Elgas : « J’interroge ce que c’est d’aimer quand on est un « incompétent affectif » »

A propos du roman Mâle Noir (Ed. Ovadia)

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 Aimer, comment, pourquoi mais surtout à quoi bon ? C’est avec Mâle noir, son premier roman paru aux Editions Ovadia, que l’écrivain sénégalais Elgas pousse la porte des relations sentimentales – et avec elle – celle d’un nombre vertigineux de sujets actuels comme l’immigration, les transferts d’argent, la recherche postdoctorale, les relations filiales, la dépression, les représentations raciales, le rapport à la littérature… avec humour, lucidité et tendresse. On marche alors, au gré des pages et des paysages franciliens savamment dépeints, aux côtés de l’auteur dont la ressemblance avec le narrateur trouble, fascine. Car, confession oblige : « il faut bien un peu de vécu ou d’empirisme » pour écrire une telle fresque. Raison de plus pour suivre le « chemin de croix » affectif et chaotique de ce jeune personnage sénégalais immigré de 33 ans, Docteur Es Anthropologie, anonyme-témoin de son temps et de la condition humaine. Sur la route – souvent en travaux – on y rencontre la bien portante Roselyne, la virginale Mélodie ; la flamboyante Désirée ; l’obscure Bazil ; le combatif Djitock pour un voyage au cœur de la Relation, du don-contre don, mais aussi de la perte tragique de l’innocence.

Africultures : Mâle Noir commence par la réflexion d’un étudiant-chercheur sénégalais qui vient de finaliser, en France, sa thèse sur les transferts d’argent entre les immigrés sénégalais et leurs familles à travers les notions de don et de dette. L’Amour, le don, la dette s’imbriquent et taraudent le narrateur. Trois notions – on l’apprend au cours du roman  –  inspirées par l’Essai sur le don de Marcel Mauss. Elgas, ton roman est-il le fruit d’une véritable introspection ou une tentative de réponse aux théoriciens du don ?

Elgas : Il est vrai qu’au cours de mes études, j’ai – comme le narrateur – étudié les transferts d’argent et même rencontré l’anthropologue Marcel Mauss. Sa thèse consiste à expliquer que les sociétés préhistoriques se constituent autour du triptyque « donner, recevoir et rendre ». De là, il en a tiré la grande théorie du « don / contre don » qui viserait à maintenir une forme d’équilibre dans l’échange. Aujourd’hui, Mauss fédère plusieurs chapelles anticapitalistes dans le milieu de la sociologie car il replace la notion du donare et non de l’economicus au cœur des relations humaines. Dans Mâle Noir, la première question que je soulève est celle des transferts d’argent : pourquoi les diasporas envoient-elles de l’argent ? On peut donc dire qu’Essai sur le don a été une tutelle théorique de mon roman mais sans pour autant l’y enfermer. Les temporalités, les complexités, les rapports ne sont pas les mêmes. La matérialité des faits qui sont au cœur de la transaction ne sont pas les mêmes. Je dirais donc que Mauss a été une source d’inspiration mais pas un horizon pour l’écriture. Ce que je questionne dans Mâle Noir dépasse la transaction amoureuse ou le don. J’interroge plutôt ce que c’est d’aimer quand on est un « incompétent affectif ». Il s’agit donc bien d’une introspection et elle laisse la place à l’amour sous toutes ses formes. L’amour comme souveraineté absolue qui n’a pas à être tributaire de quelconques théories sur le don.

Je crois que pour toucher à l’authenticité il faut un don de soi au texte.

Un Dieu et des mœurs, ton premier ouvrage – paru en 2015 chez Présence Africaine -, était un carnet de voyage. Mâle Noir, par sa forme, pourrait, lui aussi, s’apparenter à un carnet de voyage mais cette fois-ci intérieur. Pourquoi avoir choisi un récit introspectif ? Estimes-tu que l’espace intérieur a besoin de se re-représenter ? D’être réinvesti ?

Il est vrai qu’il y a une continuité et des régularités entre ces deux ouvrages. Le premier était un carnet de voyage et un essai. Mâle Noir est lui un roman, avec tout ce que la forme romanesque, extrêmement vaste, permet. Il y a un esprit fictionnel, des autofictions, des autobiographies, des récits et tout ceci forme une sorte de journal intime romanesque. Pour ce qui est du choix introspectif, je pense que quand on parle de sentiment, de misère, de sexualité, de racisme… il est important d’avoir un peu de vécu, d’expérience pour raconter. Sinon on risque de survoler les questions. Je crois que pour toucher à l’authenticité il faut un don de soi au texte.

