Cette vieille magie noire de Koffi Kwahulé et L’entre-deux rêves de Pitagaba conté sur le trottoir de la radio de Kossi Efoui sont deux pièces qui évoquent le destin d’un boxeur déchu. Ces dramaturgies du k.-o sont traversées par les champs musicaux du jazz et du carnaval dont la turbulence organise la cadence du texte et libère une violence verbale et physique. Sylvie Ngilla examine ici la mise en écriture chaotique de ces dramaturgies du k.-o dont les rythmes oscillent en permanence dans des entre-deux spatio-temporels. À l’instar du jazz et du carnaval, la boxe participe à la musicalité des pièces de Kwahulé et d’Efoui. Entre les échanges des rythmes, des mots et des coups, chaque boxeur met en scène les rêves et les possibles d’une communauté prête au sacrifice de ses idoles.
La boxe, le théâtre et la musique sont des arts de la performance et de la représentation qui convoquent la puissance des corps et des rythmes des entre-deux. Les entre-deux se jouent à plusieurs niveaux, en tant qu’échange entre deux corps ou éléments et en tant que configuration complexe et intermédiaire. Dans ces espaces de rencontre des entre-deux se constitue l’entremêlement de la boxe, du théâtre et de la musique dans deux dramaturgies contemporaines, Cette vieille magie noire de Koffi Kwahulé et L’entre-deux rêves de Pitagaba conté sur le trottoir de la radio de Kossi Efoui. Les deux pièces ont pour sujet principal la vie d’un boxeur. La pièce de Kwahulé retrace l’ascension et la déchéance du boxeur Shorty sur les rings new-yorkais. La pièce d’Efoui rejoue en boucle l’histoire du boxeur Pitagaba dans une ville indéterminée.
Outre le thème de la boxe, les deux dramaturgies sont marquées par une turbulence narrative produite par l’élément musical. Kwahulé assume une écriture traversée par la musique jazz des Noirs américains des années 40 et insiste sur la présence d' »un quartette de jazz (indispensable) » (1) dans la pièce. Le musicologue Gilles Mouëllic souligne la présence structurelle du jazz dans le travail de Kwahulé et sur l’écriture de Cette vieille magie noire il déclare :
« Cette vieille magie noire est construite comme un morceau de bebop, un blues peut-être, avec l’exposition d’un thème, des improvisations sur ce thème, chargé désormais de toutes les paraphrases, dissonances, mises en abîmes ou déplacements qui se sont succédé le temps des improvisations des solistes. » (2)
Dans la pièce de Kwahulé l’interprétation sur scène des airs de jazz de Coltrane, du Requiem de Fauré ou des spirituals chantés par la sur du boxeur s’introduisent dans l’histoire pour mieux rendre compte des émotions des personnages mais aussi pour transcrire les rythmes de vie. L’espace du ring qui est l’espace des corps est traversé par des émotions auxquelles les rythmes de jazz répondent. L’intensité des rythmes des combats résonne dans les rythmes musicaux. Kwahulé évoque « les torrents volcaniques du « A love Supreme » de Coltrane » (3) qui déferlent musicalement pendant le combat tant attendu entre Shorty et Ketchel, son adversaire. Et ce paroxysme de la violence musicale qui accompagne la violence des corps est un moment clef dans la pièce puisqu’il sonne la mort de l’adversaire de Shorty sur le ring. Ainsi pendant qu’un des deux boxeurs meurt, la musique survit et le quartette joue le Requiem de Fauré jusqu’à la scène suivante. Finalement la musique prolonge la tension qui s’est dissoute visuellement bien que le lecteur garde en image le combat à mort. Dans un essai sur la question de l’écoute, Jean-Luc Nancy démontre la relation ambiguë entre ce qui est écouté et ce qui est vu, selon lui : « Le visuel persiste jusque dans son évanouissement, le sonore apparaît et s’évanouit jusque dans sa permanence. » (4) Dans la pièce de Kwahulé, le rythme musical emporte la forme dans la continuité de l’image sonore ou du sonore de l’image.
