entretien d’Olivier Barlet avec Balufu Bakupa-Kanyinda

Berlin, février 2000
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Tu m’avais dit que tu t’inspirais de ce langage griotique qui s’appelle le Kasala, qui est donc originaire du Kasai. S’agit-il pour toi de quelque chose de pensé ou de très spontané, en références mentales ?
En écoutant le kasala, on est ému, mais c’est surtout en comprenant comment il fonctionne. Il ne fonctionne pas sur les émotions, il fonctionne sur les images que le narrateur suscite en toi. Les images d’un passé de bravoure, du présent, du futur ; contrairement aux griots maliens, les diseurs de kasala ne glorifient pas une personne, mais installent une personne dans une lignée, ou un territoire dans une lignée. Et ça suscite des images, pas des émotions, mais l’émotion est dans l’image. J’ai donc écrit des textes comme ça, c’est à dire en partant d’une sculpture, très proche des Kasalas, qui fonctionnent en structures tressées. En poésie, ce serait des rimes tressées à la limite, et je l’ai appliqué pour mon film Dix mille ans de cinéma, d’abord je l’ai écrit comme on écrit un kasala, c’est à dire que le diseur de kasala raconte quelque chose, il dit  » je vais vous raconter, je vais vous dire… « , et j’ai écrit Dix mille ans comme ça, en essayant au niveau de l’image de tresser ce qui va être dit avec une pensée avec ce qui va être filmé. Tout en créant toujours, à l’intérieur de la sphère narrative, cette tresse qui paraît être une déstructuration, mais qui devient une structuration, parce qu’elle est voulue ainsi. John Akomfrah, du Ghana, arrive à faire la même tresse…
Peut-on dire que cette référence permet de restaurer davantage une émotion dans l’écriture cinématographique ?
Oui je crois qu’inconsciemment ou pas, on peut prendre n’importe quel sujet sur lequel on peut dire des choses graves. Le cinéma c’est de la manipulation ! Donc, pour raconter une histoire, il faut d’abord installer le spectateur dans un certaine confiance, il faut qu’il se laisse aller. Les Américains considèrent par exemple que les spectateurs américains ne peuvent pas tenir plus de dix minutes : il faut que dans les dix minutes, on lui ait donné l’impression de lui avoir donné tout le film et qu’il reste collé à l’écran, qu’il oublie qu’il est assis dans une salle.
Et je pense que l’émotion peut être la joie, ou la peur. Ne voyons pas ici l’émotion dans le sens senghorien, que je trouve péjoratif parce qu’il est lié aux préjugés, au contexte même de l’époque. Pour moi, l’émotion est une mise en confiance, et une fois qu’on a installé cette émotion, qui peut être du rire, de la peur ou tout simplement de l’attention, on peut dire beaucoup de choses. Je me rappelle toujours de la phrase d’un poète péruvien que j’aime beaucoup, Xavier Ravira, qui dit  » je ne sais pour qui chanter, je ne sais pour quoi chanter, mais nous les poètes, que faire quand nous sentons notre gorge brûler ? Mon chant, je ne sais pas à quoi il sert, mais je ne peux pas l’enterrer « . Plus loin il ajoute :  » à un peuple d’analphabètes, il faut un pamphlet sonore ; à des gens qui savent lire, il faut du raffiné « . Donc si tu as une histoire grave, il faut la mener par la légèreté au départ, prendre un peu de distance, et après tout devient possible. Chez moi, dans le Kasaï, le griot commence toujours par interpeller. Le moment le plus fort du Kasala, par exemple, c’est l’enterrement : quand il y a un deuil, tout le monde vient parce qu’il y a un vide ; il y en a un qui est parti, il faut que les gens se rencontrent, donc tout le monde vient, et le griot doit les amener à assumer ce vide. Il ouvre toujours, il interpelle d’abord, il appelle une fois deux fois, trois fois, il appelle : c’est presque la gravité maximum.