Dans Mâle Noir tu abordes franchement les questions raciales : le racisme, les stéréotypes, les mythes, les fantasmes projetés sur les hommes noirs… mais aussi sur les femmes noires et les femmes blanches d’ailleurs. Tes personnages : Bazil, Sylvie, Désirée, Djitock, Xhon Gi… apposent tous des regards contrastés ou nuancés sur la « race humaine ». Destructeurs, ces stigmates semblent jouer un rôle déterminant dans l’amour et la construction de soi. En effet, le dégoût de soi, les complexes de légitimité reviennent à plusieurs reprises hanter le narrateur. L’écrivain a-t-il un rôle à jouer dans la déconstruction des représentations raciales ? La littérature peut-elle libérer les regards sur ces questions précises ?                                                                       

 « Plus jeune, je me trouvais laid, rachitique, rabougri. J’avais tous les mythes nègres contre moi : sexe plutôt raisonnable selon les standards raciaux connus, visage osseux, ingrat, muscles pas très épanouis. Je me sentais impropre à aimer, incapable de susciter un amour. »

Désirée : « J’ai senti cette souffrance d’être seule moi ! Partout je recevais des compliments, inutiles. Je pensais que je dégoutais les hommes. J’avais tout sauf la chaleur et l’attention le soir venu, le bonheur complice à deux […] Je n’attirais que les vieux dégueulasses qui me prenaient pour un objet, pour satisfaire leur curiosité. »

« Le fessier avait ses exercices sportifs dédiés. Sur les machines, les blanches s’acharnaient à expulser des culs de leur bassin avec des galbes réticents : les résultats n’étaient pas toujours prodigieux. »

Sur la question du dégoût, mon ambition était de peindre les grands mutilés qu’ils soient noirs ou blancs. Ce qui m’intéressait c’était de dire les petites blessures, les frustrations, les aigreurs sur lesquelles on s’assoit quelquefois mais qui nous rongent de l’intérieur. Tous mes personnages, comme dans la vie, sont traversés d’ombres et de lumières. Je ne suis en revanche pas partisan de prêter à la littérature un rôle qui excède ses épaules. Est-ce que la littérature change la vie ou la société ? Probablement car elle joue avec les émotions et peut donc bouleverser. On peut pleurer de joie, vomir de dégoût en lisant un livre et même les deux à la fois. Cela montre bien son utilité comme tous les autres Arts. Maintenant écrire un livre ne permet pas d’ouvrir des écoles ou de fermer des prisons pour reprendre une citation célèbre. La libération des regards, à mon sens, n’est pas aussi mécanique que cela. Je crois que des forces politiques peuvent aussi arriver à bâillonner la littérature.

Pour ce qui est des écrivains noirs qui veulent « libérer les regards » autour de la race, je ne pense pas que cela soit une forme de condition ou d’obligation. Je n’ai rien contre ceux qui en font une mission, toutefois Fanon le dit dans la conclusion de Peau noire, masques blancs (1952) « il n’y a pas de fardeau blanc, il n’y a pas de mission nègre ». Je regrette que Fanon soit aussi mal lu et cité aujourd’hui. En effet, certains font de sa figure l’étendard d’un activisme parfois sectaire ou nihiliste alors que sa parole est totalement universaliste (avec toute la charge historique que ce mot comporte).

Ce que je veux dire, c’est que « je préfère la conscience à l’appartenance » pour reprendre une phrase de Régis Debray. Je ne me sens pas nécessairement légitime à défendre les Noirs mais je ne suis pas dupe de ce que l’histoire a construit, de cette architecture de valeurs et de contre-valeurs qu’a induite la période coloniale. En tant qu’écrivain, je milite donc pour la lucidité et la justice la plus absolue mais pas pour l’enfermement et la paranoïa.

« Je suis partisan du tonus en littérature ; de la liberté de ton, de conscience et de lecture, car je crois qu’une société a-conflictuelle est celle qui couve le plus de malheurs à venir ».

