En ce cinquième anniversaire du Ghat, une belle expérience de l’humanisme du divers

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Devant un parterre assez éclectique ce samedi 16 juillet à Port-Louis, île Maurice, l’équipe de l’Aapravasi Ghat Trust Fund a procédé à la célébration du cinquième anniversaire du classement du Ghat, cet ensemble de bâtiments encore préservés à Port-Louis, et qui ont été utilisés pour le commerce des engagés ou coolies à la suite de l’abolition de l’esclavage, au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’Unesco. Une occasion de célébrer une identité mauricienne plurielle, corallienne, dans un esprit d’ouverture.

Ayant participé aux réunions de comités de pilotage du Ghat avant le classement par l’Unesco, pendant lesquels j’ai prôné une ouverture sur les altérités, et étant invité régulièrement à assister aux commémorations au Ghat, j’ai continué une démarche qui a été mienne ces vingt dernières années, depuis l’écriture de Cale d’Etoiles-Coolitude : être dans cette coolitude si nécessaire en ces temps où le dialogue entre les cultures doit continuer de plus belle dans un monde assailli par toutes sortes de défis et enjeux, notamment dits « civilisationnels ».
Discours inaugural de M. Raju Mohit
M. Mohit, l’officer in charge de l’ancien Coolie ghat, a procédé à un constat suivant les cinq années du classement du Ghat.
Il place au coeur de cet anniversaire une observation qui sonne juste. Je le cite :
« Si avant nous étions dans une amnésie collective, ce classement nous aura donné l’occasion de faire face à des faits migratoires qui ont permis au peuple mauricien de commencer son travail, son nécessaire travail d’introspection, qui lui permettra, peu à peu à sortir de l’oubli cet événement de l’engagisme qui a influencé le cours économique, sociologique et culturel de notre île ». Ce travail ne fait que commencer, et comme je l’ai toujours maintenu, sans ce regard croisé sur l’esclavage et l’engagisme, et du dialogue des deux, nous ne pourrons pas voir la mauricianité et nos humanités en face. M. Mohit, je l’ai déjà souligné dans le passé, est un homme d’ouverture, prêt à accueillir des idées susceptibles de faire évoluer les mentalités, et il ouvre le Ghat à diverses pensées et disciplines. Il a salué le travail entrepris par tous, notamment par les « artistes et écrivains de notre pays travaillent aussi le thème de l’engagisme dans leurs oeuvres, notamment en se référant à lui comme le terreau d’un humanisme de la diversité. J’insiste sur ce fait : dialoguer avec l’engagisme, comme le font nos poètes, nos romanciers et romancières, nos peintres et autres citoyens, c’est dialoguer avec une part de nous qui était restée dans l’ombre. Non seulement faut-il se souvenir des actes forts posés par les coolies ou engagés venus de différents endroits de l’Inde, étant hindous, musulmans, marathis, tamils et autres, mais aussi de Chine, d’Ethiopie, de Madagascar, de Normandie ou de Lorraine aussi ».
Cet élan humaniste est forgé par le souci de diversité qui doit demeurer au coeur du message que le Ghat doit porter au pays. En cela, la coolitude, rencontre des diversités nées de l’engagisme, trouve au Ghat un espace nécessaire dans une société à multiples strates. Ce souhait a été martelé par Salim Abbas Mamode, ancien maire de la Cité.
Et pour porter ces idées, M. Mohit a invité des jeunes de Roche-Bois, quartier périphérique de Port-Louis, à jouer une piécette de théâtre contre la corruption, signe d’une ouverture évidente, procédant d’un souci de décloisonnement, car souvent ces jeunes sont des descendants d’esclaves et n’auraient pas eu l’idée de se porter vers l’engagisme dans un pays où l’Histoire demeure encore cloisonnée dans des considérations sectaires, même si des progrès sont notables.
L’île a besoin de ce dialogue transcommunautaire, et elle en sortira grandie de cette expérience que j’appelle de tous mes voeux, de façon renouvelée à l’avenir.
M. Raju Mohit pratique sans ambages cette nécessaire mise en relation, et je le salue dans sa constance.
En cela, il met en pratique une clause du classement du Ghat par l’Unesco : la symbolique de ce lieu doit servir à l’édification d’une identité plurielle à Maurice. C’est sa vocation essentielle à mon sens. Sinon, il restera un amas de pierres de basalte taillées à l’entrée de Port-Louis, sans résonance avec le paysage humain de l’île.
M. Mohit devait conclure en rappelant à l’auditoire que « notre gouvernement a bien saisi l’importance de l’Aapravasi Ghat. Les autorités (…) ont procédé à la modification de Aapravasi Ghat Act. Elles ont passé les lois rendant effective la zone tampon autour du ghat, donnant au Buffer Zone sa réalité dans notre capitale. Cet acte ancre de façon pérenne le Ghat à Port-Louis, mais aussi à Maurice ».
