Entre « l’épopée » et « le cri du désert »…

Du théâtre pas toujours théâtral au Festhef

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Le quatrième festival de théâtre de la Fraternité, FESTIHEF 99, a eu lieu, à Assahoun, à cinquante kilomètres au Nord de Lomé, du 17 au 24 septembre. Sur la vingtaine de compagnies annoncées, seize, dont douze togolaises, se sont effectivement rendues sur place et produites devant un public régulier de quelque cinq cents spectateurs heureux. Rarement on a vu un décollage de qualités et de niveaux aussi net entre groupes participant à un même festival.
Bien que ciblant un autre propos, le monologue du théâtre Amazé de Kévé, résume assez bien les hésitations et les craintes de ces jeunes troupes qui, dans un contexte de compétition (des prix sont décernés), naviguent entre originalité et plagiat.
Intikitari, la pièce du Théâtre Amazé de Kèvè, présente, en effet, un prisonnier tiraillé entre son passé et son avenir, entre son nom et une certaine identité qu’on veut lui coller pour faire de lui un coupable. Sous le faix des bastonnades, de la faim, de la soif, de toutes sortes de pressions psychologiques, il cède presque à la tentation de se renier pour survivre, mais se rattrape aux moments ultimes : il s’appelle Intikitari et tient à conserver ce nom même si cela devrait lui coûter la vie.
Magnifiquement interprétée par un jeune comédien qui doit acquérir encore de l’expérience, l’adaptation de cette histoire d’Armando Sarmiento Vargas par Gaëtan Noussougan rappelle le courant du papier pauvre dans une certaine littérature africaine. Dans un décor sobre, à peine utile, le propos est sans emballage, entier, palpable, pressant même. Sans aucune prétention esthétique, cette pièce pose à elle seule, au-delà du théâtre et de la question de l’identité, celle du rapport de l’homme à la société, de la liberté à la culture.
Et c’est précisément ce genre de question que pose, sans le vouloir, l’ambiance générale des spectacles programmés à ce festival. Il y a les pièces qui nous parlent, nous interpellent même. Et il y a les pièces qui bavardent et ne disent rien à personne et que le public a parfois conspuées gentiment.
Ainsi, le Club Unesco des étudiants de Lomé a réussi ce qui commençait à devenir un luxe dans les compagnies théâtrales africaines : le théâtre. Sa pièce, l’Epopée du Djabatore, est un vrai régal. L’histoire est pourtant banale. Un tyran nommé Tigre sème la terreur dans la région. Il a déjà conquis le Jarpanga qu’il soumet à la servitude. Le Djabatore, royaume plus puissant, doit se protéger. Pour ce faire, il lui faut affronter le Tigre. Le roi du Jarpanga lui propose une entente provisoire afin que leur objectif commun soit atteint. Le roi du Djabatore refuse, mais son fils le renverse et scelle l’alliance nécessaire.
Dans le Togo des balbutiements démocratiques souvent avortés, cette banale histoire revêt un grand intérêt que seuls les Togolais pouvaient ainsi appréhender : la nécessité d’une entente de l’opposition pour renverser un ordre jugé par elle autocratique. Pour le reste, l’intérêt de cette pièce réside dans le spectacle lui-même. Il peut se résumer en une succession de mouvements, de rythmes et d’apparats somptueux sublimement synthétisés pour aboutir à un rêve vécu. Le décor s’y prêtait, malgré sa perfectibilité escamotée par la cohésion des costumes. Les acteurs aussi. Alfa Ramsès, auteur et metteur en scène de cette pièce n’a donc pas eu grand mal à imposer sa parole, à exposer son savoir-faire. En sorte que les faiblesses du texte – reconnaissons qu’il y en avait tant dans la structuration que dans l’enchaînement des péripéties – se trouvent complètement anéanties par une mise en scène aussi bien narrative que descriptive et suggestive. C’est ce pari de marier la narration à la suggestion que la plupart des autres compagnies n’ont pas réussi.
Or, comme pour confirmer la sincérité de ce travail, Alpha Ramsès  » rebelotte  » dans un one man show intitulé Le Professeur Lapage, Un texte écrit, paraît-il, sur commande. L’auteur-acteur-metteur en scène y peint sa société, avec une subtilité recherchée, en prenant pour prétexte la lecture. Le public se reconnaît assez facilement dans la lecture de chaque page d’un livre mystérieux. Il participe à la lecture, en redemande directement. La salle bouillonne d’impatience et de gaieté, ordonne à l’acteur de  » bisser  » la page 10, ricane comme dans une orgie et acclame tellement fort qu’elle pourrait se faire mal à l’oreille.
Même le théâtre national du Ghana, Abibigromma, qui maîtrise la scène et le jeu comme aucune autre troupe présente, n’a pas réussi à atteindre ce degré de communicabilité. Son péché : la facilité.
En effet, tout comme la moitié des compagnies présentes, Abibigromma est tombé dans le piège du déjà vu, C’est en 1986 qu’un groupe de jeunes Béninois dirigés par Aboubacar Tchassama a décidé, pour la première fois, de dramatiser (au sens d’action) le conte afin de le porter à l’écran. L’expérience a duré le temps de trois émissions et s’est éteinte, comme s’éteignent rapidement toutes les innovations artistiques au Bénin. Trois ans plus tard, quelques comédiens de la troupe nationale togolaise, sous la conduite de Sanvi Béno créèrent la compagnie ZITIC. Ils avaient pour but de structurer des contes du répertoire africain autour du personnage de l’araignée et de les présenter au public. Cette nouvelle expression qui emprunte la scène du théâtre a fini par prendre, après trois années d’un travail acharné. ZITIC est invité à la plupart des festivals de théâtre et de conte, a tourné encore et encore, aussi bien en Afrique qu’ailleurs. Il a fini par faire école. Au Bénin, la compagnie Wassangari pige la technique et l’applique. D’autres compagnies aussi. A tel point qu’on a fini par confondre théâtre et conte. Cela répond, paraît-il, à l’attente des acheteurs français.
