entretien d’Olivier Barlet avec Ngangura Mweze

Montréal, 1998, et Genève, 1999
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Le personnage de ce roi est assez extraordinaire ! Avec cette coiffe, il a une très forte assise personnelle en même temps que quelque chose de ridicule pour l’Occident. Par derrière ce personnage, voulais-tu aborder la question de la dignité de l’être humain ?
Exactement, d’ailleurs, son côté  » ridicule  » commence quand il arrive en Afrique, pour prendre son billet : une jeune fille lui demande d’où vient son nouveau look. En quittant son palais royal du village pour venir en ville, il est considéré comme un personnage folklorique avec tous ses attributs royaux, pourtant il incarne tout ce que l’Afrique a de plus actuel : par-dessus son costume de ville européen, il a revêtu les attributs qui symbolisent son pouvoir traditionnel. Ce malentendu va continuer jusqu’aux bureaux de l’ambassade. La douane belge va lui demander de payer des taxes pour importations illégales d’oeuvres d’arts. L’antiquaire Belge lui demande d’hypothéquer ses vêtements royaux contre un peu d’argent…
Toutes ces pérégrinations ont un côté symbolique : une interrogation sur la place qu’occupe encore la tradition africaine dans le monde moderne. La conclusion de tout cela est qu’à la fin du film, le roi qui avait perdu ses attributs chez l’antiquaire européen les retrouve grâce à sa fille. En réalité, une femme n’aurait jamais dû y toucher ; du coup, le voyage de ce roi prend l’allure d’un voyage initiatique : il se rend compte que les temps ont changé car c’est grâce à sa fille qu’il va pouvoir retourner au pays la tête haute, et ceci par un interdit qui a été transgressé.
Sa fille revient en lui disant qu’elle a échoué à son diplôme de médecine : il lui répond que le guérisseur pourra compléter sa formation, qu’il ne faut pas brûler les étapes et qu’il faut réunir le conseil des sages pour en parler.
C’est donc une symbolique sur le rôle et la place de notre passé, sur ce que nous voulons devenir demain.
C’est en continuité avec Le Roi, la vache et le bananier qui documentait justement la place du roi mwami.
Je me suis rendu compte que les documentaires que j’ai fait en attendant de réaliser ce film (8 ans !) ont été un repérage pour le long métrage. Après La Vie est belle, j’ai commencé à produire des films comme Changa Changa, qui parlait de musiques et de métissage des cultures à Bruxelles. Ensuite, il y a eu Le Roi la vache et le bananier, réflexion sur la tradition et la modernité. Dans mon village natal, le système royal qui persiste encore est obligé de s’adapter aux aléas de la vie moderne. Puis, Les derniers Bruxellois dans lequel un ethnologue africain (que je joue) va visiter le quartier belge et le quartier des Marolles qui est le quartier des Bruxellois de souche. C’était comme une lettre adressée à un cousin qui serait resté au village en demandant comment vivent les gens, ce qu’ils mangent, etc. Tous ces films n’étaient finalement que des repérages pour le long métrage.
Dans le personnage du roi, il y a aussi une sorte d’incapacité de la part d’une civilisation occidentale à comprendre et percevoir la royauté africaine telle qu’elle a pu exister…
L’Europe n’a toujours vu dans les valeurs culturelles et spirituelles africaines que superstitions ridicules ou banal folklore. L’échange entre les cultures se serait mieux passé si les Européens, y avaient vu autre chose que des objets d’antiquité à négocier. L’Europe ne parvient pas à accepter l’Afrique comme un continent qui a sa dignité, sa profondeur, même dans sa soi-disante pauvreté. C’est de cette incapacité que j’ai voulu parler.
Le roi n’est pas ridicule car il reste lui-même ; ce sont les gens autour de lui qui le deviennent. Ce sont les autres qui sont incultes. Lui est seulement anachronique, mais c’est sa fonction qui le veut. Finalement, c’est dans ce quartier bruxellois qu’il retrouve une âme et une dimension humaine.
Sa fille va à la dérive et reprend pied à travers la relation avec son père qu’elle retrouve, comme une sorte de lien avec ce qu’elle avait perdu, son identité de départ…
Dans les années 60, la mode pour tous les riches Zaïrois était d’envoyer leurs enfants étudier en Belgique. Ils partaient au moment de la rentrée de la rentrée dans ce que l’on appelait les  » avions scolaires « . A cette époque là, la plupart des Zaïrois émigrés en Belgique étaient soit des étudiants soit des diplomates. Actuellement la situation a beaucoup changé, on trouve d’autres Zaïrois venus plus tard qui sont vraiment à la dérive. Il y a maintenant des filles congolaises qui se prostituent en Belgique : c’est une chose qui n’existait pas avant. Des garçons qui vivent de la  » débrouille « , qui font de faux chèques… Pour le roi du Congo, arriver en Belgique et découvrir ce milieu à quelque chose d’inquiétant et d’angoissant.
