Ecrans noirs 2005 : la solution locale

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Le Festival Ecrans noirs de Yaoundé (4-12 juin 2005) réussit à force de détermination à mobiliser un milieu local peu enclin à soutenir le cinéma dans un pays où les dernières salles ferment. Il joue pour cela sur la concurrence entre privés mais aussi entre organismes publics, et sur une forte relation avec son public.

Argent public, argent privé
Bassek ba Kobhio l’annonce en grandes pompes : alors qu’il a refusé en le claironnant le chèque de 5 millions de FCFA (7500 euros) du ministère de la Culture en 2004, il accueille l’effort supplémentaire consenti cette année. Le montant aurait doublé : ce n’est pas encore la panacée mais c’est le signe prometteur d’une reconnaissance. Et le résultat d’une stratégie de déstabilisation d’un ministère gêné aux entournures de ne pas soutenir ce qui est devenu l’un des principaux festivals du pays, aux résonances internationales. L’appui du ministère venant s’ajouter à ceux de la ville de Yaoundé et du ministère du Tourisme, et bien sûr aux aides des bailleurs internationaux habituels (AIF, Africalia, Sodec, et la Coopération française qui double la mise), le festival, parvenu à sa 9ème édition, peut se voir financer la grande fête qu’il prévoit pour la 10ème en 2006.
Côté communication, le bouillonnant Bassek n’a effectivement pas de leçons à prendre ! Les conférences de presse quotidiennes ne convient pas seulement les réalisateurs ou les acteurs mais aussi les institutionnels présents. Sous prétexte de redire une fois de plus qu’il existe des aides à la production et qu’il faut pour les obtenir remplir d’exigeants dossiers, ils légitiment ouvertement un festival qui peine à secouer le cocotier étatique.
Mais Patricia Mouné, la fidèle gestionnaire du festival, ne couvrirait pas tous les frais et notamment la venue des réalisateurs sans le complément d’un financement privé. Et c’est là qu’Ecrans noirs fait fort : de Toyota à la bière Beaufort (« la bière qui aime le cinéma », même si ceux qui la dégustent fréquentent davantage le bar du village du festival que la salle du CCF adjacente), les sponsors s’alignent, dominés comme pour tout événement au Cameroun par l’omniprésent PMUC. La fortune en bout de course, mais non sans avoir dépensé toutes ses économies pour engraisser le Pari mutuel urbain dont les dirigeants bien français sont fêtés comme de généreux donateurs, signalant qu’ils n’attendent pas de promotion de leur soutien mais s’arrangent quand même pour que leurs calicots verts soient bien en vue, histoire de profiter de l’aubaine pour parfaire leur image de proximité culturelle.
Proche du public
Bassek a aussi le secret du partenariat médias : il paye rubis sur l’ongle un supplément quotidien de quatre pages dans le quotidien Mutations, lequel fit cette année du people bon-enfant plutôt que de couvrir les films présentés, obtient deux pages par jour dans le très officiel Cameroon Tribune, de nombreux articles dans Le Messager etc. Mais c’est avec la télévision que là aussi il fait fort : partenariat avec la CRTV qui diffuse à toute heure le clip très pro du festival réalisé par Terre africaine, la société de production de Bassek, couverture quotidienne et inclusion d’interviews dans la publicité du PMUC. Et voilà par exemple votre serviteur répondre en direct et en public entre deux orchestres aux questions de la charmante animatrice du plateau de l’émission à succès Vendredi show sur la critique de cinéma !
Un tel souci d’ancrage local n’est pas sans influence sur le festival : le village est le lieu où l’on sort et où l’on se fait voir, notamment durant les concerts du soir, tandis que la programmation tente un savant mélange entre films populaires et films exigeants. « La sélection est tributaire de la disponibilité des films. Il a fallu tirer une copie de Delwende après sa sélection cannoise », indique Bassek qui s’occupe seul du choix des films. Les critères ? « Nous passons tous les films africains dont le public ou les critiques pensent que c’est intéressant ». Donner à voir : c’est le grand mot du festival. « Il y a des films que je n’aime pas », renchérit Bassek. Le fait que le festival ne soit pas compétitif favorise la décontraction et le franc-parler, mais il ne dira pas lesquels. Il devra seulement s’excuser auprès du public de ne pouvoir passer Les Saignantes, le nouveau film de Jean-Pierre Bekolo, très attendu après le succès de Quartier Mozart il y a dix ans, qui n’était pas terminé à temps. Bon prince, Bassek affirme vouloir passer tout film camerounais sans exclusive : « S’il n’y est pas, c’est qu’il ne veut pas venir ! » (le festival programmait cette année Un amour après la guerre d’Oswald Lewat, Le Malentendu colonial de Jean-Marie Teno et Afrique noire à l’image de Bitjoka Bondol Mbock). D’abord exclusivement francophone, le festival s’est ouvert au cinéma anglophone et aux films européens. Cette année, le Brésil était présent avec Filhas do Vento de Joel Zito Araùjo et l’Angola avec Un Héros de Zézé Gamboa.
