entretien de Sylvie Chalaye avec Benjamin Jules-Rosette

Paris, le 20 février 1998.
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J’ai été assez surprise par la dualité dramaturgique de la pièce qui oscille entre le mythe et la satire. Plusieurs moments renvoient en effet à l’actualité des Antilles.
L’épisode mythique qui rappelle la naissance du bâtard que nous sommes ne fait qu’ouvrir la pièce. Zombi c’est le Français qui a fait un enfant à la négresse, à l’Africaine. Il refuse de reconnaître son enfant. Zombi veut garder la main mise sur le pays et reste dans l’ombre avec tout ce que cela comporte de force oppressante.
N’y a-t-il pas eu une difficulté esthétique à concilier la dimension mythique et la dimension parfois très parodique de la pièce ?
Pas pour moi. Cette dualité, c’est nous-mêmes, c’est notre bouffonnerie et notre drame au quotidien. Revenir à la naissance antillaise, à sa genèse mythique, est une manière de nous redonner une certaine mémoire. Mais ce ne sont que des mots. Je voulais montrer que les Antillais sont des Français issus de l’Afrique et de l’Occident, et que la France oublie encore, même si les choses ont évolué, que nous sommes des départements. Les Antilles sont vouées à n’être qu’un paradis touristique :  » le jardin tropical de l’Europe « . Cette image est un peu grossière. Nous sommes des gens qui construisons aussi l’avenir et participons au monde. Nous sommes des Français, même éducation, même culture, même langage… Il est important de le rappeler.
Mais votre position est très critique aussi à l’égard du peuple antillais ?
Bien sûr. Les Antillais sont trop assistés ; cet assistanat nous étouffe et nous empêche de jouer un rôle sur le plan national. Cette infantilisation dénie toute initiative, toute responsabilité. C’est ce que je dénonce.
Le carnaval est le décor même de la pièce. Mais vous ne cédez jamais à la tentation de partir dans la fête et d’exploiter les images du carnaval. Comment expliquez-vous ce choix esthétique ?
C’est en effet volontaire. Le carnaval est le grand défoulement du peuple. On accumule beaucoup de rancoeur et on utilise le carnaval comme un défouloir. Je n’ai pas voulu entrer dans les artifices de la fête. J’ai voulu au contraire en montrer la superficialité. Ce qui m’intéresse, c’est de dire : voyez on vous donne la parole et vous ne la prenez pas. C’est le problème des élections. Les Antillais ne participent pas assez à la vie politique et sociale. Surtout en métropole où ils n’ont pas le sentiment d’avoir leur place, comme s’ils n’étaient là qu’en passant. Je n’en veux pour exemple que le métier que je fais. Il y a peu d’acteurs noirs dans les télévisions et le cinéma français. Si j’ai fais quelques téléfilms, c’est à un moment précis, parce qu’on avait alors besoin d’un Noir. Darling Légitimus qui a fondé avec moi le Théâtre noir a eu un Prix d’interprétation au Festival de Venise et après elle n’a quasiment rien fait.
Comment expliquez-vous que la culture française ait du mal a accepter l’image cosmopolite de sa société ?
Il faudrait poser la question au ministre de la Culture et au président de la République. Raphaël Confiant, Edouard Glissant, Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, Georges Desportes et bien d’autres, ont montré pourtant combien ils apportaient un enrichissement à la langue française. Mais il me semble que l’on cherche à maintenir les Antilles dans un cocon. Comme combattant de la culture francophone, je croyais en un lieu. Mais en tant qu’Antillais, au même titre qu’un Breton ou un Corse, il me semble qu’on se doit de pouvoir s’exprimer dans n’importe quel lieu culturel en France. A force de refus, mal déguisés d’ailleurs, on finit par ne plus faire de la création théâtrale, par laisser partir la dimension purement artistique pour faire un théâtre politique et militant.
Pensez-vous qu’il faudrait en venir à un système de quota comme aux Etats Unis ?
Les Américains ont fait le pas depuis longtemps et les Noirs ne jouent plus des rôles de nègre. Il ont des rôles importants de comédiens tout court, et souvent même des premiers rôles. Est-ce qu’il faut un système de quota ? Oui pour déclencher les choses et non car ce serait encore une manoeuvre condescendante. C’est encore une manière de dire :  » on a pitié de vous « . Vous êtes une race pratiquement en voie de disparition et avant que vous ne disparaissiez, on vous donne un bon morceau de viande à manger. Je ne sais pas si c’est cela la solution, cette histoire de quota. Je pense que les choses doivent être claires, avec une politique ouverte. Le gouvernement pourrait faire quelque chose, mais il est aussi vrai qu’un certain nombre de gens votent pour Le Pen… Attention, Le Pen, je m’en fous. Le Pen ou quelqu’un d’autre, peu importe. Seulement j’ai l’impression quelquefois, quand on parle de l’immigration, qu’on nous met dans le même bateau. Cela peut être dit par Le Pen ou par machin, je n’en ai que faire, d’autant que si Le Pen dit des choses, les autres n’en pensent pas moins. En fait, il faudrait surtout qu’il y ait une prise de conscience de la part des réalisateurs et des créateurs. Car en fin de compte j’ai remarqué que le public se déplace.
Vous aviez créé le Théâtre noir qui était un espace d’expression pour la communauté noire. Mais quel est aujourd’hui l’objectif de votre compagnie  » Théâtre Noir  » ?
