entretien d’Edwige H. avec Aminata Sow Fall

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Festin de la détresse. C’est le titre fort révélateur qu’a choisi l’écrivaine sénégalaise Aminata Sow Fall pour dénoncer « ceux qui se nourrissent de la détresse des autres ». Dans son septième roman, la doyenne de la littérature féminine africaine souligne avec beaucoup de sensibilité et de bon sens que son pays et par là l’Afrique doit rompre avec le cercle vicieux des pseudo projets « d’aide au développement » et du magouillage encouragés par l’Occident. Rencontre avec l’auteure de La Grève des battù.

En quatrième de couverture de votre dernier ouvrage Festin de la détresse, il est marqué  » le livre équitable « . On connaissait le commerce équitable, qu’est-ce que le livre équitable ?
C’est une idée de l’éditeur. En me proposant d’éditer mon livre, il m’a dit qu’il avait en projet de le coéditer avec des maisons d’édition africaines afin que ce livre puisse être vendu au tiers du prix réel en Afrique. C’est ce qui m’a séduit dans ce projet. Je trouve que c’est aberrant de vendre des livres à 12 000 ou à 15 000 FCFA en Afrique. Il faut mettre le livre à la portée du lecteur, il faut chercher à rendre le livre accessible. C’est d’ailleurs quelque chose qui a toujours été ma préoccupation. Avant lui, un éditeur français m’a proposé d’éditer ce livre, j’ai refusé parce que le coût de ses livres était trop cher pour les Africains. Il m’a proposé une autre formule mais je ne voulais pas que la première édition soit en format de poche et je ne voulais pas non plus faire des livres d’une qualité moindre pour les Africains.
Vous êtes à votre septième roman, et de vous, les lecteurs ne retiennent que La Grève des battù.
C’est la règle générale en littérature. Tous les grands auteurs connaissent ce problème. D’Albert Camus par exemple, on ne retient que L’Etranger… Sur ce plan-là, je ne me plains pas. Mes autres livres font du chemin. Ils continuent d’être réédités. L’Appel des arènes est au programme un peu partout non seulement en Afrique mais aussi aux Etats-Unis. Un éditeur vient de me demander des droits sur tous mes livres. La Grève des battù me colle à la peau mais je ne me plains pas.
Un livre comme Douceurs du bercail est quasiment passé inaperçu alors qu’il parlait d’un thème d’actualité : l’immigration. Un thème qui a d’ailleurs contribué au succès de votre jeune compatriote Fatou Diome.
Pour Douceurs du bercail, je n’ai pas choisi un thème d’actualité. J’ai écrit ce livre en 1981 et il n’était pas encore question de charters, de sans-papiers etc. Mais j’avais déjà perçu la mentalité de la jeunesse africaine à cette époque. c’était toujours du  » on ne peut rien faire ici « . Et j’ai pensé qu’il fallait écrire pour sensibiliser. J’aurais du mal à prouver que ce livre a été écrit au début des années 80 s’il n’y avait pas ce numéro de Notre librairie daté de 1982 dans lequel on me demandait le sujet de mon prochain livre et où j’avais répondu l’immigration. Aujourd’hui, ce sujet est devenu un sujet d’actualité qui a même inspiré d’autres auteurs dont Fatou Diome. Nous vivons dans le même contexte, absorbés par les mêmes problèmes. L’être humain et la vie même sont un perpétuel recommencement. Deux mille auteurs peuvent écrire sur un même sujet mais ce qui donne la saveur, c’est la manière avec laquelle chacun aborde le sujet.
Aujourd’hui, quel regard avez-vous sur votre carrière ?
Je ne regarde jamais en arrière. J’assume ce que j’ai écrit. Des études ont été produites sur mes œuvres mais je ne reviens jamais sur ce que j’ai écrit.
Vous avez quand même participé à l’adaptation de La Grève des battù au cinéma ?
Oui, j’ai accepté parce que pour moi c’était une bonne chose. Je reçois toujours des demandes d’adaptations qui viennent d’un peu partout dans le monde et je n’ai jamais fait d’objection. Tout le monde n’a pas accès au livre. C’est pour cela que je veille à ce qu’on ne dénature pas mon texte. Et pour ce film, j’ai veillé à ce qu’il soit le plus proche possible de la réalité. Je ne voulais pas une pâle copie de mon œuvre. Je crois que ce film a été une copie réussie du livre. D’autres sensibilités s’y sont ajoutées et elles n’ont pas tué l’œuvre. Bien au contraire. Le film est très fort. Il y a des moments insoutenables d’émotion. Des scènes comme celles de la répression et de l’enterrement m’ont fait pleurer. Je ne savais pas que La Grève des battù pouvait encore m’émouvoir.
Avez-vous conscience d’être un monument de la littérature africaine ?
