleurs (15) ». Ces derniers, Léonora Miano en tête (16), donneraient dans leurs romans une image de l’Afrique de nature à confirmer l’Occident dans ses préjugés. D’une manière générale, ces écrivains seraient trop occidentalisés et en rupture avec l’Inde et l’Afrique pour pouvoir en traduire les réalités et saisir les enjeux qui sous-tendent leurs représentations.
Nathalie Merrien et Moussa Konaté sont, pourtant, acquis à la rhétorique du métissage et de l’interconnexion des cultures et civilisations. Leurs attitudes témoignent de la politique des fenêtres ouvertes et des portes fermées qui semble caractériser les approches du décloisonnement. Cette politique apparaît comme une tentative visant à concilier la volonté de décloisonnement, l’adhésion à l’idée d’un monde métissé et globalisé (fenêtres ouvertes) et l’obligation dans laquelle on pense être de devoir choisir son camp, marquer son territoire et donc se protéger de l’extérieur (portes fermées). Il s’agit, en somme, d’exorciser la peur de disparaître dans une ouverture que l’on sait indispensable par un réflexe protectionniste de repli sur soi. Le projet de la saisie du monde dans toute sa complexité en vue de le rendre plus humain s’en trouve compromis. Les logiques d’affrontement – affrontements entre disciplines, épistémologies, idéologies, territoires – semblent, à toutes les étapes des mesures du monde, prendre le pas et jeter le soupçon sur les intentions véritables des approches du décloisonnement. D’aucuns posent ainsi la question de savoir si elles visent seulement à décentrer les points de vue, à provincialiser l’Europe (17) ou si leur objectif non avoué n’est pas de décrocher l’Occident (18) ; si elles se contentent de faire de la pensée occidentale un élément comme un autre d’une nouvelle pensée mondiale ou si elles tentent de remplacer l’universalisme des Lumières par un universalisme du Sud.
Le postcolonialisme et l’histoire globale se trouvent donc confrontés à des logiques d’affrontement qui les empêchent de mener à terme leur projet de décloisonnement des mesures du monde et les gardent prisonnières de réflexes de repli sur soi. Le propos de cette étude consiste à dire que ces logiques ne peuvent être dépassées que si ces approches poussent beaucoup plus loin leur redéfinition du monde comme objet d’étude, si elles acceptent que le monde ne soit pas seulement globalisé et métissé mais en créolisation.
Poétique de la transversalité
Les notions glissantiennes de créolisation, de poétique de la Relation traduisent elles aussi le constat de la dilution des frontières temporelles et spatiales. Dès lors, elles peuvent, de prime abord, sembler proches de celles de globalisation, de métissage ou encore d’interconnexion. Cependant, elles offrent une tout autre vision du monde comme objet d’étude, une vision libérée des logiques d’affrontement.
C’est à partir de l’exemple des Caraïbes qu’Édouard Glissant développe l’intuition que le monde se créolise. Le peuplement des Caraïbes est complexe puisque s’y mêlent les autochtones, les colons et les Africains déplacés dans le cadre de la traite. Dans la mesure où il n’est pas permis à ces derniers de conserver leurs cultures d’origine, ils n’ont d’autre choix que de se reconstituer avec des bribes de souvenirs, des traces, avec des emprunts aux autres cultures aussi. Les résultats se révèlent inattendus, imprévisibles : les Caraïbes se créolisent non seulement dans la langue mais aussi dans la culture. Le processus dévoile l’importance de la trace mais aussi le caractère imprédictible des contacts. En effet, il apparaît que dans les cultures créoles, les traces africaines prennent autant de place que les composantes occidentales et autochtones. Cela montre que les contacts n’entraînent nullement la disparition des cultures. Au contraire, ils permettent de retrouver ce qui semblait perdu. Tout se passe comme si la créolisation avait offert aux cultures africaines, pourtant réduites à l’état de traces, de résidus par la politique esclavagiste, l’occasion de se reconstituer. Édouard Glissant en déduit que dans la créolisation, chacune des composantes persiste tout en se transformant de manière imprévisible. Les composantes ne peuvent, de ce fait, être hiérarchisées.