La demande du public est un critère de poids. Bassek aurait voulu passer Ray mais à quoi bon ? Le film est déjà sorti et se trouve en dvd sur chaque trottoir. Il lui préféra Hôtel Rwanda, qui fit plusieurs fois plus que salle pleine, fort de son aura médiatique internationale. Au Cameroun, pays riche mais où la survie est quotidienne, on fait vite les comptes : à 1000 Fcfa au CCF durant le festival (1,52 euro), on le verra pour moins cher qu’au croulant Abbia, seule salle de cinéma encore ouverte dans une Yaoundé de plus d’un million d’habitants, où les places sont à 1500 F à l’orchestre et 2000 au balcon (pourtant surchauffé en l’absence de clim). Ceux qui n’ont pu entrer pouvaient se rabattre sur les dvd des vendeurs par terre : on l’y trouvait dupliqué à l’infini à 1500 F sous une belle jaquette plus qu’officielle !
Economie de la diffusion vidéo
Triste constat : avec la fermeture des salles, le cinéma ne se diffuse plus au Cameroun que par la vidéo, la plupart du temps piratée. Ce sont les Nigérians qui tiennent le haut du pavé, à la fois producteurs et commerçants. Le trafic est bien organisé et les revendeurs légion. Il suffit d’aller voir le matin de bonne heure à la « Montée SNI », près du rond-point de la poste centrale, sur le trottoir qui borde « l’immeuble de la mort » (un gratte-ciel jamais terminé) : c’est le « déballage » des disques compact, audio et vidéo, tous en contrebande, massivement importés du Nigeria pour la plupart. Les grossistes « lancent » les détaillants avec des « diamants », les nouveautés au top dans les box-offices. « Sous les apparences d’une scène de marché ordinaire, c’est le drame du droit d’auteur qui se noue », écrit Jacques Bessala Manga dans le bulletin des Ecrans noirs, quotidien produit par l’atelier sur la critique cinématographique organisé par l’association Cinépresse en commun avec le festival.
Les cassettes vcd (système dvd en vigueur en Afrique) ne sont pas seulement vendues sur les trottoirs, elles se retrouvent à la location dans une multitude d’échoppes de quartier, pour 100 ou 200 Fcfa. Grace Kwachuh, une Camerounaise anglophone, tient par exemple une échoppe où les vidéos voisinent avec les œufs, l’huile et quelques produits de première nécessité (cf. photos). A l’extérieur, des affiches de films annoncent la couleur. A la différence des cinq autres boutiques du quartier qui jouent le plus souvent les « clandos », Grace s’acquitte de tous les frais légaux et en arbore les reçus sur le mur : 30 000 Fcfa par an pour la licence de vidéo-club auprès de la Société civile des droits audiovisuels et photographiques du Cameroun, 18 000 F pour l’autorisation de vendre des vidéos, et normalement 600 F par cassette pour l’apposition d’un cachet officiel de location. Un inspecteur passe régulièrement pour lever la dîme et apposer les cachets à l’intérieur des jaquettes. Ainsi, avec 50 000 F par an à verser au ministère de la Culture, c’est le couteau sous la gorge. Pourtant, cet impôt libératoire rentre dans la « troisième catégorie », celle du secteur informel, qui dispense de registre du commerce. Cela permet à l’Etat de ne pas reconnaître officiellement une activité basée sur des réseaux clandestins.
Grace achète le vcd 1000 F si elle se rend elle-même au Nigeria, ou bien 1400 à 1500 F si elle l’achète dans un des marchés spécialisés de l’ouest du Cameroun comme Idenau, alimentés par des passeurs clandestins en pirogue. Elle le revend 2500 F ou le loue 200 F. Avec un chiffre d’affaires de 30 à 40 000 F par mois et un loyer mensuel de 20 000 F, les comptes sont vite faits : ce serait trop juste s’il n’y avait pas les autres produits. Les films sont en anglais et pour la plupart nigérians mais elle sait que des Camerounais anglophones tournent et qu’elle pourra bientôt avoir leurs films. Ce seront des succès car l’anglais parlé au Nigeria est différent de celui du Cameroun, ce qui plaira à sa clientèle à 70 % anglophone. Pas besoin de publicité : les nouveaux films sont annoncés en bande-annonce au début de chaque cassette, si bien que les gens demandent les titres. Le bouche à oreille fait le reste.