Cette fille est de cette génération : elle est venue très jeune, et petit à petit sa situation s’est détériorée. Elle ne sait plus comment faire pour rentrer. Son père qui revient va être un moyen de sauvetage pour elle (peut-être parce que j’aime bien les happy ends). Elle va retrouver une dimension humaine. Ceci dit, elle à une forte personnalité, sait dire non quand il le faut. C’est un personnage dans lequel les jeunes générations africaines pourraient s’identifier : ils se reconnaissent dans ses problèmes et voient qu’il y à quand même moyen d’y faire face.
Il y a une autre continuité avec ce que tu as fait avant, c’est ce regard sur les Bruxellois qui n’est pas dénué de tendresse. C’est cette façon de prendre les gens tels qu’ils sont et de porter un regard dépourvu de jugement.
Il y a eu quelques personnes qui m’ont fait une remarque que j’ai trouvée superficielle en disant :  » on ne sent pas que tu revendiques quelque chose « . En réalité, ce que les Africains de la diaspora revendiquent, c’est qu’on les regarde avec dignité, avec tendresse, qu’on leur redonne une certaine considération. Pour moi le meilleur moyen de recevoir de la tendresse, c’est d’en donner. Je pense, moi, que je revendique beaucoup : pas avec des slogans mais à travers le vécu des personnages. Effectivement, dans le quartier des Marolles, on reconnaît des personnages que j’avais filmé dans des documents antérieurs. Cela m’a beaucoup aidé : comme c’était des gens que je connaissais déjà, j’ai pu leur demander de jouer leur propre rôle dans les cafés où ils ont leurs habitudes. Un deuxième point commun avec l’autre film : c’est l’Europe vue à travers le regard d’un Africain. C’est le point de vue de l’Africain qui est privilégié.
Pourquoi le choix d’un happy end ?
Il faut d’abord savoir affirmer ses bonnes intentions ! Ensuite, dans une comédie, le happy end est absolument indispensable. Quand les spectateurs se sont attachés aux personnages, c’est toujours frustrant pour eux que ça finisse mal. C’est une des lois de la comédie, même chez Molière, que tout finisse bien. Ce commissaire blanc qui passe son temps à chasser ce jeune voyou métis… se rend compte à la fin que c’est son fils. Cela veut dire qu’il y a au fond de chacun une humanité commune qui sommeille sans que nous en ayons conscience. Cette fin est une leçon, un choix, qui se passe rarement dans la réalité. Il faut donner un message d’espoir à la fin en laissant dire que tout est possible. C’est dans cet esprit que je fais du cinéma !
Le personnage de l’archer m’a fait penser à ce roman de Modibo Keïta : l’Archer bassari, qui se bat justement avec un commissaire. Il tue un certain nombre de gens importants dans le pays… On retrouve quelque chose d’assez traditionnel dans ce personnage de l’archer justicier du monde.
Oui, mais c’est traditionnel dans les contes africains. Je pense aussi que ce personnage de justicier masqué est quelque chose d’universel dans nos imaginaires. Robin des Bois s’attaque au méchants pour donner aux pauvres… C’est Batman, Don Quichotte ! Il est évident que c’est un personnage qui exprime son mal de vivre. C’est un écorché vif et il a besoin de s’exprimer par ses actions et c’est ce qui le sauve. Finalement ce n’est pas un voyou. On le voit au début prendre le taxi à l’aéroport et on se dit :  » le vieux, il va se faire truander « . Et puis il arrive devant le foyer d’Afrique et on lui dit :  » vous êtes le roi des Bakongo, pour vous c’est gratuit « . J’avais dirigé mon acteur en lui disant qu’il devait paraître comme un caïd, un voyou, un petit débrouillard, jusqu’à la scène de l’arrivée devant le foyer.
Au point de vue de la production et du financement, est-ce que le film a été difficile à boucler ?
Oui, le montage financier de ce film a été assez difficile. D’abord parce que il y a quelques années, on acceptait pas de financer un film africain tourné en Europe. Frédéric Mitterrand, qui présidait le Fonds Sud, m’avait même demandé d’écrire une lettre  » d’excuse  » pour tourner en Europe ! En Belgique, on m’a dit :  » On ne comprend pas bien pourquoi ces personnages belges et africains sont caricaturaux « . Cela m’a sûrement aidé à affiner un peu plus ce que j’avais dans la tête. J’ai retravaillé les relations entre les deux personnages en arrondissant les angles. Ça a été un plus pour le scénario.
La production m’a pris 8 ans. J’ai dû à tout moment refaire le casting, réactualiser les choses, avec un très petit budget de 4,5 millions de FF, ce qui est très peu pour un film tourné dans des conditions européennes. Mais j’ai pris le temps de choisir les meilleurs techniciens belges. Tous sont venus parce qu’ils aimaient le scénario et la plupart ont mis la moitié de leur salaire en participation. Ils sont donc tous un peu coproducteurs du film.
On a l’impression d’une urgence du sujet : des cinéastes se battent pour imposer des films malgré le manque de financement quand on prend la diaspora pour sujet et sa situation dans les sociétés occidentales.
