entretien d’Olivier Barlet avec Ola Balogun (Nigeria)

Paris, 1997
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Un public mais un marché trop étroit
L’expérience montre qu’on ne peut pas décréter à priori ce que doit dire le cinéma. Il doit être et les films doivent se faire. Dans l’ensemble de la production, des choix personnels et des directions s’affirment. Appliquer à un cinéma africain un a priori revient à demander à quelqu’un qui n’a pas l’occasion de nager d’avoir un style particulier dans la natation ! En fait, le cinéma africain doit surtout refléter une sensibilité africaine et dans la mesure du possible être un cinéma professionnel.
Le Nigeria est une situation particulière car son cinéma ne dispose d’aucune aide. L’importante production vidéo est dirigée vers un marché local et ne se soucie pas d’être exportée. C’est un cinéma qui doit avancer, être ou ne pas être, en comptant sur sa capacité d’intéresser un public local, lequel est assoiffé avant tout de contenus reflétant son expérience et sa culture. L’absence d’aide au cinéma impose un marché le plus large possible. Ceux qui comme moi ont visé un cinéma de qualité n’arrivaient plus à récupérer sur place les budgets investis et comme les marchés extérieurs étaient pratiquement inexistants, la production devenait malaisée. Le dérapage sur la vidéo s’explique ainsi. La qualité vient d’un public exigeant ou d’un marché extérieur.
Il faut cependant souligner l’extraordinaire richesse culturelle africaine, au Nigeria comme ailleurs : le rôle du cinéma est de dynamiser cette richesse, d’avoir un dialogue d’abord au niveau de nos propres peuples et ensuite de partager cette richesse avec d’autres peuples.
Des films sont tournés en VHS avec des coûts minimes, mais même un tournage en Umatic ou en Beta avec un montage et une logistique bon marchés peut se rentabiliser si les cassettes sont bien distribuées. J’ai été quant à moi un pionnier du film en langue locale au Nigeria. Ce phénomène reste très important : les gens sont intéressés par ce qui se passe dans leur propre cadre culturel et leur propre langue, avec les acteurs qu’ils connaissent. Cela détermine l’existence d’un marché. Avant Ajani-Ogun en yoruba avec la troupe de Duro Ladipo, j’avais tourné un film en ibo, Amadi. Aujourd’hui, de nombreux films sont encore tournés dans ces langues.
Aux sources de la culture
Dans Ajani-Ogun, je cherchais à adopter le style du théâtre yoruba car ce théâtre avait un style et des techniques intéressantes pouvant donner un bon résultat au cinéma. Il utilise le folklore, puise dans le fonds culturel et la mythologie, les croyances religieuses et la magie, mêle la danse, le chant et l’expression corporelle, laisse la place à l’improvisation et est un théâtre ambulant allant à la rencontre du public à travers tout le pays yoruba. Il groupe des genres différents : comédie, domaine mystique et magique, domaine historique, drame. Il a des racines très profondes dans l’ancienne Afrique. On ne se contente pas d’y jouer une scène de magie sans avoir fait de réelles recherches auprès de sorciers pour avoir les vraies formules d’incantation ; la fidélité aux cérémonies rituelles et donc au fond culturel et historique y est soignée.
Il a fait partie de mon expérience culturelle. J’ai eu la chance de connaître non seulement ma propre culture mais aussi d’autres cultures africaines, mais le théâtre yoruba a été une expérience forte pour moi.
Conventions télévisuelles occidentales
Aujourd’hui, nous sommes prisonniers de la recherche de moyens et de débouchés pour rendre possible un cinéma de qualité. Le documentaire n’est possible que grâce aux télévisions, mais celles des pays occidentaux ne cherchent pas à voir l’Afrique à notre manière : des conventions existent auxquelles nous nous heurtons. C’est donc aussi difficile pour moi aujourd’hui qu’il y a quelques années, notamment comme cinéaste d’un pays anglophone.
Le documentaire reflète une réalité de l’Afrique permettant d’aller plus loin dans l’expression artistique : il ne s’agit pas de plaquer des images sur un texte écrit à l’avance, comme cela tend à être le cas des documentaires télévisuels actuels. Je trouve désolant qu’on ne parte pas de l’image : c’est l’explication verbale qui conduit l’ensemble de la structure. La logique devrait venir de l’image : tout se passe comme si on considérait le spectateur pour un crétin à qui il faut tout expliquer. Les documentaires sur des pays africains ne donnent pas à voir ce pays mais à en expliquer certaines choses : ce n’est pas la voie du cinéma et ce n’est pas une juste façon de rendre compte de la réalité. Aborder les choses différemment implique une difficulté d’acceptation dans les créneaux de financement.
Il est évidemment contradictoire de chercher les moyens de produire des films sur des réalités tiers-mondistes dans des pays autres. Mais plus ces pays prétendent parler de l’Afrique, plus ils devraient laisser la parole aux Africains et non parler à leur place. Il n’est pas nécessaire d’être Africain pour ressentir des réalités africaines mais il faut savoir en suivre la logique, ce qui n’est pas souvent le cas.
Ceux qui font des documentaires aujourd’hui ne sont pas des cinéastes : ce sont des journalistes. La télévision envoie un cameraman avec un journaliste. Ce dernier est censé recueillir des informations tandis que la cameraman filme comme il peut sans être réellement dirigé. Finalement, on monte le résultat comme on peut mais on ne donne pas souvent l’occasion à des cinéastes du Tiers monde de filmer leur réalité.
Fidélité à l’Histoire africaine
Je ne crois pas être prisonnier d’une direction : tout m’intéresse, de la comédie à l’Histoire, à condition que j’en ai les moyens. Le cinéma africain commence à exister et se dégage ainsi de la pure thématique. Mais l’Afrique doit rester fidèle à elle-même. Les problèmes politiques d’aujourd’hui viennent souvent de l’application de structures importées alors qu’il existe des solutions africaines. Les problèmes qu’on essaye de résoudre aujourd’hui l’ont été maintes fois dans le passé. L’expérience de l’administration de grands ensembles étatiques impliquant la direction d’entités plus complexes et vastes que les Etats actuels est ancienne. Substituer l’Etat colonial aux colons n’est pas la bonne solution pour l’Afrique.
Le métissage avec les autres cultures existe mais il faut choisir ce que l’on prend à bon escient. Nul ne peut empêcher le charlatanisme ! Quand Mobutu récupère la culture africaine, cela ne veut pas dire qu’elle soit en défaut, c’est la récupération à des fins néfastes qui est criticable. Il faut conserver une profondeur et une expérience africaine. L’architecture offre un bon exemple de modernisme inadapté au climat ou à la vie sociale : il faudrait puiser dans les traditions architecturales africaines en usant bien sûr de créativité.
L’Histoire humaine est très longue : l’Afrique a connu des révolutions avant la colonisation et nous ne savons pas ce que sera l’avenir. Les Occidentaux croient souvent encore au fond d’eux-mêmes que la colonisation apportait la civilisation ! Une domination matérielle n’équivaut pas à une supériorité culturelle : le regard doit être universaliste ; nous sommes complémentaires et apportons tous des richesses différentes.
Tout peuple est comme un arbre : il croît en absorbant de la sève. L’apport culturel étranger finit toujours en milieu africain par être absorbé d’une manière ou d’une autre. Si la colonisation fut une parenthèse dans l’Histoire africaine, ce n’est pas au sens d’un rejet mais d’une relativisation : elle ne fut qu’une courte période. L’Afrique est caractérisée par sa continuité : l’époque coloniale ne marque pas une rupture envers le passé dans le sens modernité contre tradition ! Elle fut peut-être un plus mais la tradition continue encore aujourd’hui. On peut être très moderne en Afrique en se basant sur la tradition !