Quand on appelle quelqu’un trois fois, comme trois coups au théâtre pour ouvrir le rideau, le griot va dire par exemple :  » C’est pas possible, trois fois je t’appelle et tu ne réponds pas « , il constate que tu n’es plus, tu refuses le dialogue. D’une manière poétique, il fait comprendre aux vivants qu’on parle de mort, et il va commencer à restituer l’histoire de ce mort, ce qui est l’histoire des vivants : les aînés, les parents, les ancêtres, jusqu’au présent, et dans le cercle de la veillée, il va resituer chacun à sa place, en prenant par exemple un méfait du passé ; en partant toujours de ce leitmotiv : vois êtes les maillons d’une même chaîne.
Restaurer la mémoire et l’ordre établi,
Le diseur est subversif, il n’appartient pas à une cour comme en Afrique de l’Ouest, il est considéré comme chef de lui même. Le diseur de la mémoire : il interprète le monde, et crée toujours une rupture avec lui même en disant : moi je vous raconte ça, mais moi quand je mourrai qui parlera de moi ? Et ça c’est le moment le plus fort en émotions : il se détache des autres et se met comme ça devant l’assemblée, et revient là-dessus souvent, mais il est subversif, parce que les diseurs de la mémoires ne sont pas comme les griots, il ne dépend pas de ce que les gens lui donnent. Avec Dix mille ans, la texture a été faite de la même façon : la voix off devait porter un malaise poétique, être fatiguée, comme venant de loin, ayant marché. Et pour y arriver, moi-même je me mets en conflit : soit je me bourre au whisky, et je le fais, ça c’était Dix Mille Ans, mais je le fais dans la salle de montage avec un walkman, pour que le son n’ait pas la texture professionnelle forte d’un DAT ou d’un agra. Qu’il y ait ce malaise sur la structure technique. Dans Sankara, j’ai appliqué toujours ça en cabine de montage, je gardais toujours la même atmosphère mais en essayant d’être proche avec la voix des montées du griot. La voix off ne raconte pas vraiment le film, elle raconte ce que j’ai moi à l’intérieur sur cette histoire, mais avoir des pointes proches d’un griot de l’Ouest.
On va à l’encontre de ce que nous discutions tout à l’heure ! Il n’y a pas vraiment rupture d’écriture cinématographique puisque tu fais un tel lien avec l’oralité…
Non, il y a rupture puisque l’oralité c’est la base, mais on ne peut pas appliquer l’oralité au cinéma. Dans le monde entier, tout commence par l’oralité, nous sommes tous à la recherche des émotions… Supposons que les clés de cette émotivité sont déjà dans l’ombre, mais comment y arriver avec l’image ? On peut garder l’œil sur l’oralité, et on peut garder l’oralité des choses dans la manière de le dire mais pas dans la manière de faire, parce qu’on doit appliquer une autre technique qui est l’image. Les deux termes sont toujours séparés.
C’est une séparation entre une technique de cinéma universelle et une source culturelle qui est émotive ?
Oui, peut être suis-je moi même en train de comprendre ma propre démarche… Par exemple dans le documentaire, j’ai travaillé de deux manières : j’ai le film qui a sa propre écriture, en sachant déjà que je la veux en rupture, images courtes, images longues, souvent une rupture par rapport à la compréhension même, on passe par un autre plan pour comprendre le plan d’avant. Et la voix off je l’ai voulue avec des préceptes érotiques. Mais une fois qu’il faut l’appliquer, il faut revenir à la technique du cinéma avec son principe de narration. Sinon, le film reste oral.
Pourrait-on dire que vous recherchez, toi et les autres cinéastes de ta génération, un nouveau type d’écriture qui serait un double mouvement : réintégrer certaines techniques du cinéma jusqu’ici trop oubliées et d’autre part réintégrer la réalité profonde de l’Afrique d’aujourd’hui en distance avec les récits  » parole pour le monde  » ?