Chez Efoui, c’est la pièce même qui s’achève sur la survivance de la musique qui « au loin » (5) continue de jouer. Dans L’entre-deux rêve de Pitagaba, Efoui fait mention également de la présence d’un musicien et de plusieurs instruments sur scène qui à la différence de la pièce de Kwahulé ne sont pas une référence explicite au jazz. La présence de la musique s’inscrit un jour de Carnaval. Le Carnaval, lieu par excellence des expressions libres et des renversements, produit la structure textuelle et dramatique dans la pièce. Dans une atmosphère violente, absurde et chaotique les trois personnages (Parasol, Parapluie et la Mère de Pitagaba) fêtent le Carnaval pour commémorer « l’absence » du boxeur Pitagaba qui, dix ans auparavant, jour pour jour, un même jour de Carnaval a été touché d’une balle. Depuis le boxeur se trouve dans le coma. Dans la joie et le grotesque, les deux bouffons, Parapluie et Parasol, rejouent la danse sur le ring de leur champion, tandis que la Mère de Pitagaba commémore dans l’amertume et la tristesse la dixième année de coma de son fils.
Le rythme carnavalesque de la pièce dans sa représentation massive et populaire s’exprime dans l’accumulation des références et associations historiques, religieuses, géographiques, politiques, sociales, fictives et personnelles qui rendent compte d’une totalité de l’Histoire à travers l’histoire de Pitagaba. Josiane Fritz qui a mis en scène la pièce d’Efoui en 2004 suggère de lire cet espace tel un « carnaval théâtre de l’histoire. » (6) Sous la forme de message télégraphique, Parapluie et Parasol rappellent l’événement tragique qui a frappé la carrière de Pitagaba mais aussi la vie d’une communauté. Le retour de la tragédie en série sous la forme du message télégraphique et radiophonique (la grève des dockers, la répression par les armes, les trente morts et Pitagaba frappé d’une balle) accentue le rythme syncopé et non-linéaire du texte. Cette répétition de la série d’évènements funestes qui s’est produite il y a dix ans intervient à trois reprises dans le texte (dans les parties 3, 5 et 8). La construction binaire et ternaire de la répétition chaotique du thème ponctué par le mot « stop » opère un rythme musical dont les légères variations d’une série à l’autre constituent des improvisations. Dans la partie 3, la série tragique se conclut sur l’annonce de Pitagaba plongé dans le coma après avoir été touché par une balle directe. Dans les parties 5 et 8, la longue série répétitive se conclut sur les trente cadavres, mais la variation du mot « souche » par exemple dans la partie 5 en mot « bouche » dans la partie 8 inscrit une différence qui reconnecte les parties 8 et 3.
L’écriture d’Efoui et de Kwahulé jouent sur les rythmes musicaux et leurs distorsions qui déplacent le texte, l’action et les personnages toujours vers un ailleurs. C’est un ailleurs qui s’organise dans la circularité des thèmes. Dans la pièce d’Efoui, c’est le leitmotiv d’une tragédie de l’histoire à travers celle d’un boxeur absent. Dans la pièce de Kwahulé, c’est l’histoire d’un boxeur qui signe un pacte de sang avec son manager pour devenir imbattable. Le pacte de Shorty est une variante contemporaine du mythe de Faust transposé dans l’univers de la boxe et la communauté afro-américaine. Précédé par une histoire qui s’est déjà jouée pour un autre, Shorty, de combat en combat, s’achemine inéluctablement vers la remise en question du pacte. Mais la circularité ouverte de ces dramaturgies opère des déplacements dans leur répétition. Par exemple, le port dans L’entre-deux rêves de Pitagaba est un rhizome au sens deleuzien. C’est un lieu multiple qui superpose le lieu de Carnaval, le lieu de travail pour une communauté et le lieu de grève des dockers. Le port est aussi le lieu de départ et de retour de Pitagaba. C’est le lieu des va-et-vient en général et le lieu de vie et de mort de Pitagaba en particulier. Les pièces de Kwahulé et Efoui ont une rythmique pulsée. Se sont deux écritures où circulent des pressions de toute part, mais sans atteindre l’explosion. Dans Frères de son, Kwahulé évoque « l’inquiétante promesse de l’explosion. Une promesse toujours différée » (7) qui loge dans son écriture. Dans les deux pièces, les crises se jouent dans les rythmes des airs de jazz et de Carnaval et le rythme comme le souligne Gilles Deleuze « se pose entre deux milieux, ou entre deux entre-milieux » (8). Le rythme est déjà un entre-deux. C’est le milieu en mouvement entre deux temps. Cette position de l’entre-deux décrit la condition des deux personnages principaux, Shorty et Pitagaba dans un perpétuel déséquilibre.
