C’est avec beaucoup de tristesse et de consternation que nous venons d’apprendre qu’Assia Djebar s’est éteinte dans la nuit de vendredi à samedi sans fêter son 79e anniversaire. Elle sera inhumée, comme elle le souhaitait à Cherchell, la ville qui l’a vu naître. Fatima-Zohra Imalayène, Assia (celle qui assiste, aide, porte-secours) Djebar (l’écrivaine), n’a pas attendu son élection à l’Académie française (le 16 juin 2005), pour devenir immortelle, même si avant cette consécration, elle n’a pas eu le privilège d’être fêtée par les siens.
» J’écris, comme tant d’autres femmes écrivains algériennes avec un sentiment d’urgence, contre la régression et la misogynie. «
Considérée comme l’une des auteures les plus célèbres et les plus influentes du Maghreb, Assia Djebar n’a jamais cessé de s’interroger à travers sa vingtaine d’ouvrages, tous genres confondus, traduits dans vingt-trois langues (excepté en Amazigh et en Arabe) et ses deux films majeurs, qui n’ont malheureusement pas été distribués. Ses liens avec la France remontaient à ses études à l’École normale. Elle soutiendra plus tard une thèse sur sa propre uvre » Le Roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : quarante ans d’un parcours 1957-1997 « . Elle sera à la Sorbonne entre 1959 et 1961, où elle avait obtenu un diplôme de littérature comparée.
Membre de l’Académie royale de langue et de littérature française en Belgique, Docteur honoris causa des universités de Vienne, Concordia, Osnabrück, la fille douée de l’instituteur a très tôt pris le parti de l’indépendance de l’Algérie.
Elle enseigne l’Histoire de 1962 à 1965 à l’université d’Alger. Puis s’envole vers New York University pour y enseigner la littérature française. Elle fut tour à tour représentante de l’immigration algérienne au Conseil d’administration du Fond d’Action Sociale (FAS), avant de rejoindre en Louisiane, Bâton Rouge, où elle prend la direction du Centre d’Études Françaises.
Fidèle à ses engagements, à ses idées et à ses principes sans concession aucune, Assia Djebar, la défenderesse des droits humains et plus particulièrement ceux des femmes, dispose d’un franc parler qui bouscule les conventions. La fin de son Discours de réception à l’Académie française où elle revient sur ses blessures mémorielles a été l’occasion de revenir sur son expérience cinématographique et de la situer dans son contexte de production. L’hommage que lui ont rendu ses pairs, récompense en quelque sorte plus d’un demi-siècle de combat personnel et d’entêtement à écrire pour exister, pour exprimer » le trop lourd mutisme des femmes algériennes « .
L’écrivaine émérite profondément attachée à son terroir, n’hésitait pas à pointer du doigt les affres de la colonisation : » L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, – comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges – a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers « .
Écrire pour exister, tel était le leitmotiv de cette normalienne devenue écrivaine prolifique, enseignante, chercheuse et cinéaste, qui a fini par accepter l’offre qui lui a été faite d’entrer à l’Académie, après une longue hésitation. » En France, je suis considérée comme trop nationaliste et je ne possède pas de partisans dans le milieu littéraire français. En Algérie, je craignais de paraître, non pas comme une écrivaine francophone, mais plutôt comme une écrivaine française « .
Après dix années d’écriture assidue (1957-1967), jalonnées par quatre succès de librairie (La soif, son premier roman, écrit à 17 ans, suivi par Les Impatients, Les enfants du nouveau monde, et Les alouettes naïves), Assia Djebar, sentant que les mots s’étaient bloqués, a tenté, non sans difficultés, de pénétrer par effraction les arcanes du 7ème Art, provoquant défiance et soupçons au sein de la gent masculine.
Dix longues années de silence ont suivi avant que l’écrivaine décide de sortir de l’enfermement qu’elle s’était imposé. En quête de nouvelles formes d’expression, Assia Djebar va, par le biais des images et des sons, poursuivre ce qu’elle a toujours considéré comme étant sa mission, à savoir, déconstruire les mémoires en faisant renaître la mémoire personnelle, dénoncer le patriarcat, lutter contre l’enfermement des femmes en leur donnant la parole, et enfin dénoncer l’obscurité coloniale avec son cortège de malheurs et de déchirements, comme l’illustre parfaitement La Zerda .
Première femme algérienne à avoir franchi le seuil de l’auguste Assemblée française, Assia Djebar fut également la première femme cinéaste dans son pays. Elle cherchait, après un long silence littéraire, à dépasser la limite des mots afin de donner une image aux protagonistes de ses romans. Le 7ème art, de par sa magie, lui permettait de franchir le pas.
