entretien de Bibish Mumbu et Olivier Barlet avec Dieudonné et Criss Niangouna sur  »Carré blanc »ou la voix des jeunes sacrifiés

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Dieudonné et Criss sont frères. Dans un souci de rupture avec du déjà-fait, du déjà-vu, ils créent leur compagnie « Les Bruits de la rue ». Dieudonné, qui assure la mise en scène de « Carré blanc », leur spectacle du FIA 2001, en est également l’auteur. Il l’a écrit depuis 1997, lors de la deuxième guerre du Congo-Brazza. C’est un texte qui s’inspire aussi de son observation du quotidien : la nature, les choses, leur emplacement, les gens…
Pour les Niangouna qui tiennent à exprimer leur ras-le-bol de jeunes fougueux face au temps et à l’espace emmuré de Brazza, « Carré blanc » offre au public comme à eux-mêmes une exploration du monde dans ses thèmes les plus en vogue : guerre, solitude, désillusion…
Ils se sont servi de ce qu’ils sont dans la vie pour faire ce spectacle. Et le revendiquent, question surtout de bousculer les « normes établies » du théâtre.
Mumbu Bibish.

Vous sortez facilement de l’espace scénique et vous mêlez au public.
Criss – Pour qu’un comédien joue bien, il faut un retour du public. Du coup, on ne l’attend pas ce retour. C’est pour établir ce rapport permanent avec le public qu’on descend de scène ou y attire un spectateur ou une spectatrice.
Dieudonné – Nous sommes professionnels au sens où nous gagnons notre vie avec le théâtre mais nous sommes aussi des blagueurs : on a envie de jouer !
A Brazzaville, les troupes sont enfiévrées dans le travail ! Nous, on veut lier l’utile à l’agréable : en créant les Bruits de la rue, on a voulu faire un théâtre qui permette de respirer et établisse un lien direct avec le public.
Criss – Faire du théâtre n’est pas souffrir : on ne veut pas que ça se termine vite ! On veut jouir avec notre texte. On n’hésite pas à improviser certains passages, pour le plaisir. On manie l’exagération et le tape à l’œil – et ça nous relaxe !
Vous intégrez de nombreux éléments extérieurs. Quelles sont vos influences ?
Chris – Moi, je suis fou de cinéma américain, Dieudonné de cinéma français. Et on est jamais d’accord ensemble, ce qui nous permet de développer la contradiction ! Le public du théâtre est fidèle, un peu toujours les mêmes car c’est une culture qui n’est pas encore ancrée. Ce public n’est-il pas fatigué de voir toujours les mêmes jouer les mêmes choses ? On veut lui offrir quelque chose de nouveau, de moderne.
On était face à un texte de Guy Menga, plutôt traditionnel : pourquoi ne pas se l’approprier en le transformant ? En mettant un président à la place du roi, un conseil des ministres à la place des notables ! Et on en fait quelque chose d’actuel : c’est cette folie que nous revendiquons.
Et vous pensez accrocher les gens ainsi ?
Chris – On est jeunes et on est sûrs que les jeunes sont avec nous ! On utilise un langage argotique qui leur parle, et qui n’exclut pas des aspects sérieux.
Vous maniez systématiquement le paradoxe à la manière de Sony Labou Tansi.
Dieudonné – Je suis un grand fanatique de Sony. Gamin, j’écrivais comme lui. Aujourd’hui, j’ai gardé sa rage de dire les mots mais utilise un langage propre à moi. Je les utilise peut-être plus proprement mais de façon crue, comme dans la vie quotidienne. J’écoute le langage des gens dans la rue. Avec Criss, on perd notre temps à traîner à écouter les gens, à les provoquer, à rire avec eux – et on note leurs phrases. On les codifiera, on leur donnera davantage de signification mais on en gardera leur force.
Criss – Sony a marqué tout le monde. Il est la référence. Dans de nombreux spectacles du Congo-Brazza, il y a du Sony dans le fond.
Mais vous dépassez la pure imitation.
