D’une langue à l’autre : « Le vrai défi, c’est trouver la voix de l’auteur, son rythme, sa musique »

Entretien de Stéphanie Bérard avec Philippa Wehle

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Professeur émérite d’Etudes Théâtrales à l’Université Purchase de New York, et passionnée de théâtre contemporain, Philippa Wehle a traduit en anglais de nombreux auteurs français et francophones (Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Philippa Minyana, José Pliya). Elle est l’auteur du Théâtre populaire selon Jean Vilar (1991), de Drama Contemporary : France (1986) et de Act French : Contemporary Plays from France (2007) et met régulièrement à contribution sa connaissance des arts du spectacle pour le festival d’Avignon, le festival des arts de New York et le festival des Amériques de Montréal. C’est à l’Ohio Theater de New York qu’elle organise en novembre 2008 la rencontre de dramaturges caribéens francophones avec des metteurs en scène et des comédiens américains lors de la manifestation « Caribbean Playwrights Exchange » qui a permis la lecture en anglais des Immortels de Pascale Anin et de Port d’âmes d’Arielle Bloesch.

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez le plus souvent dans la traduction en anglais de pièces écrites par des auteurs francophones ?
Le vrai défi pour moi c’est de trouver la voix de l’auteur, son rythme, sa musique. José Pliya est manifestement un poète. Il n’utilise pas de mots créoles ou béninois, mais plutôt des références qui viennent de son pays natal, le Bénin, par exemple. Dans Le Complexe de Thénardier, il utilise une très belle image en se référant « aux soldats aux cheveux bleus ». Belle image en effet mais que je ne comprenais pas du tout. Ce qui m’est essentiel c’est d’avoir un dialogue avec l’auteur sur les phrases ou les images qui me posent des problèmes. J’ai de la chance d’avoir pu travailler avec des auteurs vivants pour la plupart. José Pliya n’a jamais hésité à répondre à mes questions. Par exemple : « En Afrique, au Bénin plus précisément, les enfants appellent les casques bleus de l’ONU’les soldats aux cheveux bleus’. J’ai trouvé l’expression très poétique, je l’ai donc transcrite » m’a-t-il écrit. Idem pour la référence au Dakota dans cette même pièce. Encore une fois, cette référence m’a donné quelques difficultés. Et José m’a expliqué : « Pour une personne recluse, le Dakota, c’est dehors, l’exotisme et le rêve fantasme d’une liberté. En plus, c’est un mot qui sonne ».
Autre défi. Dans Nous étions assis sur le rivage du monde… par exemple, José utilise souvent le mot « rivage » plutôt que « plage » pour évoquer le lieu où se passe l’action de la pièce. « Rivage » pourrait se traduire en anglais par « bank, banks, shore, shores, beach » (dans le contexte de la pièce), bien sûr, mais aucun de ces choix ne m’a semblé retrouver la musique et la poésie de « rivage ». J’ai fini par décider d’utiliser « shores » qui n’est pas le mot qu’on emploie habituellement en anglais pour « beach » mais cela pouvait évoquer quelque chose d’un peu exotique, ou poétique, même s’il n’y a pas la musique de « rivage ». Comme José me l’a dit dans un e-mail en réponse à ma question : « pourquoi rivage au lieu de plage ? » : « rivage / plage : pour moi ce qui compte c’est la musicalité du mot, sa poésie, rivage sonnait mieux, j’ai donc choisi ce mot ». Et ailleurs, il m’a écrit : « Pour moi ce qui compte ce sont les sonorités du mot et ce qu’il suggère. Des mots qui sonnent, une fois de plus ».
Donc, musique, poésie, références qui ne me sont pas familières. C’était pareil pour la pièce Les Immortels de Pascale Anin. Pascale a été formidable, m’expliquant dans plusieurs e-mails les raisons pour certains de ses choix. Lorsqu’elle utilise le mot africain « Baoulé », par exemple, elle m’a expliqué : « Les Baoulé sont une ethnie africaine ; leur mythe fondateur est une reine qui devait traverser un fleuve avec son peuple pour le sauver ; elle a dû sacrifier son fils pour pouvoir le faire ; et depuis son peuple s’appelle baoulé, l’enfant mort, en mémoire de son fils ». Comme chez José, la langue de Pascale est également une langue poétique. J’ai beaucoup aimé ce qu’elle m’a écrit à ce sujet. Je la cite : « Je suis très heureuse de ta traduction et à l’entendre en anglais j’ai trouvé qu’il y avait une vraie langue et je ne suis pas la seule à l’avoir constaté. C’est donc devenu ta poésie, ta langue car du français à l’anglais le langage de lui-même ne peut pas se métamorphoser, des fois c’est même impossible. Je suis très heureuse de cette collaboration et je t’en remercie sincèrement ».
Traduire une pièce de théâtre est un exercice particulier qui demande la prise en compte de la nature d’un texte destiné à la représentation. Quel rôle joue la dimension scénique dans votre travail de traduction ?
Moi j’estime que traduire une pièce n’est qu’un début. Il y a d’abord la collaboration avec l’auteur dont j’ai déjà parlé. Ensuite, il faut dès que possible faire lire sa traduction à haute voix par des acteurs et de préférence en présence du metteur en scène également. Cela semble peut-être évident. Même si c’est seulement lire la pièce autour d’une table avec les acteurs et le metteur en scène qui vont la jouer, entendre la langue, les phrases, faire attention lorsque les acteurs ont des difficultés à dire toute une phrase ou prononcer certains mots, pouvoir leur parler du contexte, les écouter, partager leurs réactions, tout cela est essentiel pour moi. L’entendre dans un décor, évidemment, c’est l’idéal, mais très rare vu la situation économique actuelle.
Comment est reçu le théâtre francophone sur les scènes américaines ?
Un des problèmes que j’ai rencontrés lorsqu’il s’agit de choisir des pièces francophones à traduire, c’est qu’un certain style d’écriture « française » est souvent rejeté, refusé par les spectateurs et les directeurs de théâtre américains, allergiques à ce qui paraît être « un théâtre poétique, elliptique tourné sur la langue jusqu’à en être épris » (Barbara Engelhardt). On considère souvent que les pièces en langue française sont trop bavardes, trop abstraites pour nous Américains qui aimons plutôt des pièces naturalistes qui racontent une histoire dans un langage plutôt naturaliste. Pour moi, ce n’est pas seulement une question de transférer une langue à une autre bien sûr mais également d’essayer de choisir des pièces dont le contenu et le milieu correspondent à ce qui nous intéresse, nous Américains, aujourd’hui. Des pièces qui nous parlent dans un langage clair et beau, non seulement de sujets qui intéressent les auteurs d’autres pays, mais qui puissent nous donner d’autres perspectives sur ce qui nous concerne également, c’est ça qui est important, à mon avis. Par exemple, une pièce sur l’homosexualité avec des personnages que nous avons rencontrés dans pas mal de pièces américaines des années 80 et qui est mise en scène de façon naturaliste, est-ce que cela vaut la peine d’être traduit et mis en scène ?

New York, novembre 2008///Article N° : 9354

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