Faire connaître partout dans le monde les auteurs des pays ACP francophones. Ce sont des écrivains fort en gueule et surtout universels. D’ailleurs un hasard veut qu’à chaque fois que je monte quelque chose, un événement vient faire écho au spectacle. Je monte les Enfants de Zombi et il arrive ce qui se passe en Corse. L’histoire du préfet… Je monte Les Gouverneurs de la rosée et on n’avait à l’époque jamais autant parlé de la sécheresse au Sahel. Je monte Toussaint-Louverture, il se trouve que dans la pièce Toussaint reçoit une paire de pistolets et une épée de la Manufacture de Versailles et Giscard d’Estaing, qui était au pouvoir, offre au même moment une paire de pistolets et une épée à Bokassa qui se fait empereur… Je monte la Rencontre du petit Marin où il est question d’éducation et au même moment tous les lycées de France et de Navarre sont en grève…
Vous avez monté beaucoup d’auteurs antillais. Quels sont les autres auteurs francophones que vous avez montés ?
Je viens de monter un spectacle intitulé Ces lieux communs dans lequel j’ai adapté des textes de Jean-Louis Roy, un poète canadien qui a sans doute une encre aussi noire qu’un Glissant ou un Césaire. Il me paraissait intéressant de montrer que le Nord et le Sud pouvaient avoir les mêmes préoccupations. Mais j’ai aussi monté des textes d’auteurs africains comme Cheik Hamidou Kane ou le grand poète sénégalais Amadou Lamine Sall.
Et les nouveaux dramaturges africains ? Ceux dont on dit qu’il appartiennent à la quatrième génération. Vous envisager de les monter ?
A vrai dire, je les connais peu. Labou Tansi bien sûr. Mais j’ai surtout beaucoup d’admiration pour Tchikaya U’Tamsi qui m’avait confié sa première pièce Le Zulu que j’ai montée au Festival d’Avignon.
On considère aujourd’hui qu’il y a une vraie génération de dramaturges africains qui renouvellent la dramaturgie contemporaine au sens large, pas seulement africaine. Et je me demandais s’il existe aussi de jeunes dramaturges aux Antilles qui travaillent sur la langue.
Je ne crois pas. En fait il y a très peu de théâtre créole aux Antilles. C’est l’écriture romanesque que les auteurs antillais ont vraiment exploré.
Quels sont alors vos projets ?
Nous allons joué dans la banlieue parisienne. Mais il y a surtout la tournée dans les Caraïbes. Nous partirons avec un second spectacle : Une porte sur la mer. C’est un spectacle qui sera monté dans le cadre de l’Anniversaire de l’Abolition de l’esclavage et de la Déclaration des Droits de l’homme. Le titre m’est venu à Gorée. Quand vous êtes dans la maison des esclaves, vous avez cette porte qui s’ouvre sur la mer et d’où partaient les esclaves. Cette image m’avait beaucoup impressionné. Mais ce n’est pas un spectacle où il y a des corps enchaînés, battus, etc. C’est avant tout un spectacle monté à partir de textes de Césaire, Senghor, Glissant, Tchikaya qui parlent de la dignité de l’Homme. De l’homme noir d’abord et de l’homme en général. Cela me semble plus intéressant que de revenir a des choses déjà trop vues.
Pourtant on monte très peu de pièces qui parlent de l’esclavage.
Mais je parle de l’esclavage. Seulement montrer les fouets et les chaînes ne m’intéresse pas. Ce qui m’importe plutôt ce sont les écrits des hommes qui n’ont pas subi l’esclavage, mais qui ont comme Césaire et Senghor fait un travail de lutte pour la reconnaissance de l’homme noir. C’est l’équivalent du nègre marron qui s’enfuyait. D’ailleurs Glissant a fait de la prison, et Césaire aurait pu en faire s’il n’avait pas été aussi populaire.
Quel est pour vous l’enjeu d’une telle commémoration ?
Je dirais une reconnaissance. C’est la première fois que l’on tente de reconnaître quelque chose. Mais c’est une reconnaissance qui arrive tardivement. Comme celle des Allemands qui ont demandé pardon au Juifs.
Vous pensez que la société française soit prête à demander pardon ? Car il s’avère que dans le paysage culturel français, il n’y a pas d’oeuvre populaire qui évoque l’esclavage alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, ils ont au moins Racines et bien sûr dernièrement le film de Spielberg Amistad.
Aux Etats-Unis, les Noirs sont nombreux, ils représentent une population beaucoup plus forte.
N’est ce pas plutôt un problème d’espace ? Les Antilles comme l’Afrique ont été considérées comme les colonies lointaines, c’était l’espace de l’Autre. Au Etats-Unis, il a fallu cohabiter et la cohabitation a contraint à certaines conciliations.
Aux Etats Unis il y a eu bagarre, il y a eu lutte. Les Noirs ont lutté pour une reconnaissance, pour une dignité. Nous, nous n’avons pas lutté, on nous donne tout. La France a du mal a demander pardon, c’est sûr. Elle se déculpabilise et préfère s’enfermer dans un silence odieux.
On dit parfois que la société française a une culture du secret.
C’est vrai, je crois. Et c’est dans tout. Toute la vie sociale et politique est comme cela. La civilisation française est une très vieille dame drapée dans ses principes. Il y a beaucoup de Français à qui on a caché la vérité. On a justifié la colonisation, on a justifié des massacres pour le profit de quelques-uns. Et l’occultation continue aujourd’hui, c’est pourquoi j’ai monté Les Enfants de Zombi. Il faut dire les choses. Il faut rester en éveil. On dit que les Antillais sont susceptibles. Mais ce n’est pas une question de susceptibilité, c’est une question de respect. De respect tout simplement.

///Article N° : 361

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