El gusto, c’est la bonne humeur, le goût de vivre. Pourtant, ces musiciens avec qui la vie n’a pas été tendre pourraient avoir perdu la joie de vivre. Quand Safinez Bousbia rencontre l’un d’entre eux, miroitier dans une pauvre échoppe d’un coin de la Casbah d’Alger, elle ne peut soupçonner tout ce qu’ils ont vécu et partagé. Mais sa curiosité lui ouvrira un trésor. Le film se fera dès lors remontée des souvenirs, puis regroupement des vétérans pour reconstituer un orchestre, puis succès sur des scènes prestigieuses. Nous voilà donc transposés à la Casbah avec la musique chaâbi, version populaire de l’andalous, qui s’était imposée par son succès et s’était intégrée au rythme algérois, aussi bien chez les coiffeurs que dans les bars, mais aussi là où la musique accompagnait la transgression comme la contrebande, les maisons closes et l’alcool. Et puis ce fut la guerre de libération et cette musique trop libre fut mal vue. Puis les Juifs durent quitter l’Algérie et ce fut le départ d’une partie des musiciens alors que cette cohabitation n’avait jamais posé de problème avant. Et puis ce fut l’oubli.
Comment ne pas penser aux admirables musiciens marginalisés de Buena Vista Social Club et à leur merveilleux retour sur scène ? Cette émouvante progression avait fait le succès du film, mais sa réussite tenait aussi à sa délicate approche de quelques personnages, au temps pris pour introduire leur travail musical, à la pertinence des cadrages et la douceur d’une caméra qui changeait de style selon les lieux et les enjeux. Les musiciens d’El Gusto sont tout aussi beaux, édifiants, émouvants que leurs homologues cubains. Ils portent eux aussi davantage le poids de l’Histoire que celui des années. Et nous prendrions vite goût à les suivre ces deux bonnes heures que dure le film.
Seulement voilà. Le combat de Safinez Bousbia pour réunir les musiciens, les regrouper à Marseille et arriver à faire ce film est admirable. Mais elle n’est pas Wenders. On ne lui en voudra pas, mais on en voudra à son commentaire inutile (« je voulais comprendre ce qui leur est arrivé »), heureusement rare, et surtout au montage du film qui le dessert tant. Le souci de cohérence fait qu’il fragmente à la manière d’un Michael Moore ses entretiens avec les musiciens pour coller tout ce qui va ensemble et constituer dans la redondance un récit. Il en résulte une avalanche de personnages et de bouts de paroles au détriment du travail des musiciens et de leur merveilleuse musique, toujours trop courte. Même les concerts finaux sont tronqués. Le film n’opère pas les choix qui permettraient de prendre le temps de nous donner le temps de le prendre pour apprécier les musiciens et leur musique. Il cherche à documenter, à démontrer pour nous forcer l’adhésion mais finit par nous en éloigner. Quand il s’attache à un personnage, c’est pour ce qu’il amène en éléments de mémoire, sans lui donner le temps de son humanité, de son propre tempo. Dans El Gusto, le montage ne fait pas la musique. Comme c’est dommage, car elle est magnifique.
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