De toute façon je l’aurais même fait en vidéo ! J’avais plusieurs solutions de production que je pouvais utiliser mais j’étais sûr que j’allais faire ce film. J’avais déjà mûri le sujet ; je savais que je le possédais. C’est quelque chose qui était en moi.
Est-ce que ce l’étalon était une grande surprise ?
Honnêtement, oui ! Comme c’est une comédie africaine qui se passe en Europe, je craignais que le jury ne la trouve trop populaire pour la récompenser. Mais il a eu le courage de reconnaître que ce film est bien fait. Malgré le côté comédie, le film véhicule des réalités profondes et essentielles pour l’Afrique moderne. Jusqu’à présent, on avait une certaine idée de ce que pouvait être un film africain et Pièces d’identité ne s’inscrit pas totalement dans ce cadre là. Peut-être que ce jury a aussi voulu donner une nouvelle direction au cinéma africain, ou en tout cas élargir le champ. Au Burkina, les gens étaient persuadés que mon film aurait le prix. Le fait que le film avait déjà ce succès avec le public a peut-être influencé le jury. Pour un Fespaco consacré à la diffusion du film africain, c’est pour moi un bon signe que soit primé un film distribuable. Deux jours après, j’ai signé un contrat avec la Sonacib, la société de distribution du Burkina Faso, et le film a rapporté 2,5 millions de FCFA en deux jours alors que la moyenne habituelle est comprise entre 800 000 et 1 million. Le Burkina est exemplaire : on m’a donné un bordereau avec le nombre exact de spectateurs, orchestre, balcon, ce qui revient au producteur, à la Sonacib etc ! Tout cela est informatisé… C’est évidemment ce dont on rêve : on ne peut pas dire que la non-distribution du film africain en Afrique relève seulement des genres de films ou de la qualité technique et artistique de ces films. Il y a évidemment tout les problèmes liés au réseau de distribution qui ont été résolus au niveau national au Burkina Faso mais si je vais en Côte d’Ivoire, ça devient déjà problématique. Au Sénégal, c’est possible. Si la manière dont la distribution est organisée au Burkina Faso pouvait s’étendre ne serait-ce qu’au niveau régional ou en Afrique de l’Ouest, ce serait déjà quelque chose de formidable pour l’Afrique. J’ai été contacté par un distributeur ivoirien mais le montant proposé est vraiment très bas et donc, de nouveau, je sais que si je veux vraiment gagner quelque chose avec le film je suis obligé de traiter pays par pays. Cela fait perdre beaucoup de temps et d’énergie. En réalité, ce distributeur indien qui me propose une distribution pour toute l’Afrique francophone base son prix d’achat sur celui des films américains ou européens, qui sont déjà totalement amortis. Les films étrangers qui lui sont vendus n’attendent plus de bénéfice. C’est plus pour occuper un marché et préparer une meilleur exploitation pour le futur. Il faut se rendre compte que pour les films africains, l’Afrique est leur unique marché. Même en Europe, cela devient de plus en plus rare qu’un film africain fasse un petit succès.
Qu’est-ce qui, selon toi, motive l’engouement du public pour ton film ?
On oublie toujours que les Africains urbains rêvent d’aller en Europe ou y sont déjà allés. Le fait d’avoir décrit les Européens non pas comme des tout-puissants mais comme des êtres humains ordinaires (pauvres, riches, gens simples) les a intéressé. Les Européens que l’on voit en Afrique, et plus particulièrement dans les anciennes colonies belges, étaient tous de riches planteurs, des médecins, hommes d’affaires, administrateurs coloniaux ou coopérants ; tous des gens avec un certain pouvoir matériel. Même dans un village, le représentant d’une ONG aura toujours la meilleure voiture. Sinon, je suis convaincu que l’aspect comédie du film est ce qui en fait l’attrait principal, avec un montage bien rythmé.
Est-ce que tu as eu le sentiment de te battre pour imposer un cinéma populaire face à un cinéma plus culturel, avec une certaine dévalorisation de la part de la critique ?
Je n’ai jamais eu l’impression de me battre car j’ai toujours pensé que faire du cinéma populaire, avec une structure narrative simple et clairement accessible au grand public relève pour moi du militantisme. Je n’ai jamais eu l’impression de me battre contre un autre genre de cinéma dans la mesure ou je fais ce qui me plaît, le cinéma auquel je crois. Il y a quelque chose de difficile a accepter, c’est que dans ce cinéma, on doit rester très proche du spectateur ; on ne peut pas se permettre de relâcher l’émotion. Les films policiers ou de comédie ne sont pas faciles. Certains critiques de cinéma ne voient pas le travail qu’il y a derrière. Je me dis ensuite que ces gens-là ont une certaine idée de l’Afrique et qu’ils veulent la retrouver dans les films, une idée monolithique de l’Afrique qui relève davantage de stéréotypes exotiques que de la réalité.

///Article N° : 834

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