entretien de Sylvie Chalaye avec Moïse Touré

Avignon, juillet 1998
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Vous avez dit au tout début du spectacle qu’il s’agissait d’un projet qui s’est monté peut-être un petit peu rapidement. Pouvez-vous évoquer les circonstances, les conditions de la mise en place de ce projet ?
Ce que je veux dire c’est que le projet s’est passé rapidement pour moi, mais je pense que les gens qui en sont les initiateurs, comme par exemple Daniel Maximin, le responsable de la célébration du 150° anniversaire de l’abolition de l’esclavage, avaient déjà exprimé le désir que l‘Anthologie soit portée sur la scène. Moi, je suis venu très tard. Quand Daniel m’a proposé de faire la mise en scène, j’ai accepté au départ par amitié parce que je connais Daniel depuis très longtemps. D’autre part, ayant toujours été à côté d’un certain nombre de choses, j’ai pensé qu’à cette occasion-là je pouvais me poser certaines questions, car ces préoccupations sont éloignées des miennes. C’était aussi l’occasion de soulever la question des acteurs noirs, et surtout l’apport des poètes noirs. Je souhaitais aussi qu’on sorte très vite de la célébration pour s’intéresser aux questions artistiques.
Mais en même temps cette célébration n’est pas très représentée en France. Il y a très peu de choses qui célèbrent réellement cette abolition de l’esclavage.
Il y a eu tout de même beaucoup de manifestations officielles ; j’ai lu beaucoup d’articles, le président de la République et le premier ministre en ont parlé. Mais c’est vrai que la commémoration est restée très officielle. Il faut dire aussi que c’est la première fois que la question de l’esclavage se pose en France, et c’est tant mieux. Car ça réveille des désirs, des mémoires.
Vous ne trouvez pas quand même que vous êtes réduit à la portion congrue : une seule date, un soir de finale de coupe du monde, à 22 heures… C’est beaucoup de hasards à la fois…
L’une des difficultés du projet, c’est que je l’ai pris en route. En tant que metteur en scène, c’est d’habitude moi-même qui mène les négociations. Là, c’était un peu délicat dans la mesure où je n’étais pas initiateur du projet. J’ai donc laissé ceux qui l’ont initié apprécier les circonstances et négocier. J’aurais pu d’un côté faire l’artiste difficile et refuser les conditions mais je pense qu’un projet est aussi fait de tout cela. Cela ne veut cependant pas dire que j’accepterais souvent de travailler dans de telles conditions.
Le spectacle est présenté comme une lecture dans le programme du  » In  » et finalement ce que vous proposez n’en est pas vraiment une. Pourquoi le projet a-t-il évolué vers autre chose ?
J’étais très prudent car je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. D’abord, j’ai eu très peu de temps, trois semaines, et je ne connaissais pas les moyens dont j’allais disposer. Il y avait par ailleurs des questions d’adaptation ; je n’étais pas certain qu’on arrive à une adaptation claire et que les acteurs soient disponibles pour faire exactement ce que je voulais. Parler donc au départ de lecture rassurait le groupe, car il ne fallait pas mettre les acteurs en danger, d’autant que je ne les ai pas tous choisis.
Quels ont été dramaturgiquement les partis pris de l’adaptation ?
J’avais envie à travers ce travail de traiter la question de l’individu face à la communauté, c’est-à-dire les différentes facettes de l’individu à travers la mémoire, à travers le groupe, à travers aussi l’identité. Ce qui me semble important dans la libération des esclaves, c’est la force intime des gens. Je ne pense pas à un groupe, je pense à des individus dans des situations extrêmes qui prennent le choix irrémédiable de faire avancer la communauté. C’est une question qui m’interroge au théâtre car en tant qu’artiste on est toujours dans ce va-et-vient : parler à une communauté, mais en même temps être un individu. Ensuite ça a été le travail du dramaturge, Jacques Prunair, avec qui je travaille depuis vingt ans. La première approche faisait quatre heures. Après ça a été du travail, des remaniements. Le reste, et c’est important, je l’ai fait avec les acteurs ; puisqu’à la base c’était de la poésie, il a fallu inventer des personnages. C’était un travail autour de la voix, ce que j’appelle la choralité. Pour que cette choralité existe, il fallait des individus afin qu’on n’entende que des voix. Pour entendre la poésie, il faut passer par la réalité, et la réalité ce sont les individus, les personnages qu’on a inventés.
L’ensemble des comédiens sont noirs (Antillais et Africains), mais le saxophoniste, qui tient une place importante, est blanc. Est-ce une contingence ou un choix délibéré ?
J’avais envie de rendre hommage au jazz ; il y a des références à Charlie Parker, à Billie Holiday, Lester Young. En plus mon prochain spectacle va parler un peu de cela. Padovani est pour moi l’un des grands jazzmen français et j’avais envie qu’il soit avec nous pour évoquer cette mémoire du jazz. Je trouve très bien que ce soit un Blanc parce que, au fond, le jazz est parti de l’Afrique, est passé par l’Amérique et aujourd’hui c’est une musique universelle. D’ailleurs les grands spectateurs du jazz aujourd’hui ce sont les Blancs et non les Noirs. C’est donc rendre à César ce qui est à César. C’est aussi l’Europe qui a donné une grande reconnaissance au jazz.
L’impression générale pour moi du spectacle, c’est que, bien que le peuple noir ait toutes les raisons d’avoir des rancunes, une rancoeur profonde, il y a comme une honte, comme un empêchement à avoir cette rancune ou cette rancoeur. Cela m’a fait penser à une phrase qu’on trouve dans Monnè, Outrages et Défis d’Ahmadou Kourouma  » Il nous a toujours manqué de savoir haïr et de croire que des malédictions des autres pouvait naître notre bonheur « …
Ahmadou Kourouma, je le connais bien, c’est d’ailleurs un auteur que j’admire beaucoup. Je ressens un peu la même chose. C’est ce que j’appelle le sentiment de vaincu. Entendons-nous bien, je travaille depuis plusieurs années sur cette notion ; être vaincu, pour moi, ce n’est pas être vaincu au sens guerrier, de conquête. Je dis toujours que les Africains n’ont jamais envisagé la conquête ; ils se sont fait la guerre entre eux, il y a eu de grands empires mais aussi des choses exécrables, mais jamais ils n’ont envisagé d’aller conquérir ailleurs que chez eux. Pour moi c’est fondamental dans la compréhension de nos sentiments. Si on ne comprend pas cela on ne peut pas comprendre en quoi notre rapport à l’Occident est parfois décalé. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai abandonné l’agronomie et toutes les notions de développement ; je me suis rendu compte qu’il y avait une impossibilité fondamentale qui n’était pas du tout culturelle. Elle était de fait. Moi, mes parents ne m’ont jamais donné l’envie d’avoir de la haine. Ce sont eux qui ont connu la colonisation et non moi.
Quel est votre prochain spectacle ?
Je prépare beaucoup de choses. A l’occasion de la fermeture de la Maison de la Culture de Grenoble, je prépare un projet à la rentrée qui s’appelle L’Adieu au siècle. On a demandé à quarante-cinq auteurs du monde entier d’écrire des textes pour la ville de Grenoble et le Département qui vont être joués pendant dix jours dans une espèce de festival. Ensuite j’attaque deux Brecht que j’ai travaillés avec Lavaudant, une tournée européenne. Après j’ai une création personnelle avec La Révolte des Anges d’Enzo Cormann qui met en jeu Basquiat, le peintre new yorkais d’origine haïtienne, Chet Baker le jazzman et Koltès. La musique sera composée par Padovani.

///Article N° : 452

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