Tout à fait. Ce qui est nouveau dans le cinéma africain, c’est qu’il est fait en majorité par des gens actifs vivant hors de l’Afrique, en Europe occidentale, qui sont aussi profondément Européens. Ils ne sont plus Africains, ils ne sont pas Européens, ils sont profondément Africains, ils sont profondément Européens. Parce qu’ils vivent là, complètement intégrés à l’environnement, ils comprennent le monde tel que la génération française le comprend, avec la chance d’avoir l’Afrique, de pouvoir se replier sur l’Afrique et en même temps, vivant en Europe, voyant comment l’Afrique est traitée en documentaires ou en reportages, il se crée un désir de dire  » on va vous montrer autre chose « . Cela suppose aussi la recherche de la façon de le dire, d’autant plus qu’on est confrontés aux documentaires français sur l’Afrique ! Le dernier Depardon, Comment ça va avec la douleur ?, a été un choc, parce qu’on supposait que l’approche ethnologique qu’il comportait était morte avec la fin de l’exotisme. Je me souviens quand j’ai fait Dix mille ans, ma structure était hérétique, hermétique même, pour dire des choses qui ont déjà été dites, il faut d’abord passer par une rupture en soi, pas seulement dire  » je vais appliquer une structure narrative  » mais être presque rebelle au classique parce que le plus grand problème du cinéma africain francophone, c’est un problème d’école. Il y a ceux de Jean Rouch, ceux qui te disent que le cinéma doit être fait en 8mm, il faut vraiment avoir la peau dure quoi ! il y a des gens qui ont cette structure ethnologique très linéaire, très rallongée, et puis il y en a d’autres qui viennent des universités, qui ont étudié Godard, Truffaut, il y a des gens qui ont fait des mémoires pour être cinéastes, ils auraient peut-être être critiques de cinéma, ils apprennent la technique en même temps qu’ils réalisent. Il y a un mûrissement, il n’y a plus de cinéma africain tel qu’on pouvait l’envisager autrefois parce que la plupart des cinéastes sont de nationalité française, complètement européens, alors le cinéma qu’ils veulent faire, c’est du cinéma de Tarentino, c’est pas le cinéma de Sembene, formidable conteur, réalisateur, mais qui n’est pas un exemple pour la mise en scène, ni pour la direction d’acteurs. On peut trouver des choses comme la sensibilité, la dureté des couleurs, l’émotion chez Mambéty, c’est valable, on peut avoir des références sur une certaine beauté des choses et une intelligence parfaite chez Haïlé Guerima. Mais les gens sont de là où ils sont et cela crée une rupture, Mama Keïta, qu’est-ce qu’il apporte comme rupture ? C’est d’abord le fait d’être Français, d’accéder aux fonds français, de tourner avec des petits budgets et de tourner en guérilla.
Vous êtes tous à travailler sur la créativité plus que sur l’internationalisation du film, en croyant à une force de l’image qui fera que ça passe avec le public.
Sincèrement, je n’ai jamais pensé à un public, parce que les petites histoires que je raconte se font oralement à mes gamins, à ma compagne, à mes amis, jusqu’au moment où j’ai mûris cette histoire en la racontant, je l’écris, et le problème du scénario est qu’il devient un objet universel, parce qu’il va être élu par d’autres : il faut trouver l’argent chez les autres donc il faut respecter une structure narrative.
Que ce soit article 15 bis ou le Damier, tu l’interprète d’une façon orale.