On me le dit souvent. En avril dernier, un colloque m’a été dédié à Dakar. Je trouve que c’est généreux d’avoir ce regard sur moi. Je suis très ému de découvrir comment les gens me voient, me lisent et me perçoivent. J’ai entendu un jour Alain Mabanckou parler de moi comme d’un éblouissement. Il m’a dit que leur génération me considérait comme un monument. Je suis très émue lorsque je les rencontre. Ils me portent. C’est de la générosité, de l’affection et c’est partagé.
Il y quelque chose de paradoxal chez vous. Vous êtes présente sur la scène littéraire sans être visible. Au Sénégal par exemple, vous êtes presque effacée.
Cela est dû à mon tempérament. C’est aussi une question de choix. Je ne fais que ce que j’ai à faire et ce que je sais faire. Et ce que je sais faire, c’est écrire. J’y mets toute ma passion et mon énergie. Je ne cherche pas à me faire voir, à me créer une audience. C’est le seul domaine ou je suis fataliste. Je ne vais pas au-devant des choses. Je suis de nature plutôt retirée. Je ne vais pas par exemple intervenir dans le domaine politique. Si je dois le faire, ce sera à travers la littérature. C’est ce que j’ai fait par exemple dans L’Ex-père de la Nation.
Après trente ans de présence régulière sur la scène littéraire africaine, quel regard portez-vous sur cette littérature ?
Comme toutes les littératures, la littérature africaine pose les problèmes de l’humain. Toute littérature, d’où qu’elle soit pose toujours le questionnement essentiel que tout être humain se pose : qui suis-je ? Comment survivre ? Comment échapper à la mort ? Ce sont des questions immuables auxquelles les hommes cherchent des solutions. Certains auteurs n’aiment pas l’expression littérature africaine parce qu’ils estiment que c’est de la marginalisation. Il y a une littérature française, il y a une littérature espagnole, pourquoi on ne veut pas qu’il y ait une littérature africaine. ? Moi, ça ne me gène pas d’aller dans une librairie et de voir mon livre au rayon littérature africaine. Je ne peux pas renier ma propre identité. Dire que je suis sénégalaise ne me dispense pas d’être universelle. Parce que l’universel commence au fond de soi-même. Tout universel part d’un endroit précis. La Grève des battù a été traduit en chinois. Je ne suis pas étonnée que des Chinois, des êtres humains ou qu’ils se trouvent, prennent un livre qui est à 10 000 lieues de leur préoccupation, et s’y retrouvent. Toute œuvre littéraire, artistique a une vision d’éternité. Comment échapper à la destruction par la création artistique ? Même lorsque l’auteur ne pose pas le problème, ce sont ces problèmes qui ressortent. Regardez tout ce que Mariama Ba a écrit sur la polygamie. Toutes les femmes, toutes les personnes qui ont lu son livre ne connaissent pas ces problèmes. Mais ce qu’ils ont perçu, c’est la souffrance, c’est la condition humaine, le destin de l’être humain dans ses aspirations, dans ses oppressions, dans ses questionnements, ses émotions. Et tout ça, c’est humain. C’est tout cela qu’on partage avec l’humanité, avec l’universel. La littérature africaine est universelle.
A Dakar, vous dirigez depuis quelques années déjà une librairie, une maison d’édition et un centre culturel. Que recherchez-vous ?
Non je n’ai pas une librairie, je ne suis pas libraire. J’ai mis en place une structure qui a une petite librairie mais je ne m’en occupe pas. Je n’ai jamais eu une quelconque activité au nom du CAEC. J’ai le sentiment qu’on pense que le développement est matériel. Pour moi, le développement est d’abord humain. C’est pour cela que j’ai mis en place cet espace culturel ; parce que le développement, c’est la culture. Et la culture c’est le livre, ce sont les débats, c’est la production artistique. C’est aussi la culture de l’esprit qui élève l’être humain au-dessus des choses bassement matérielles. Il faut que l’homme, par sa liberté de penser puisse avoir la pleine maîtrise de son existence. Il faut lire pour se nourrir, c’est une richesse. C’est une grande erreur de reléguer le livre et la lecture au second plan. Pour moi, le destin de l’être humain est de chercher à aller plus haut et plus loin, de dépasser le surpassement. C’est quelque chose qui nous porte au-delà de nos contingences, qui nous rapproche de la divinité. C’est ça le rêve. L’homme a besoin de rêver, de voir la lumière, ce qui n’a rien à voir avec les chimères. Rêver c’est aller haut pour élargir notre champ de vision, c’est aussi aller au fond de nous-mêmes jusqu’à retrouver l’autre.

///Article N° : 4048

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