entretien d’Olivier Barlet avec François Woukoache

Paris, juin 1997
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Pourquoi Asientos, un film sur la traite ?
C’est un film sur la mémoire, une recherche de traces, une réaction à ce qui se passe aujourd’hui : une interrogation sur la question de savoir qui nous sommes dans le monde actuel. Les Africains ne semblent avoir ni la maîtrise de leur destin ni la capacité de réagir à ce qui leur arrive et à redéfinir ce qu’ils sont. La traite est un traumatisme qui a fait de l’Afrique ce qu’elle est devenue et qui continuera de définir l’Afrique de l’an 2000 si les Africains ne se penchent pas sur leur histoire. Je me suis demandé pourquoi Césaire avait commencé par écrire le Cahier d’un retour au pays natal dont c’est le sujet principal…
Pourquoi le cinéma ?
Le cinéma me semble le moyen par excellence d’en parler car on en a pas d’images ! Il n’en reste que quelques dessins souvent faits dans des buts de propagande. Rien du côté africain. Les récits en sont très rares. L’image est le passage obligé pour entrer dans le sujet. La vague de cinéastes des années 80 a cherché à changer l’image de l’Afrique sans s’interroger sur le moment où cette image qu’ils récusaient avait vu le jour. C’est le moment de la traite où l’homme noir a été défini comme un objet par l’Autre. Asientos est un film qui s’est construit à partir de ce postulat. Il s’agissait d’exprimer quelque chose de différent qui n’ait rien à voir avec ce que j’ai déjà vu, notamment dans le cinéma africain. Il fallait qu’on sente tant au niveau du sujet que de la forme que ce film est nécessaire, sinon il n’allait servir à rien.
Qu’évoque la traite pour toi ?
C’est le début de la mondialisation. Des gens ont pensé et mis en œuvre ce commerce à l’échelle de la planète et cela a fonctionné durant plusieurs siècles. Mais le sujet du film n’est pas la traite en soi, c’est la mémoire : comment parler de quelque chose qui n’intéresse personne aujourd’hui ? C’est ce qu’on m’a rétorqué, alors que je pense que c’est le noeud de l’Afrique actuelle. Je suis convaincu que tant que nous n’aurons pas fait le travail du deuil, moment collectif fondamental dans toute société qui permet de redéfinir son rapport au mort et les rapports des vivants entre eux, nous ne trouverons pas de nouveaux repères. Aucune réaction des intellectuels aux morts du Rwanda ! Des gens en ont découvert les images en voyant mon film !
Te sens-tu isolé dans ta démarche ?
Je me sens en porte-à-faux avec la plupart des films faits par des Africains aujourd’hui car je ne vois rien qui permette de redéfinir l’Afrique de demain : on a l’impression qu’on crée quelque chose à partir de rien. Je ne suis pas un nostalgique du passé mais aucun peuple ne s’est projeté dans l’avenir sans tenir compte de ce qu’il a été précédemment. J’ai appris que le Mali avait une constitution écrite en bambara qui abolissait l’esclavage : on a refait une constitution aujourd’hui sans tenir compte de ce qui précédait, ce qui égare les gens qui avaient intégré la précédente. Les recherches du Ki-Yi M’Bock de Were Were Liking sur les rituels et l’initiation me semblent à cet égard extrêmement importantes : non ce que les films ne montrent que superficiellement, mais la profondeur des choses. On ne décide par exemple pas d’un coup que l’excision est mauvaise sans se demander quel était le sens de ce rituel. C’est quand on a compris ce sens qu’on peut le remettre en cause. J’ai l’impression que tout fonctionne un peu comme ça…
Ce film peut contribuer à cette remise en cause ?
Ce film est un objet qui veut déranger. Il est surprenant de constater que ceux qui accompagnent le cinéma africain ici cultivent énormément le doute. Quand on essaye de s’écarter des sentiers battus, on nous reproche de ne pas faire  » africain  » ou de n’intéresser personne là-bas ! Alors que les discussions que j’ai pu avoir au Cameroun, au Mali, au Sénégal, au Burkina Faso étaient passionnantes : on ne parlait pas de politique ou d’ethnologie, on parlait de cinéma, de plans, d’écriture, d’images, de cadre…