10 000 vcd ont été récemment saisis par la Commission de lutte contre la piraterie de la société des droits d’auteur mais le trafic est trop juteux pour se laisser impressionner. Le phénomène n’est pas seulement urbain : dans les villages, de petites salles où une vingtaine de personnes s’assoient sur des bancs passent en boucle des vidéos à toute heure du jour. C’est la même logique que dans les quartiers des villes et notamment près des écoles : de jeunes chômeurs encouragent les élèves à sécher les cours pour regarder des vidéos, ce que les journaux camerounais dénoncent régulièrement comme un des principaux facteurs de l’absentéisme scolaire !
La veine populaire
Ce n’est donc pas qu’il y a disparition des images : outre la télévision (une chaîne privée s’assure un bon taux d’audience en diffusant des vidéos nigérianes deux soirs par semaine), ces vidéos (blockbusters américains et productions nigérianes) ont le succès que rencontre partout le cinéma populaire. Mais leur système informel de diffusion, le plus souvent clandestin, ne finance pas une production locale. Des jeunes se battent pourtant pour faire des images (cf. sur notre site notre article Dakar-Yaoundé ainsi que les articles publiés par Yvette Mbogo) et le festival Ecrans noirs leur consacre plusieurs séances du matin. Fascinés par le succès du film nigérian mais aussi soucieux de rendre compte des problèmes de leur société, ils abordent des thématiques inexplorées, comme Aller-retour de Lorenzo Mbiahou, sur l’homosexualité, ou tentent des pastiches comme Le Cercle vicieux de Serge Alain Noa, sur un chômeur qui se la joue riche parce qu’il vient de toucher ses indemnités.
Ils sont sur la crête d’un cinéma qui se cherche entre les films d’auteur isolés peaufinant leur vision du monde et ces nouvelles expressions populaires ancrées dans le quotidien des barrières sociales et des mœurs. C’est clairement vers un cinéma proche du public que penche la programmation d’Ecrans noirs, privilégiant les films coup de poing (La Nuit de la vérité, La Chambre noire, Zulu Love Letter en clôture, etc.) mais aussi et surtout les films légers (Ouaga Saga en ouverture, Comment conquérir l’Amérique en une nuit ? Les Habits neufs du gouverneur etc.) ou les comédies de mœurs comme les films nigérians (Dangerous Twins, un énorme succès au Nigeria qui a connu une suite 2 et 3) ou les films du Burkinabé Boubacar Diallo (Sofia, Traque à Ouaga). Le beau film brésilien présent, Filhas do Vento, s’appuie lui-même sur les structures des telenovelas pour brosser le devenir des femmes noires dans une société discriminante (le même réalisateur, Joel Zito Araùjo, présentait également Denying Brasil, son passionnant documentaire historique sur les grandes figures noires des télénovelas et les préjugés qu’elles durent affronter).
Les actrices en avant
Logiquement, ce sont aussi des actrices qui viennent présenter les films, la veine populaire s’appuyant sur les prémices d’un star-system. Celui-ci existe déjà au Nigeria (pas de film sans des stars à l’affiche) et la célèbre Bimbo Akintola présentait The Mourning after de Jimi Odumosu, un film d’intervention contre l’arnaque organisée que constituent les coutumes du veuvage. De même, les salles se déchaînaient pour accueillir la belle Alima Ouedraogo qui présentait Sofia (43 000 entrées en 10 jours aux Burkina Faso sur plusieurs salles à Ouagadougou et à Bobo Dioulasso) : « un film de jeunes, positif, qui parle d’amour et musical ! » Après ce premier film, tourné en trois semaines, Alima a encore joué dans trois autres, qui sont encore en finition. Pourtant, déclare Alima, « je suis étudiante en finance et comptabilité, et le cinéma n’est pas ma vie ». Mais quand une jeune femme lui demande si elle serait prête à jouer nue, elle répond en riant que « ça dépend du cachet », tout en ajoutant vite que « ça dépend aussi si cela correspond à une coutume ou bien si c’est une scène gratuite ».
Delphine Ouatara, également présente dans Sofia mais aussi et surtout dans Ouaga Saga, insista sur la nouvelle dynamique des acteurs burkinabés qui se sont regroupés en association pour défendre leurs intérêts. Après avoir déclaré que son cachet sur Ouaga Saga était le meilleur depuis dix ans, à la faveur d’une coproduction française, elle dut répondre à la pression du public de la conférence de presse et finit par en lâcher le montant : alors que la production française proposait 8 millions de Fcfa, la production burkinabée avait poussé de hauts cris et aligné à 2,5 millions. Il faut dire que les producteurs ou réalisateurs peuvent souvent être sollicités par leurs acteurs en cas de coup dur, ce qui permet d’accepter des salaires modestes qu’il faut quand même, rappela Jean-Claude Crépeau, de l’Agence de la Francophonie, multiplier par le nombre d’acteurs pour voir les coûts de production.