Mâle Noir dépeint non seulement la condition fragile des immigrés africains en France mais aussi celle des postdoctorants à l’Université de la République. Tu en fais une satire assez fine qui n’est pas sans faire écho à Vie de thèse, la récente enquête sur « les conditions de travail des jeunes chercheurs en France » menée par Adèle B. Combes (2021). Il se trouve que ton personnage principal vit la précarité financière, ressent une solitude patente et souffre d’un manque de visibilité sur son avenir ; sentiments dénoncés par de nombreux chercheurs aujourd’hui en France. Ce cumul des conditions (immigré-africain-chercheur) sonne comme une triple peine qui l’empêche de devenir un Homme ? Est-ce le cas ?

Les Princes Noirs de Saint-Germain-des-Près. Ben Diogaye Beye, 1975

Tu étends le spectre en parlant de cette triple peine… je n’avais jamais vu ça comme cela. Peut-être que cet horizon brumeux, que ces débouchées maigres qu’offrent les études doctorales en anthropologie altèrent effectivement sa capacité de projection et plus indirectement son affirmation humaine (au-delà du masculin). Mais je dirais plus largement que la condition d’immigré – qui est au cœur du roman – est sans conteste une condition fragile. Chercher ce qu’on n’a pas pu trouver chez soi représente une violence symbolique et traumatique terrible. Les immigrés traînent ce traumatisme.
Il altère – en des proportions diverses – leur rapport au monde et leur estime d’eux-mêmes. Chacun trouve des moyens divers, parfois contournés ou détournés, pour vaincre cette « frustration noire » mais chacun y est confronté.

Oui, mais étrangement le narrateur semble se complaire dans cette errance, ce manque d’affirmation. Il est attentiste, comme s’il n’était pas acteur de ses choix mais plutôt spectateur de sa vie. Comme si la dépossession était son moteur…

Se complaire, le verbe est fort… ! Je lui prête, en effet, une forme de passivité mais qui n’est pas volontaire. Je dirais plutôt qu’elle est subie. Pour la comprendre, il faut, je crois, intégrer l’élément culturel car il met en perspective la question du Destin. Dans une des scènes, le narrateur se rend compte qu’il n’a pas le même rapport au temps et à l’action que Mélodie : « Ce que j’avais tendance à penser comme fruit du destin, elle me montrait qu’on pouvait y peser […] L’avenir n’était pas pour elle une fatalité » ; « Cela m’avait sauté aux yeux de voir nos différences, entre cette arrogance presque candide de savoir parfaitement où aller qui rendait Mélodie énergique et rêveuse, et mon anxiété que le choses se passent toujours mal ».

Le narrateur est dans une forme de bohème, de rêve inassumé auquel vient s’opposer l’urgence alimentaire, le soutien et la pression familiale… Son attentisme vient peut-être du fait qu’il veut maintenir l’illusion d’une insouciance et d’une liberté.

En tant qu’écrivain, je milite pour la lucidité et la justice la plus absolue mais pas pour l’enfermement et la paranoïa.

Dans ce roman tu dédramatises avec beaucoup de tendresse un autre tabou : celui de la dépression. Outre l’amour, Mélodie et le narrateur semblent aussi liés par leurs névroses et leurs vulnérabilités respectives. C’était important pour toi d’aborder ce thème ?

Oui c’était important car la dépression est taboue dans la société sénégalaise. On n’en parle pas du tout et encore moins quand elle touche les Mâles. Elle l’est aussi dans la société française mais disons qu’elle est mieux acceptée ou reconnue. Parler de dépression et prêter quelques traits bipolaires ou mélancoliques à mes personnages permet de jouer avec ces maux-là ; d’aller dans la surenchère, de jouer sur l’humour et le malaise du lecteur pour qu’il puisse s’en faire une autre idée. C’était aussi une façon d’aborder la question du : jusqu’où va l’amour ?

J’emprunte ma question finale au grand prêcheur et défenseur des droits humains Martin Luther King. Qu’est-ce qui libère un homme : l’amour ou la vérité ?

(rires) Toute réponse serait définitive n’est-ce pas ? (Il hésite). Je peux avoir 4h pour répondre ? Non… Bon, je ne prendrai aucun risque alors : les deux, sans doute !

 

Propos recueillis par Marine Durand le 17 janvier 2022 à Paris.

Mâle Noir, Elgas aux Editions Ovadia – collection Chemins des égarés, dirigée par Bessa Myftiu.

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