Plusieurs types d’entre-deux s’entrecroisent dans les deux pièces, des entre-deux physique, symbolique, identitaire et spatio-temporel. L’entre-deux physique est celui du combat de boxe où deux corps s’affrontent. À défaut de la présence physique de Pitagaba, les deux personnages Parapluie et Parasol se livrent à des joutes verbales qui miment l’entre-deux du combat de boxe. Les échanges brefs et violents d’insultes entre les deux bouffons s’assimilent à des échanges de coups comme sur un ring. Aussi, les deux personnages dansent autour d’un punching-ball pour rejouer les victoires de Pitagaba sur le ring et exprimer la fierté de leur communauté. La boxe n’est pas seulement un sport, elle est aussi une représentation politique et sociale. L’entre-deux du combat de boxe devient symbolique lorsqu’une communauté y trouve son expression. Chez Kwahulé, c’est la communauté afro-américaine qui fonde ses espoirs dans Shorty. Chez Efoui, ce sont les dockers qui mettent Pitagaba en avant de leur marche en tant que porte-parole des opprimés. L’entre-deux symbolique pose clairement la question de la race et des luttes sociales. Dans son étude Boxe, violence du XXe siècle, André Rauch analyse la dimension symbolique et politique du combat de boxe. D’après lui »une communauté s’exprime dans la rencontre de « son » boxeur avec un adversaire (
) Car il s’agit bien de réparer un tort fondamental : à travers toute la violence du combat, l’identité de toute une communauté meurtrie par le mépris s’exprime dans ses insultes et ses hâbleries. » (9)
L’entre-deux symbolique se joue dans la position « tierce », celle de la communauté du boxeur dont le sportif doit maintenir la dignité. Derrière le combat entre Shorty et Ketchel surnommé le « Grand Espoir Blanc » se trame un véritable affrontement racial entre la communauté noire et la communauté blanche, affrontement particulièrement intense et visible dans le milieu sportif aux Etats-Unis dans les années 50 et 60. Avant le combat, Ketchel déclare aux journalistes : « Je vais ramener le titre en Amérique », faisant ainsi explicitement référence aux origines étrangères, africaines de Shorty. La phrase de Ketchel dans la pièce est une référence directe au combat entre Mohammed Ali et Floyd Patterson en 1965 aux Etats-Unis. Avant le match, Patterson avait déclaré dans une interview : « This fight is a crusade to reclaim the title from the Black Muslims. As a Catholic I am fighting Clay as a patriotic duty. I am going to return the crown to America. » (10) Patterson est noir américain et son attaque vise la récente conversion à l’islam de Cassius Clay qui se fait désormais appeler Mohammed Ali. Kwahulé fait un usage essentiellement racial de la formule de Patterson en accentuant la dichotomie entre le noir et le blanc. Dans L’entre-deux rêves de Pitagaba, si l’on n’a aucune indication sur le lieu de l’histoire, des références telles que « je serai ton champion avec deux gants rouges et deux gants noirs » permettent de penser Pitagaba en tant que boxeur noir. Mais la pièce d’Efoui met davantage en évidence la dimension symbolique et politique de l’entre-deux en rendant compte d’une impunité politique qui cautionne la répression des forces de l’ordre qui ont fait feu sur des grévistes et ont tué trente dockers en laissant Pitagaba dans le coma.
Mais dans la dimension symbolique et politique de l’entre-deux se joue également la réflexion sur l’entre-deux identitaire. Shorty se définit dans les bordures de ses choix, entre son métier de boxeur et celui de comédien par intermittence, entre ses aspirations et celles de sa communauté ou encore entre ses rêves et le possible. Parapluie et Parasol sont aussi à la recherche de leur identité lorsqu’ils empruntent alternativement les rôles de Pitagaba, de l’Etranger qui a lancé la carrière du boxeur, des dockers et des témoins de la tragédie pour rejouer les évènements. C’est un « masque-visage » (11) sur lequel « il faut y mettre un coup-de-poing pour voir s’il n’y a pas un autre visage derrière. » (12) dit Efoui. Dans la pièce, les personnages boxent les masques-visages pour briser ce qui se présentait comme vérité et atteindre la profondeur des choses et des êtres. Les deux bouffons finissent par rejeter l’ensemble des masques réels et imaginaires en s’identifiant par la négation dans la série finale des « je ne suis pas
». La pièce ne définit pas Parapluie et Parasol car les personnages sont pris dans l’entre-deux rêves de Pitagaba, c’est-à-dire dans l’égarement d’une conscience. L’entre-deux est une phase de liminarité où des espaces et des temps indéfinissables se rencontrent.