Or, le phénomène ne touche pas les seules Caraïbes. En vérité c’est le monde dans son ensemble qui se créolise et s’est toujours créolisé sous l’effet de la poétique de la Relation. En conséquence, l’idée de catégories isolées, closes sur elles-mêmes et fixes se révèle sans consistance. Indépendamment du phénomène de mondialisation, les cultures et les identités ont toujours été sans cesse en mouvement, en transformation sans pour autant disparaître. La mondialisation ne fait que rendre la proximité des espaces et des temps, la réalité des contacts, plus visibles. Édouard Glissant, en vue d’illustrer ce processus qui consiste à changer sans se perdre, oppose, entre autres, l’identité rhizome à l’identité racine, le lieu au territoire. Le rhizome, contrairement à la racine, n’est pas exclusif, ne ramène pas tout à lui. Il est rencontre, il forme réseau, s’enrichit des autres qu’il contribue lui aussi à enrichir. Le territoire entend l’identité comme racine. Il se fonde sur un mythe d’origine dont il tire sa légitimité et dont le récit est supposé porter la Vérité universelle. Le territoire n’accepte, de ce fait, que le mouvement de l’expansion. Il s’agit pour lui de s’étendre et d’imposer sa Vérité. Le lieu, en revanche, « s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables (19) ». Ne prétendant pas détenir la Vérité, il s’ouvre volontiers aux verbes autres sans que son propre verbe ne s’y réduise.
Le Tout-Monde est la mise en Relation de toutes ces identités rhizomes, de tous ces lieux qui se traversent les uns les autres sans s’altérer, changent au contact les uns des autres tout en restant irréductibles : « J’appelle Chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s’embrassent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de saisir le principe ni l’économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement. Le Tout-Monde, qui est totalisant, n’est pas (pour nous) total. Et j’appelle Poétique de la Relation ce possible de l’imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d’un tel Chaos-monde, en même temps qu’il nous permet d’en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible (20) ». On le voit, si les approches du décloisonnement et la pensée glissantienne partent des mêmes prémisses, à savoir la dilution des frontières temporelles et spatiales, elles ne perçoivent cependant pas les mouvements du monde de la même manière. La pensée glissantienne pressent, au-delà du métissage, la créolisation, voit au-delà du monde globalisé, le Tout-Monde.
Ces petites nuances sont loin d’être anodines. Elles sont de nature à libérer le postcolonialisme et l’histoire globale des apories dans lesquelles ils sont enfermés. Les logiques d’affrontement dans lesquelles ces approches sont empêtrées sont informées par la pensée du territoire et l’idée de clôture qui en découle. En effet, les notions d’interconnexion et de métissage dont ces approches font les signes de leur volonté de décloisonner les mesures du monde, sont, en vérité, nourries de l’idée de clôture. En dernière analyse, ce ne sont toujours que des territoires qui se connectent, des puretés qui se métissent. L’interconnexion n’empêche nullement les territoires de continuer à se penser comme des catégories closes, jalouses de leur intégrité et sûres de leur supériorité. De même, le métis n’est jamais qu’une catégorie supplémentaire qui vient s’ajouter aux autres plus qu’elle ne les relie, une catégorie bâtarde sommée de choisir son camp. Les logiques d’affrontement ne sont donc nullement ébranlées. En revanche, le Tout-Monde met en rapport des lieux d’autant plus désireux de libérer leurs bordures de toute frontière qu’ils sont rassurés du caractère irréductible de leurs centres et de ce qu’aucun d’entre eux ne peut se prétendre supérieur aux autres. Toute idée de pureté mais également toute crainte d’un rapport de force défavorable, sont, dans ces conditions, vaines. En conséquence, nulle logique d’affrontement ne peut venir entacher le processus de décloisonnement. Mieux, nul travail de décloisonnement n’est, en réalité, nécessaire pour la simple raison que le Tout-Monde ne connaît pas la cloison. Là où l’interconnexion n’établit que des ponts artificiels, des contacts en superficie, la poétique de la Relation favorise des traverses. Chaque objet est traversé par tous les autres, contient tous les autres, est travaillé par tous les autres. C’est ce qu’exprime, par exemple, la notion de multilinguisme : « Je répète que le multilinguisme ne suppose pas la coexistence des langues ni la connaissance de plusieurs langues mais la présence des langues du monde dans la pratique de la sienne (21) ». Il suffit, pour se convaincre de ce que chaque langue porte en elle l’imaginaire de toutes les autres, de penser à la manière dont les langues créoles sont formées à partir des langues de tous les continents.
Le Tout-Monde comme objet d’étude libère donc des logiques d’affrontement. Parler de l’Afrique ou de l’Inde ne requiert plus, de se demander au préalable, de quelle manière ses propos vont informer le rapport de force. De même la provincialisation de l’Europe ne s’accompagne plus de la peur que l’Occident ne soit décroché : le décentrement des points de vue devient une évidence.