Cette zone tampon a aussi une portée pédagogique dans l’urbanisme et la culture patrimoniale de l’île. Elle fera école, car ce pays a besoin de protéger nombre de ses vestiges et autres maisons en bois qui semblent condamnées à disparaître sous les coups de faux inexorables du « progrès ».
M. Mohit a conclu en avançant que le Centre d’interprétation du Ghat sera prêt cette année, comme l’a aussi rappelé Mme Corinne Forest, membre de l’équipe du Ghat, en développant son contour architectural et muséal interactifs.
Une commémoration porteuse de sens et d’une mémoire commune
M. Satyendra Peerthum, historien du Ghat, a animé une présentation sur les travailleurs du port, couvrant l’historique de la création de Port-Louis, jusqu’aux années soixante, en rendant un hommage aux esclaves et autres engagés qui ont contribué à son édification.
Cette présentation cadre en droite ligne avec la philosophie du Ghat, comme espace émergeant d’une négociation identitaire à Maurice, car S. Peerthum a rappelé le rôle majeur joué par les esclaves et ensuite, les stevedores originaires d’Afrique, dans la construction du pays. Ce rappel est indispensable car les lieux de mémoire ne sont pas l’apanage d’une couleur de peau ou « d’une page d’Histoire à moi », mais d’une conscience collective à développer.
Je suis donc témoin d’une chose probante en cette cinquième année du classement de l’Aapravasi Ghat : notre île est en train de se regarder, enfin, en face ! Non seulement dans un début d’introspection, mais aussi dans un début de dialogue de deux mémoires que j’ai schématisé comme celui du Morne et du Ghat (1). Un pari exemplaire que l’Unesco a tenté ici, à Maurice, en rendant palpable la coolitude de cette île qui pourra donner un imaginaire corallien, multiple, à la région et au
reste du monde. Ce site, je le rappellerai à satiété, n’est pas un ensemble architectural d’une beauté à couper le souflle, mais il est chargé d’une densité historique apte à favoriser la prise de parole dans une relation à l’Histoire et l’identité qui demeure douloureuse, au mieux maladroite, comme le témoigne la polémique au sujet des archives de l’engagisme conservées au Mahatma Gandhi Institute (MGI) il y a peu de temps à Maurice (2). Aussi, il est impératif que le travail, dans le sens littéral et figuré, de mémoire qui s’accomplit ici vise à ramener à la conscience de chacun(e) les pages du passé, pour les mettre en discours, les commenter, et pour procéder à un dépassement de ces faits en toute connaissance de cause, dans une volonté d’épanouissement et d’apaisement.
Ce pari de réparer/construire par le patrimoine historique, à mon sens, a une portée considérable à Maurice, et peu le mesurent encore. Cette pédagogie issue de l’archéologie, de l’anthropologie, de l’Histoire, de la littérature et d’autres sciences humaines, a une importance quasi matricielle dans ce que fut cette île à sucre, joyau de production de l’empire britannique et plaque tournante de l’engagisme à travers le monde. Portée double, nationale et internationale, car de ce travail, de perspectives nouvelles seront possibles ailleurs, nous permettant aussi d’attirer l’attention des chercheurs dans la région indiaocéanique, dans une complémentarité de travaux avec les chercheurs de l’Atlantique et du « Black Atlantic ». Je tiens à préciser qu’ici, il ne s’agit pas seulement de sauver des éléments naturels ou des pillages des monuments menacés, comme lors des actions de l’Unesco en Egypte ou au Soudan, par exemple. Il y a, cependant, une autre fonctionnalité des sites classés par l’Unesco, comme l’attestent des projets tels que Euro Méd Héritage. Je cite Mme Benita Ferrero-Waldner, Commissaire de l’UE : « Les failles qui divisent toutes les sociétés sont un rappel quotidien de l’impérieuse nécessité d’instaurer un dialogue interculturel et des échanges à tous les niveaux. La nécessité d’un tel échange, d’un tel dialogue, est plus forte que jamais. » Ici, le patrimoine sert de support pédagogique pour instaurer un dialogue dans une culture de la paix, pour un bien vivre-ensemble. En y faisant venir les Mauriciennes et Mauriciens, et les visiteurs et visiteuses de tous les horizons, comme hier, ces jeunes, qui découvraient certainement ce qu’est réellement l’Histoire, on explore une rémanence, une trace, une faille, un lieu chargé d’empreintes et de présences perceptibles et aussi à restaurer et de ce dialogue avec les éléments humés, exhumés, articulés, discursifiés, la connaissance de soi et de l’autre affleure indubitablement. Le lieu, dans sa poétique, dans son aspect mémoriel, entérine cette interaction, livre un cadre à une possible réflexion sur le passé, pour mieux asseoir le présent et l’avenir. Surtout, ce travail, qui loin d’être une forme de tourisme culturel oisive, s’il est bien mené, peut aboutir à l’l’élaboration d’une mémoire commune, qui manque tant aux Mauriciens, tant l’Histoire est encore à faire, et tant elle est encore captée dans des filtres parcellisés par toutes sortes de considérations. Il serait loisible de penser que tout enfant mauricien peut faire sien et l’engagisme et l’esclavage, en y voyant deux moments de la constitution de la démographie, de la culture, des langues de ce pays qu’il ne faut pas opposer mais mettre en dialogue. Si notre passé a été fait de césures, notre présent et notre avenir doivent être faits de conjonctions d’espaces mémoriels. Je fais donc la proposition au Ministre de l’éducation d’élaborer un kit pédagogique de cette veine pour que le petit mauricien puisse se rendre à ce lieu d’Histoire, bien préparé, afin d’engranger tous les bénéfices de ce classement du Ghat et du Morne.
