Aucun retournement de situation dans « Le cadavre du Blanc » que joue actuellement au Théâtre des Déchargeurs la compagnie réunionnaise Antre 2 R, mais un retournement d’un tout autre ordre, celui du mort comme le veut la tradition malgache, celui des tripes aussi grâce à un duo improbable, celui d’Arlette Nourly et de Robin Frédéric qui jouent une partition musicale orchestrée avec finesse et simplicité par Françoise Lepoix, d’après un matériau poétique et peut-être aussi un peu autobiographique de Bruno Testa. En tant que métropolitain, il a vécu lui-même cette descente dans les méandres d’une souffrance enfouie au plus profond de l’île, dans les moindres replis de son histoire.
C’est le cri étouffé du sang des champs de canne qu’Arlette Nourly et Robin Frédéric font entendre, un cri qui suinte des curs, et colle à la mémoire, comme le sucre colle aux dents. La pièce de Bruno Testa retentit telle la confidence d’un malaise presque murmuré. On entend le glouglou d’un torrent qui descendrait de la montagne, doucement distillé à l’oreille du spectateur à qui Robin Frédéric s’adresse comme le ferait un homme solitaire dans un bar en fin de nuit après quelques verres de rhum
tandis que du fond du plateau, à la périphérie, se lève dans l’ombre le vibrato d’un cri du ventre, une voix fêlure, une voix volcan, celle d’Arlette Nourly, la native de la Réunion ; une voix échevelée qui explose, amène l’éruption et la brûlure, alors que Robin Frédéric convoque un mal-être liquéfiant. L’ajustement et la friction de ces deux couleurs sonores, à la fois contrastées et complémentaires, comme l’eau et le feu, semblent réglés avec la plus grande précision, à la manière d’un rituel qui nous fait chavirer dans l’au-delà des apparences.
Toute la subtilité du travail de mise en scène de Françoise Lepoix est dans l’art de donner l’impression au spectateur que les gestes et les mouvements de plateau arrivent naturellement sans y penser. Il y a pourtant, au cur même de cette aire de jeu circulaire, à peine découpée par les lumières de Michaël Serejnikoff, une descente aux enfers qui se joue dans une topographie scénique en miroir avec la topographie de l’île qui nous est racontée et le glissement de l’homme d’un tabouret de bar à l’autre, d’une gorgée à l’autre, d’une confidence à l’autre, d’un point à l’autre du cercle qu’il parcourt, de ce tour de l’île que nous faisons avec lui.
Le texte de Bruno Testa est tout en couleur : vert, rouge et noir
les couleurs de l’île de la Réunion qui explosent à l’il. Paradis tropical dont la luxuriance et la beauté « de flamboyants qui éclatent le ciel de fleurs rouges comme le sang », pour reprendre les images chromatiques de l’auteur, cache un enfer de détresse ordinaire, sombre et terrible, une violence qui transpire le long des murs en tôle, derrière lesquels se taisent les souffrances d’un viol éternellement recommencé. La violence des images résonne avec le travail sonore, le tambour circulaire devient le plateau tendu du théâtre et le sucre qui tombe soudain des cintres vers la fin du spectacle se fait poussière du temps, redessinant au sol la cartographie de l’île et son histoire « de chair et de sang minéralisées », engloutie dans le pacifique, mais renaissant par le pouvoir éphémère du théâtre. Ce pouvoir fragile, capable pourtant de se dresser contre la fatalité et de retourner les entrailles pour délier les langues et les âmes. Un retournement de cadavre à venir partager, un retournement essentiel à la vie.
« Le cadavre du Blanc » au Théâtre des Déchargeur
Compagnie Antre 2 R de L’île de la Réunion
texte de Bruno Testa
mise en scène de Françoise Lepoix
avec Arlette Nourly et Robin Frédéric///Article N° : 8688