Or, le théâtre, quelles que soient les tendances, s’identifie par l’action théâtrale, le conflit des personnalités ou des contextes, l’exposition, l’enchaînement des péripéties, le rebondissement de l’histoire. La solution de facilité que propose la moitié des compagnies présentes à Assahoun, en faisant prendre une technique spectaculaire nouvelle pour le genre, afin de laisser supposer l’existence d’un théâtre africain typé, a de dangereuses conséquences sur la créativité. Non seulement elle tue l’auteur, mais surtout elle gaspille les facultés intellectuelles des acteurs qui ne peuvent plus suggérer des émotions par l’expression de leur corps, qui remplacent le jeu et les réparties par une succession de vociférations dont le but est de divertir les ilotes et d’émerveiller des illettrés omnubilés par leur complexe de Christophe Colomb. Malgré son expérience et sa force, Abibromma est tombé, disais-je, dans ce piège. Moins que le fait d’avoir joué dans une langue étrangère (le français), c’est l’absence d’une mise en scène sérieuse qui a fait la faillite relative de ce spectacle. La même absence de mise en scène qui a caractérisé les autres troupes, avec chez celle-ci, l’ombre portée, une inexpérience que seuls certains aveugles étaient incapables de percevoir.
Deux grandes révélations sont toutefois à signaler dans cette édition du FESTHEF : Les Tambours de Lomé et Gakokoé de France.
La première, en consacrant une rupture dans la mise en scène par les gestes et les formes, le style du spectacle, l’utilisation radicale de toutes les capacités physiques des acteurs, pour aboutir à une photographie urbaine, à la description synchronique d’une certaine réalité urbaine. Le spectacle rappelle Le Défilé de mode de Jérôme Deschamps, mais beaucoup plus speed, il caricature plus de réalités diverses qu’il juxtapose sur la scène au même moment.
L’autre belle surprise est l’Ours ou Tchekov l’Africain de la Compagnie Gakokoé. Dans cette catégorie de titres  » machin africain « , on a rarement vu autre chose que la folklorisation et la paupérisation d’un chef-d’oeuvre de la littérature classique. En sorte que la simple référence à l’africanité du  » machin  » est suffisante pour dissuader de plus en plus de gens répugnés par une forme d’apartheid culturel en vogue. Or, l’Ours de Patrick Plaisance est resté une belle histoire d’amour. Allégée par des bribes de formules ewe (langue du Togo-Ghana), des adresses directes au public, une forme de distanciation contrôlée et savamment intégrée par deux comédiens et une comédienne, cette peinture humaine de Tchékhov, a très bien fonctionné au Togo. Le propos était universel. Il fallait  » le truc  » pour le faire partager et cette compagnie l’a trouvé. L’ouverture de Tchékov était, à mon avis, bien plus dans celle du décor transformé sans raison évidente en des lieux divers et imaginaires (chambre, salon, cirque…) qu’en la peau noire d’un des acteurs. Sur cette scène, seuls des acteurs bien dans leur peau ont évolué : impossible dans cette communication simple et complice de voir des nationalités et des races. Les musiques de salon confondues parfois avec des fonds sonores avaient tout pour ennuyer un public d’ici – n’appelle-t-on pas  » programme minimum  » toutes les interprétations avec du violon, au Bénin ? Mais l’effacement des deux interprètes a permis de servir la pièce, d’intégrer la musique au décor en même temps qu’elle joue un rôle de catalyseur dans les moments de tension.
Certes, des puristes verraient dans cette adaptation un détournement de Tchékhov. Et c’est exactement ce qui fait la force de ce spectacle. C’est exactement cette démarche d’appropriation qui a manqué à toutes ces hordes de mauvais frimeurs qui ne savent plus faire du théâtre pour s’amuser ou pour vivre et qui sont prêts à se renier dans le curieux dessein d’être reconnus comme maîtres. La monotonie thématique caractérisée par une flopée de formules consacrées et lourdes, similaires d’une troupe à l’autre et d’une pièce à la suivante, qui intègrent péniblement un conte rarement différent dans une esthétique constante de narration gémissante, de grimaces plaintives et agaçantes (sauf pour quelques paternalistes attardés), de chants et de danses inopportuns et mal exécutés, cette monotonie qui s’installe sur les scènes d’Afrique et qui risque, à terme, d’éloigner définitivement le public africain du théâtre des Africains, les théâtreux ne produisant désormais que pour  » les blancs « , est le grand virus de la création contemporaine.
Peut-être que Asshoun aura tiré cette leçon pour les sections futures, afin d’accorder plus d’intérêt à ceux qui sont prêts à garder leur nom devant la mort.

///Article N° : 1086

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