La célébration des 15 ans de la route de l’esclave à Maurice ?
Dans une perspective plus large, je fais part ici du souhait ardent de Ali Moussa Iyé, chef de la section interculturelle de l’Unesco, que j’ai rencontré à Paris en mars 2011, et qui accorde un intérêt tout particulier au pari mauricien (3). Il m’a chargé de transmettre la proposition au pays de célébrer le quinzième anniversaire de la route de l’esclave à Maurice. Et l’idée maîtresse de cet événement est de conjoindre la route de l’esclave et la thématique de l’engagé, suggestion que j’avais faite il y a une dizaine d’années aux autorités mauriciennes et à Doudou Diene, ce qui soulignerait davantage l’exemplarité mauricienne le long de ces tracés de mémoires.
Dans cette optique, je l’ai portée à la connaissance du Premier ministre mauricien et du ministre de la Culture de Maurice l’an dernier. J’ai réitéré à Mathieu Laclé, du Morne Trust Fund, présent hier, le désir de l’Unesco de célébrer cet événement d’envergure ici. Le dossier est en ce moment en attente à la cellule culturelle du PM. Si Maurice accueille cette manifestation, nous pourrons déjà inscrire dans les thématiques de l’esclavage cette relation avec l’engagisme. Ce sera d’ailleurs la particularité de cette célébration de la route de l’esclave dans notre terreau qui abrite, fait unique au monde, deux sites dédiés à la résistance à l’esclavage et à l’engagisme. J’ai fait des propositions dans ce sens, et l’Unesco y est très favorable. Je gage que ce pari sera pris à bras le corps par les autorités, qui ont énormément travaillé dans le sens des classements du Morne et du Ghat, puis, en solidifiant leurs cadres légaux et l’importance symbolique qui leur est propre. Leur engagement nous fera gagner des années tout en mettant Maurice encore plus dans une convergence d’attentions nécessaires sur divers niveaux. L’événement mettra en lumière nos dialogues de mémoires de façon extrêmement significative auprès de la communauté internationale.
Je terminerai ces propos en rappelant la commémoration d’hier, porteuse d’espoir et de possibilités d’évolution. Je suis au diapason avec M. Raju Mohit quand
il dit qu’il affiche, au Ghat, « sa ferme intention d’en faire un site digne du Patrimoine Mondial de l’humanité, fidèle à la vocation de l’Unesco, qui désire en faire non un site sans vie, mais un lieu de dialogue avec nous-mêmes et avec l’autre.
De la conjonction des deux naîtra notre identité plurielle, sensible, généreuse ».
Le ghat, hier, en accueillant les jeunes de Roche-Bois, est résolument engagé dans une voie porteuse de l’humanisme du divers qui est au coeur de notre vision du monde. Oui Monsieur Mohit, « Le Ghat est bien notre maison à toutes et à tous ». Il est le socle sur lequel nous pouvons penser notre imaginaire de l’île et du monde. Je rêve de voir ce ghar (maison en hindi) accueillir aussi une partie des célébrations de la route de l’esclave dans cette île de la coolitude.

(1) Lire en ligne : Maurice : plus qu’une juxtaposition, il nous faut un itinéraire doublé d’une passerelle entre l’Aapravasi Ghat et le morne [sur Montraykreyol.org] (2) Cette polémique a surgi quand le MGI a refusé de livrer des archives à la Commission Justice et Vérité, arguant du fait que des personnes se verraient blessées si l’on découvrait la vérité sur leur appartenance aux castes.
(3) Lire aussi : « Bienvenue à Ali Moussa Iye à Maurice : deux sites symboliques exceptionnels à valoriser »,
[sur Potomitan.info]
Pointe aux Canonniers, île Maurice, 16 juillet, 2011///Article N° : 10329

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