Dieudonné – Si j’imite, je n’existe pas ! On tord les mots. On nous a appris l’existentialisme à l’école et on pratique ce qu’on en a compris : on existe ! On s’inspire plus de la force de Sony que de ses phrases. Dans Carré blanc, c’est l’envie de caricaturer ces personnages, de manier l’extravagance.
On a l’impression qu’un troisième personnage est là, absent et récurrent : la voiture de Fernandel.
Dieudonné et Criss (alternant) : C’est une métaphore : la voiture est un moyen de communication, elle joue ce rôle pour ces personnages coincés au bout de la terre à vouloir revenir. Ce bout de terre n’est pas forcément un désert mais c’est eux qui sont mal barrés. Il veulent retrouver leur vraie place dans la société. La voiture de Fernandel est comme un cheminement de mea culpa, de purification, de lavement des mains, de réconciliation qui leur permettra de revenir à leur vraie personnalité. Après la culpabilisation, il y a le rachat. Il faut passer par l’enfer pour atteindre le paradis. Ils étaient en forêt, puis coincés par la police. La voiture est le canal qui leur permettra de revenir à la vie.
Vous dites aussi dans la pièce que  » la guerre est un luxe « . Vous maniez là aussi le paradoxe…
Dieudonné – Il fallait voir comment les jeunes jubilaient quand la guerre a éclaté : tout d’un coup la possibilité de braquer et de tout se permettre ! C’est déplorable, bien sûr. Mais là où on finit par positiver ce qui a pu se passer, c’est qu’on se retrouve du côté des rejetés de la société.
Criss – La voiture de Fernandel n’est plus là : quand la guerre est là, plus rien n’est à sa place.
Comment avez-vous travaillé à deux ?
Criss – C’est d’abord un travail de récolte. Dieudonné s’est mis à écrire et comme je suis son élément contradictoire premier, je proposais d’aller plus loin et voilà le ping-pong.
Dieudonn頖 Quand le texte s’appelait « Bye bye », en 97 avant la guerre, je ne l’avais pas écrit pour Criss. Après la guerre, en 98, tout le monde ayant un blanc dans la tête, il fallait tout réinventer : l’esprit et les histoires. Mais le texte de départ était là comme base. J’ai repris des phrases de Criss comme « Si tu fumes, tu mourras ; si tu ne fumes pas, tu mourras quand même ; alors pourquoi ne pas fumer ? ». Il le dit tous les jours !
On fait le lien de la mise en scène et l’écriture, entre les phrases simples et le contexte politique : descendre de la scène, c’est devenir un exilé, y rester, c’est être de la mouvance présidentielle, etc.
La guerre comme carré blanc dans la tête et la multiplicité des thèmes de la pièce font de cette guerre un labyrinthe : la compréhension de la guerre ressort de votre dramaturgie.
Dieudonné – C’est vrai. Quand j’ai écrit Carré blanc, ce qui s’imposait était de rendre les choses plus éphémères, que rien ne demeure. Un univers ne devait pas entraîner l’autre. Il doit éclater pour donner naissance à un blanc, ce qui permettra d’aller vers un autre sujet. Rien ne tient debout : on cherche toujours à rattraper les choses car on se trouve dans un gros blanc, dans le vide de la tête.
Considères-tu ton écriture comme africaine ?
Dieudonné – Je refuse d’être un auteur africain : je suis un auteur. Cela me limite au niveau de ma propre conception. L’identité est personnelle : je peux revendiquer des ressemblances avec un ailleurs. J’aime écrire avec ce que je ressens, non avec quelque chose de défini d’avance. C’est d’abord une image et ensuite un texte. Je choisis des couleurs d’abord.

Carré Blanc
Par la compagnie Les Bruits de la rue (Congo-Brazzaville)
de et mise en scène par Dieudonné Niangouna
avec Dieudonné et Chris Niangouna///Article N° : 2606

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