Quand on interroge l’imaginaire, ne revient-on pas à la question de l’esclavage plutôt qu’à la traite ?
Pour moi, l’esclavage et la traite sont fondamentalement différents…
La traite est faite par un extérieur…
Pas seulement ! Le roi du Bénin était principalement devenu un roi négrier ! Ce n’est pas de ça que j’avais envie de parler. Pendant qu’on cherchait des financements, beaucoup de gens voulaient qu’on fasse un cours d’histoire. Je ne suis ni historien ni ethnologue et ça ne m’intéressait pas. J’ai trente ans en écrivant ce film et me situe aujourd’hui : par quel bout prendre cette histoire si je la racontais à un enfant ? Je suis obligé de tout inventer puisqu’il n’y a plus de traces : c’est de la fiction, c’est du cinéma. Ce n’est pas de la reconstitution, c’est du réel imaginé. Suis-je capable de me souvenir de la traite ? Et sortir d’un discours de culpabilité. La traite fait maintenant partie du patrimoine de l’humanité. Ce qui n’empêche pas les Africains d’avoir un travail spécifique à faire, différent des descendants d’esclaves africains en Amérique : le film s’arrête à la mer. Sommes-nous capables de nous arrêter et de réfléchir sur ce qui nous entoure ?
De quoi faut-il faire le deuil aujourd’hui ?
Notamment de cette histoire, pour sortir de la culpabilité. Une réflexion doit être faite pour savoir pourquoi la traite ou le Rwanda sont possibles. Sans cette réflexion, la chose se reproduit. Quelle est notre responsabilité dans ce qui arrive ? Quel est la part de l’Autre en nous ? On ne sera pas autre chose demain sans ce travail de réflexion. Le dialogue de sourds que nous avons avec les Noirs américains trouve lui aussi sa source dans cette absence de travail sur soi : ils cherchent à savoir qui ils sont et se tournent vers une Afrique originelle dont ils croient qu’elle a fait ce travail alors que ce n’est pas le cas ! Ce deuil implique de réécrire une échelle de valeurs. Le cinéma peut jouer un rôle essentiel car il transforme l’imaginaire des peuples. Were Were Liking a raison d’écrire que le cinéma africain n’est pas africain car il ne connaît pas sa propre culture.
Tu sembles très négatif sur les films d’Afrique…
On a fait beaucoup de films en Afrique mais peu de cinéma ! Pourquoi six films africains à Cannes alors qu’un suffirait ? Des organismes comme la Coopération française ou l’ACCT voire la Communauté Européenne se targuent d’avoir financé 300 films africains, mais y a-t-il seulement dix films africains qui peuvent être considérés comme importants dans l’histoire du cinéma mondial ? Il faut arrêter avec cette politique des statistiques car l’Afrique a besoin et mérite des oeuvres d’art de grande qualité.
Tes choix formels affirment une rupture…
Je suis un cinéaste : je rêve en images et en son, par rapport au monde d’aujourd’hui. Et je le fais dans le contexte du cinéma africain car je me définis, contrairement à d’autres  » cinéastes tout court « , et bien que je n’aime pas les étiquettes, comme un cinéaste africain. Ce film devait être un choc. Il faut du temps pour pouvoir s’imprégner de quelque chose. Ce n’est qu’au bout d’une après-midi à Gorée que j’ai commencé à frissonner et replonger un siècle plus tôt… Cette maison de Gorée est une espèce de corps humain. Je ne crois pas qu’il suffise de faire une image pour montrer quelque chose : pour que le spectateur voie ce que tu veux montrer, il faut une préparation qui le rende prêt à regarder. Le regard se travaille. L’éclairage, le cadre, le son et le temps jouent leur rôle. Si personne ne peut raconter le film à la sortie, à quoi bon passer cinq ans de sa vie à le faire ? La répétition change le regard premier et la magie du cinéma permet d’amener le spectateur dans une émotion, un état anormal !

///Article N° : 306

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