Dans les deux pièces, ces espaces et ces temps intermédiaires sont représentés par le k.o, le rêve, le coma, le carnaval, le pacte. Ce sont des entre-deux chaotiques et indéterminés qui s’inscrivent dans un hors temps linéaire. Les espaces de l’entre-deux sont des flottements dans de multiples déclinaisons entre le rêve et la réalité, entre la raison et la folie et entre la vie et la mort. Dans Cette vieille magie noire, le co-manager de Shorty dit : « ta boxe est la passerelle entre le rêve et la réalité. » (13) Il y a quelque chose de magique et de satanique dans la boxe de Shorty dont les mouvements parfaits l’amènent de victoire en victoire grâce au pacte signé. Le pacte représente la victoire éternelle de Shorty qui est entré dans l’iconographie atemporelle de la communauté noire ou ce que Kwahulé nomme « la mythologie noire contemporaine. » (14) Chez Efoui, le temps s’est arrêté au moment du coma/k.o de Pitagaba et les personnages cherchent des réponses à la tragédie. Pitagaba est dans un entre la vie et la mort du coma. Dans un sens général, le coma est défini en tant qu' »état morbide caractérisé par la perte de la conscience, de la sensibilité, de la motricité. » (15) Pitagaba est un boxeur k.o. De même Shorty finit par être mis k.o par sa communauté lorsqu’il décide de rompre le pacte de sang par la circulation de la nouvelle de son dopage. À la fin des deux pièces, les deux héros paraissent vaincus si la seule définition générale du coma/k.o prévalait.
En réalité, Kwahulé et Efoui réalisent des dramaturgies du k.o qui participent à la configuration et aux rythmes éclatés du texte. C’est dans l’errance des discours, des langages et des rythmes que s’ouvrent non pas des réponses, mais des champs de possibilité. L’interprétation de la scène finale de Cette vieille magie noire est plurielle. Shorty est mis en pièce par la foule puis il se réveille et on ne sait pas s’il est mort, à l’hopital, dans un purgatoire ou s’il s’agit d’une mise en abîme. Quel que soit le lieu où Shorty se réveille, Shadow encourage le boxeur à continuer son shadow boxing qui s’apparente à une danse frénétique sur des rythmes puissants coltraniens car il donne espoir à tous les opprimés. Au même titre que les références aux célèbres boxeurs noirs cités dans la pièce tels que Sugar Ray Robinson, Mohammed Ali ou Sugar Ray Leonard, Shorty est le mythe du possible. Pitagaba est aussi le mythe du possible bien que les trois personnages qui gravitent autour de lui doivent se réinventer à partir de l’absence du boxeur. L’enchevêtrement des rythmes de la boxe, de la musique et de la scène théâtrale dans ces deux pièces assument des déséquilibres chaotiques des entre-deux. Ces dramaturgies mettent en uvre « une esthétique de la dissonance » (16) marquée par l’enchevêtrement de lignes narratives et stylistiques continues et discontinues. La dissonance de ces pièces se joue dans leur musique singulière d’un certain rapport éclaté au monde.
1. Koffi Kwahulé, Cette vieille magie noire, Carnières, Lansman, 1993, p. 8.
2. Gilles Mouëllic, « Le jazz dans l’écriture de Koffi Kwahulé : une introduction », in Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 156.
3. Cette vieille magie noire, op. cit., p. 73.
4. Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 14.
5. Kossi Efoui, L’entre-deux rêves de Pitagaba contée sur le trottoir de la radio, Paris, Acoria, 2000, p. 49.
6. Josiane Fritz, « L’entre-deux rêves de Pitagaba contée sur le trottoir de la radio. Kossi Efoui, Josiane Fritz. » 2004. base de données du site africultures.com, spectacle n°248.
7. Gilles Mouëllic et Koffi Kwahulé, Frères de son – Koffi Kwahulé et le jazz : entretiens, Montreuil-sous-Bois, Théâtrales, p. 44.
8. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p. 385.
9. André Rauch, Boxe, violence du XXe siècle, Aubier, 1992, p. 27.
10. Citation extraite de l’ouvrage de Dave Zirin. What’s My Name, Fool ? Sports and Resistance in the United States, Chicago. Haymarket Books, 2005, pp. 63-64.
11. Expression de Caya Makhélé extraite de sa préface aux Nouvelles Dramaturgies d’Afrique noire francophone, sous la direction de Sylvie Chalaye, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 13.
12. Sylvie Chalaye, entretien avec Kossi Efoui, Afrique et dramaturgies contemporaines : Le syndrome Frankenstein, Paris, Théâtrales, p. 37.
13. Cette vieille magie noire, op. cit., p. 34.
14. Frères de son, op. cit., p. 19.
15. Dictionnaire Universel, Hachette, 1993, p. 109.
16. Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Presses Universitaires de France, 1995, p. 63.///Article N° : 8798