Né en 1945, Ola Balogun est l’auteur de nombreux documentaires décrivant notamment avec une grande économie de commentaires des festivals de danse traditionnelle. Son premier long métrage, Alpha (1972), réalisé à Paris, préconise un retour à l’Afrique. Amadi (1975), tourné en ibo, est l’histoire de ce retour d’un homme dans son village, qui mobilise les villageois pour développer la vie rurale. Puisant dans le style du théâtre yoruba en collaboration avec Duro Ladipo, Ajani-Ogun (1976) conte l’histoire d’un jeune chasseur s’attaquant à un politicien corrompu. Après une comédie musicale, Musik-man (1977) qui, tournée en anglais, n’eut pas le succès du précédent, Ola Balogun tourne Ija Ominira, l’histoire d’un roi tyrannique finalement chassé par son peuple. La Déesse noire (1978) est une histoire d’amour que les dieux font revivre deux siècles plus tard. Aiye (1979) reprend la veine du théâtre yoruba, cette fois avec Hubert Ogunde, et sera par la magie de ses effets spéciaux et la notoriété de ses acteurs un triomphe au Nigeria. Cry Feedom, tourné au Ghana en 1980, est un film didactique sur les guerres de libération en Afrique qui sera apprécié des intellectuels mais boudé du public. Avec Orun Mooru (1982), Balogun revient au théâtre yoruba en collaboration avec Moses Adejumo. La même année, il tourne en yoruba Money Power, un satire mordante de la société nigériane et une dénonciation de la corruption des hommes politiques.
Depuis, Ola Balogun a tourné des documentaires comme Au cœur du Nigeria où il tente d’appréhender la continuité de la culture africaine.///Article N° : 2503

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