C’est plus un rapport aux mots, il faudrait peut être qu’on lève un malentendu : faisons une différence : l’oralité dans la narration elle même qui fait que mes histoires, je peux te les raconter comme ça, et l’oralité comme forme culturelle, qui ne peut intervenir sur la base structurelle du film. Le Damier est une situation statique : tout l’exercice était de bouger ce film, de faire entrer le spectateur avec un axe presque de théâtre, d’amener le damier très proche de l’audience. Dans Article 15 bis, il faut d’abord amener les gens à écouter une conversation, à créer de l’attendrissement, ils sont naïfs, ils ont une façon terrible de voir leur réalité, et puis le sortir de là en les faisant détenteurs d’une discipline. Mais tout ici est tout simplement un exercice de mise en place de l’oppression. Comment met-on en place une oppression ? On part du légal, on culpabilise, on dépouille. Il y a trois personnages : toujours un chef, un gentil, un méchant. Il fallait d’une part qu’ils ne bougent pas trop : ils parlent, tout le mouvement est dans leur parole. Alors que dans le damier il était impératif qu’ils bougent, tout de suite, sinon on arrivait pas avec le soldat du dehors à rentrer à l’intérieur. Alors que là j’étais sur que ça fonctionnerait parce qu’ils vont transmettre des choses dans un environnement dont on connaît le contexte, l’Afrique. Comme il y avait une structure, ça ouvrait la compréhension ; mais ça je ne l’applique pas à l’écriture. Je l’applique dans le découpage. Je dis comment je veux faire passer ma narration. Parce que le scénario est déjà là, adapté, on est prêts à tourner, je fais toujours un découpage au sol : je commence par prendre le plan au sol, je fais des calques du lieu, et puis j’essaie de voir, en projection, tout le mouvement et je commence par éliminer tout le mouvement difficile. C’est à dire difficile pour les acteurs, difficile pour la caméra. Je commence toujours par élimination.
Tu n’es pas beaucoup dans l’improvisation.
Non, quand je travaille avec les comédiens, j’enlève toutes les aspérités. Je commence par les mettre en situation théâtrale, parce qu’ils viennent du théâtre. Je fonctionne toujours par soustraction. On lit le texte et je vois : tiens, il n’arrive pas à prononcer. J’enlève un mot, je ne garde que le sens. Un type qui bafouille avec un mot, je ne passe pas mon temps là-dessus, je coupe, je mets un autre mot. Si tu veux que quelqu’un s’approprie non seulement tes mots mais ton sens, il faut lui donner du rythme, donc je travaille énormément, surtout quand on a peu de moyens, il faut faire très attention et je ne crois pas au génie de l’improvisation ! J’interviens très peu sur la mise en scène sur le plateau parce que c’est déjà fait en amont ; j’essaie simplement de restituer la mémoire de ce qui a été fait en amont avec les comédiens. Je ne dirige plus, je suis déjà à leur service, c’est eux qui portent la narration. Je suis convoqué, juste pour mémoriser leur histoire à eux. Essayer de les amener par des anecdotes, parce que la lecture on peut l’oublier, mais pas l’anecdote. Le comédien n’oublie pas l’histoire qu’il doit vivre, parce qu’il y a des anecdotes autour. Donc l’histoire ne devient pas isolée.
Je me référais à ce que tu disais du lien entre oralité et improvisation.
Moi je crois beaucoup à la création intérieure ; l’improvisation est un mot en fait que je ne comprends pas, je sais comment je commence un texte, mais je ne sais pas à quel moment j’ai eu l’idée du commencement, je ne vais pas dire : Olivier, je vais t’envoyer un texte, et puis demain je vais improviser, je vis constamment avec l’idée de ce texte, le jour où j’allume mon ordinateur, d’habitude je commence par la fin, c’est que je sais où je vais. Et c’est difficile avec les comédiens qui viennent de l’école de l’improvisation, parce que tout est lié, quand quelqu’un dit : FMI, c’est autre chose qui est lié qui vient après, il y a tout un cheminement qui fait que je me perdrais… Je ne crois pas en l’improvisation mais en la liberté de la création. Dans Article 15 bis, quand le fils et la fille du général sortent, et ils font des grimaces, ça ce n’est pas écrit, c’est de la création, c’est moi qui conduis la voiture des enfants du général, donc je n’ai pas vu ça dans mon cadre, et j’avais peur que ça ne marche pas au montage. J’avais peur parce que c’était une improvisation que je n’avais pas vue. Mais ça bouche un vide ! J’étais fâché, j’avais peur. Mais c’était de l’improvisation qui marche…

///Article N° : 2476

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