Le Tout-Monde rend tout aussi vain la concurrence des disciplines, des épistémologies et des méthodologies. Ces domaines sont tout autant travaillés par la poétique de la Relation. De même que le lieu, les disciplines se révèlent irréductibles en leurs centres. La pratique de l’interdisciplinarité n’a plus lieu d’être perçue comme un risque de dissolution des disciplines. De même la coexistence de plusieurs épistémologies et méthodologies sera perçue comme un signe de qualité et autant d’occasions d’enrichir l’étude du Tout-Monde, l’étude du caractère imprédictible de la créolisation, du mystère par lequel les lieux s’agrandissent en leurs centres irréductibles et en leurs bordures incalculables, l’étude des transversalités du monde. Comme le suggère le caractère intuitif et inspiré des travaux laissés par Édouard Glissant, une telle étude requiert de faire appel, parallèlement aux ressources scientifiques, à l’imaginaire. En effet, on peut difficilement se contenter d’intellectualiser le Tout-Monde qui, à chaque instant, et de manière imprédictible, change sans changer. Il faut donc le pressentir, le deviner, l’imaginer, l’inventer. Les sciences, si elles veulent le saisir, se doivent de renouer avec la fiction, avec la poésie et de renoncer à l’ambition d’être exactes et à la tentation de la Vérité. Les approches du Tout-Monde ont, comme l’écriture fictionnelle, à affronter « au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (22) ». Elles doivent, comme le poème, entretenir le voile et non pas prétendre le lever, approcher les mystères de la Relation et consentir qu’ils restent irrésolus. Les approches du Tout-Monde réhabilitent l’utopie, « le seul réalisme capable de dénouer le nœud des impossibles (23) ».
La saisie du Tout-Monde relève, de ce fait, d’une poétique : « Tout a changé, dans le secret et dans l’indéchiffrable. Il y faut mieux qu’une connaissance, il y faut une poétique de cela qui advient sans cesse autour de nous (24) » ; il y faut une poétique de la transversalité. Transversalité parce que la traverse est au-delà de l’interconnexion, une caractéristique essentielle du Tout-Monde. Poétique parce qu’il faut, en complément d’une méthode comme l’est, par exemple, le comparatisme, mobiliser l’imaginaire, l’intuition, faire le pari de l’imprévisible, s’ouvrir à la Relation (25). Cette poétique de la transversalité n’entend, cependant, nullement être prescriptive. Il ne s’agit pas d’ériger la pensée glissantienne en modèle et encore moins en norme. Édouard Glissant est le premier à refuser la généralisation, le système. La poétique de la transversalité ne vise, de ce fait, pas à remplacer les autres approches, mais à être pour elles ce que la créolisation est au métissage : « la créolisation,c’est le métissage avec une valeur ajoutée qu’est l’imprédictibilité (26) », « la créolisation est un métissage en bouleversements, avec des résultantes inattendues (27) ». Elle invite à prendre la mesure du monde, en dehors de toute stratégie de positionnement, qu’elle soit académique, idéologique ou politique, mais dans l’intuition du Tout-Monde. Elle ne signifie nullement la fin des disciplines mais rappelle les vertus de l’indiscipline (28), de l’indéterminé, du hors-cadre, de la démultiplication des sens, de l’ambivalent, de l’hérétique. En ce sens, le flou conceptuel qui caractérise le postcolonialisme – et dans une moindre mesure l’histoire globale – et qui passe souvent pour une faiblesse, pour une preuve de son incapacité à faire école est, au contraire, une force. C’est ce flou qui peut empêcher ces approches de céder complètement à la tentation d’imposer une autre pensée de l’universel, qui les rend ouvertes à différentes manières de travailler et de penser le monde ; c’est ce flou qui peut les mener à l’intuition du Tout-Monde.