Les salaires des acteurs nigérians n’atteignent pas non plus ceux des footballeurs. L’acteur Nkem Owoh a gagné un million de nairas (5800 euros) pour chacune des deux parties d’Osuofia in London et l’actrice Geneviève Nnaji, présente aux Ecrans noirs 2004 à Douala, a même touché 3 millions pour un film en 2004, sachant qu’elle les enchaîne puisqu’un tournage dépasse rarement deux semaines. Mais en octobre 2004, les producteurs-distributeurs, s’estimant victimes d’une surenchère qu’ils ont eux-mêmes créée, ont décrété un boycott total des comédiens les plus chers !
Enjeux de la critique
Lors de l’atelier sur la critique cinématographique, la discussion sur Dangerous Twins me sembla très éclairante sur la question d’une spécificité africaine de la critique (tous les articles du bulletin quotidien produit par l’atelier sont publiés sur http://www.africine.com/?id_text=14&tb=articles , sur le site réalisé à Dakar et en cours de finalisation). Le projet Africiné porté par la toute nouvelle Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC) se donne pour but la visibilité d’une écriture africaine sur le cinéma. En quoi diffère-t-elle des autres ? La discussion sur le film nigérian divisa le groupe en deux. Jouant sur l’interchangeabilité de deux jumeaux, le film est drôle et riche en rebondissements : un frère qui vit à Londres demande à son jumeau qui vit à Lagos de le remplacer auprès de son épouse pour lui faire un enfant car lui n’y arrive pas. Bien sûr, le débrouillard jumeau de Lagos réussit sa vie à Londres et ne veut plus retourner au pays tandis que celui de Londres, condamné à vivre à Lagos et limité par ses principes d’Occidentalisé, a tôt fait de faire péricliter les juteuses mais troubles affaires de son bouillonnant frérot. Les uns louèrent cette réécriture urbaine de « L’Aventure ambiguë » qui raille l’acculturation subie par l’expatrié et son inadaptation dans son propre pays. Les autres dénoncèrent ce triste stéréotype de l’Africain qui oppose la brillante civilisation occidentale au marasme africain. Les deux groupes cependant insistèrent sur la complexité des personnages et des situations qui nuancent ces oppositions. Les deux articles sont à lire sur http://www.africine.com/index.php?id_text=42&tb=articles (pour) et http://www.africine.com/index.php?id_text=43&tb=articles (contre).
La pertinence de ces regards me semble suffisamment prouver l’importance d’un regard endogène. Sa spécificité ne saurait être enfermée dans des critères mais dans des attentions portées qui n’ont pas valeur de vérités mais de sensibilités. Qui mieux que les premiers concernés peuvent interroger l’image de l’Africain et de l’Afrique dans les films, les traces du regard colonial, et stimuler la vigilance ? Qui sera suffisamment attentif à la place que le film attribue à l’Afrique dans le monde contemporain ou bien s’il la marginalise ? Qui sera mieux en mesure d’expliciter les spécificités culturelles locales ou de production ? Qui connaîtra assez les films d’Afrique pour resituer le film dans la filmographie de l’auteur, évoquer les thématiques proches dans d’autres films d’Afrique et les esthétiques choisies par ces films pour aborder le sujet ? Qui serait mieux placé pour élucider la nécessité d’être du film dans le contexte africain, son importance historique, dans quelle mouvance de pensée ou de recherche il s’inscrit dans l’Histoire de l’Afrique contemporaine ?
L’entêtement d’Ecrans noirs à organiser un tel atelier depuis 2001 sans financement extérieur témoigne d’une véritable avant-garde de pensée : la conscience aiguë que le cinéma a besoin de la critique, non seulement comme accompagnement médiatique mais pour se penser lui-même, c’est-à-dire se remettre en cause et avancer. Et que cela passe avant tout par une écriture locale qui soit également capable de le représenter au-delà des frontières.

///Article N° : 3930

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Les images de l'article
Conférence de presse : Delphine Ouattara, Bassek ba Kobhio, Jean-Claude Crépeau (Agence de la Francophonie) © O.B.
Les conférences de presse sont très suivies au village du festival © O.B.
Le réalisateur nigérian Jimi Odumosu et l'actrice Bimbo Akintola au village du festival © O.B.
Grace Kwachuh dans sa boutique de vcd nigérians, Yaoundé © O.B.
Vente de dvd piratés dans la rue, Yaoundé © O.B.
Vente "par terre" de dvd piratés, Yaoundé © O.B.
Les participants de l'atelier sur la critique de cinéma © O.B.





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