Deux récents colloques organisés à Oran et à Boumerdes ont permis de revisiter son uvre et d’établir des passerelles entre la langue littéraire pratiquée par l’écrivaine et le langage cinématographique, nouveau moyen d’expression que l’auteure s’est accaparé. Entre disait-elle » la langue qui exprime les pensées à celle qui exprime les émotions « . Première uvre documentaire produite par la télévision : La nouba des femmes du Mont Chenoua , (1978), une fiction de 120 minutes, greffée d’images documentaires et de renvois au travail littéraire qui a précédé. Ce film, quelque peu boudé en Algérie, fut récompensé par la Critique internationale à la Mostra de Venise en 1979.
La seconde réalisation » La Zerda ou les chants de l’oubli, (1980), d’une durée de 60 minutes, prix du meilleur film historique au Festival de Berlin 1983, analyse le regard – regard colonial, regard orientaliste – comme hypothèse de travail, auquel s’ajoute le regard de la cinéaste. Mais, le mépris des uns et la misogynie des autres ont fini par avoir raison d’elle en l’obligeant à fermer rapidement sa courte parenthèse cinématographique, malgré l’immense talent dont elle a fait montre. » J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs-métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant [
]. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte « .
Malgré l’hostilité affichée à son égard par ses compatriotes cinéastes, l’écrivaine est restée viscéralement attachée à son terroir, à son passé, à ses origines, à son peuple, à ses aïeuls berbères dont elle était très proche. Avant que ne s’imposent à elle le désir d’images, de voix sonores vivantes, de paroles en langue maternelle, de bruits et de musique, Assia Djebar s’était très jeune réfugiée dans l’écriture, seul moyen à ses yeux d’exprimer sa pensée à défaut d’investir sa langue maternelle, celle qui exprime ses sentiments. » Écrire m’a ramené, aimait-elle dire, aux cris des femmes sourdement révoltées de mon enfance, à ma seule origine. Écrire ne tue pas la voix, mais la réveille surtout pour susciter tant de surs disparues« .
Le 7ème art aura, à tout le moins, permis à Assia Djebar une remontée aux sources avec comme fondement une écoute de la sonorité de la langue maternelle réduite à des murmures. Ses films, d’une grande intelligence et d’une grande subtilité, lui ont permis d’affronter la lumière avec ses chants, ses bruits, ses musiques qui célèbrent les corps dans leur expression corporelle, en rendant visibles les lieux des interdits où l’imaginaire et le réel s’entremêlent à travers le prisme optique qui participe au dévoilement des autres et de soi.
Comme le précise un commentaire transmis par La Zerda
à l’intention des spectateurs sous forme de chant : » Mon chant parle toujours de liberté, j’intercède pour les femmes martyres et que les autres ne soient plus opprimées
Les femmes ne retourneront plus dans l’ombre
Au temps de la servitude, on a justifié le voile mais maintenant commence le jour de la liberté « .
Quittant bien malgré elle, le 7ème art, Assia Djebar rejoint son refuge linguistique. Après notamment Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), L’amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987), elle fait parler les grandes figures féminines proches du Prophète dans Loin de Médine (1991). Elle poursuivra son uvre en se penchant encore plus sur le sort des femmes et des intellectuels dans l’Algérie de la violente décennie 1990. Suivront alors, entre autres, Le Blanc de l’Algérie (1996), Oran, langue morte (1997, Prix Marguerite Yourcenar à Boston), Ces voix qui m’assiègent (1999), La Femme sans sépulture (2002).
Après La Disparition de la langue française (2003), elle publie un récit autobiographique, Nulle part dans la maison de mon père (2007).
La mise en lumière de son parcours littéraire montre à quel point ce dernier repose non seulement sur une stratégie discursive, mais aussi sur une structure linguistique élaborée. L’uvre s’insère dans un champ interculturel et inter-discursif à partir d’une stratégie intelligente de la perception. D’où l’intérêt, pour qui veut interroger et comprendre le champ des signes linguistiques djebariens, d’analyser ses discours paralinguistiques et de ses représentations cinématographiques.
Si la démarche qui consiste à décoder les articulations complexes entre imaginaire, oralité, écriture textuelle et signes iconique et sonores n’est guère aisée, il y a lieu, dans un premier temps, de focaliser l’attention sur le langage plus que sur la langue qui renvoie à des référentiels multiples et à une polyphonie émotionnelle.
En cette douloureuse circonstance, ayons pour cette grande dame, une pieuse pensée. Nous présentons à sa famille et tous les défenseurs des droits humains nos sincères condoléances.
A suivre, deuxième partie : De la Nouba à la Zerda, l’univers cinématographique djebarien.///Article N° : 12758