« Agis dans ton lieu, pense avec le monde (29) », avait l’habitude de répéter Édouard Glissant. Cette formule résume la capacité exceptionnelle de la pensée glissantienne à dépasser les apories. Elle indique clairement que le lieu et le monde, le local et le global ne sont nullement condamnés à être régis par des rapports d’affrontement, des logiques de hiérarchisation. Cette donnée est de première importance, dans ce monde qui, malgré les efforts des approches du décloisonnement que sont le postcolonialisme et l’histoire globale, peine à se libérer des réflexes de repli sur soi. La pensée glissantienne apporte de toutes autres perspectives aux mesures du monde. Le fait de constituer le Tout-Monde en objet d’étude renouvelle les épistémologies, les méthodologies et aboutit à des représentations du monde plus complexes, nuancées, sereines car libérées des pressions idéologiques et politiques habituelles. D’aucuns objecteront, sans doute, qu’il s’agit là d’une conception utopique des mesures du monde. « Rien ne se fait sur la terre de valable sans utopie (30) » avait encore l’habitude de répéter Édouard Glissant.

1. Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché : Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.
2. Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoire connectée : un changement d’échelle historiographique ? Introduction. « , vol. 54-4 bis, Revue d’histoire moderne & contemporaine ; cités par Laurent Testot (dir.), Histoire Globale. Un autre regard sur le monde, Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2008, p. 6.
3. Chloé Maurel, La World/Global History. Questions et débats, p. 156, Vingtième siècle, 2009/4, n° 104, p. 153-166.
4. Edward Saïd, L’orientalisme : L’Orient créé par l’Occident [Orientalism, 1978], Paris, Seuil, 1997. Voir Pierre Robert Baduel, « Le moment saidien des postcolonial studies. Entre critique de l’orientalisme et profession d’humanisme », p. 53, in Nicolas Bancel et al. (dir.), Ruptures postcoloniales : Les nouveaux visages de la société française, Paris, La découverte, 2010, p. 49-61.
5. Nicolas Bancel et al., La République coloniale : Essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003, p. 23.
6. Caroline Douki, Philippe Minard, « Pour un changement d’échelle historiographique », p. 169, in Laurent Testot (dir.), Histoire Globale, op. cit., p. 161-176.
Il convient cependant de nuancer ce point. Chloé Maurel (art. cit., p. 164) rappelle, par exemple, qu’une partie de l’histoire globale dominée par des préoccupations d’ordre économiques « est éminemment « états-unien(e) » dans ses conceptions, ou tout au moins très « west-oriented », à l’inverse de l’approche anti-ethnocentrique (qu’elle) revendique ».
7. Nicolas Bancel et al., La République coloniale, op. cit. p. 20.
8. William C. Gay, « Understanding and Assessing Globalization », p. 20, in Danielle Poe et Eddy Souffrant (dir.), Parceling the Globe : Philosophical Explorations in Globalization, Global Behavior, and Peace, Amsterdam/New York, Rodopi, 2008, p. 13-23.
9. Jean-François Bayart, Les études postcoloniales : Un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010, p. 37.
10. Nicolas Bancel et al., La République coloniale, op. cit. ; Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007.
11. Jean-François Bayart, Les études postcoloniales, op. cit., p. 63.
12. Voir sur ce point, l’importance prise par la question de la repentance. Nicolas Bancel et al. (dir.), Ruptures postcoloniales, op. cit., p. 16.
13. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 396.
14. Nathalie Merrien, De Kipling à Rushdie, Le postcolonialisme en question, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
15. Moussa Konaté, L’Afrique noire est-elle maudite ?, Paris, Fayard, 2010, p. 92.
16. Ibidem, p. 95.
17. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000.
18. Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, op. cit.
19. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 60.
20. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 22.
21. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 41.
22. Milan Kundera, L’art du roman, [1986], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 17.
23. Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde : Adresse à Barack Obama, Paris, Galaade, 2009, p. 35.
24. Ibidem, p. 54.
25. Pour avoir une idée de ce qu’Édouard Glissant entend par « poétique » on peut écouter la conférence donnée par Romuald Fonkoua le 23 janvier 2009 à l’Agence universitaire de la francophonie dans le cadre des séminaires de l’Institut du Tout-Monde. Conférence disponible sur Dailymotion (voir à partir de la 44e minute).
http://www.dailymotion.com/video/x9l0fa_conference-de-romuald-fonkoua_creation. [Consultée le 2 mars 2011].
26. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 19.
27. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 27.
28. Voir la revue Labyrinthe : « La fin des disciplines ? », n° 27, 2007 (2).
29. Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 87.
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., 100.
[http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]
Cet article fait partie du dossier consacré à Édouard Glissant, publié dans Africultures n° 87. Nous remercions Jean-Luc de Laguarigue dont les photographies, extraites de l’exposition Le Pays des imaginés, ont illustré ce numéro.
Cette exposition est visible sur le site [http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]///Article N° : 10671

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