entretien d’Olivier Barlet avec Sotigui Kouyaté, acteur burkinabè

Paris, juin 1997
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Dans le film du Tchadien Mahamat Saleh Haroun qui vous est consacré, vous insistez sur les flash backs quotidiens que vous avez sur votre propre enfance. Pourquoi ?
Pour essayer d’être simple, ce qui n’est pas facile, je dirais que l’arbre sans ses racines n’existe pas. L’être humain est ainsi : nous sommes des arbres. Chez les Malinkés, la nature a plus que sa place : elle a un caractère indispensable et sacré. Malinké veut ainsi dire la nature au sens large. Mon fils Dani s’appelle ainsi car son nom signifie  » la semence « … Il m’est arrivé qu’on me demande quels étaient les moments forts de ma carrière. La personne qui m’interrogeait s’attendait à ce que je réponde sur mon vécu européen, mais je ne pouvais que le décevoir car sans ce que j’ai vécu au début, je n’en serais pas là aujourd’hui : pas de maison sans fondations !
Avez-vous l’impression d’avoir été privilégié ?
Oui, mais sans avoir été favorisé. Disons qu’il y a eu du mérite et que la chance a joué. Mais la chance ne tombe pas du ciel. Le mot privilège ne me choque pas mais ne me plaît pas ! Dans le domaine artistique en particulier, rien n’est facile et cela demande rigueur et intelligence mais aussi honnêteté et sincérité vis-à-vis de soi-même : aimer d’abord ce qu’on fait. Dans certaines philosophies africaines, mais aussi hindoues, il est dit qu’il faut agir sans penser aux fruits de l’action, ce qui veut dire avoir foi en soi dans ce que l’on fait ! L’important est d’aimer et de faire ce qu’on a à faire. Cela peut paraître trop général pour dire que le gain prime sur tout le reste… En Afrique, l’art ne nourrit pas son homme : il fallait autre chose pour s’y consacrer. J’ai eu le privilège d’être apprécié par des amis et frères africains comme le cinéaste Mustapha Alassane qui m’a donné mes premiers rôles dans des longs métrages et m’a permis d’en faire la musique.
C’était la base d’une aventure européenne ?
Dans la tradition malinké, l’être humain doit commencer par la connaissance de soi, c’est-à-dire connaître son ombre. Les influences extérieures (pour ne pas dire occidentales) ont leurs bons côtés mais peuvent être néfastes si on en arrive à s’oublier soi-même. Aimer les autres et s’oublier soi-même est insensé. Quand les sages se sont réunis pour savoir quelle était la pire des choses qui pouvait arriver à un être humain, ils ont conclu après mûre réflexion que c’était la maladie. Réfléchissant plus avant, ils ont conclu que c’était plutôt la mort. Puis, réfléchissant encore, ils ont conclu que c’était l’ignorance. Qui pouvait-on qualifier de plus ignorant ? Ils dirent que c’était celui qui ne mettait jamais le pied au-delà du seuil de sa maison : celui qui n’a pas su s’enrichir de l’Autre. On a besoin de l’Autre pour se compléter, non pour s’abandonner ni s’oublier. C’est ainsi que je ne peux passer une journée sans trouver une opportunité de parler de mon enfance : non que j’y pense mais j’en parle, ce qui me ramène chez moi. L’extérieur ne peut remplacer l’intérieur mais peut le renforcer. On a beau imiter à la perfection, on ne sera qu’une copie…
Cela passe-t-il par un enseignement ?
Le maître n’a pas de secret à transmettre à un disciple. L’enseignement spirituel consiste à amener l’être humain vers le meilleur de lui-même. Le maître ne peut avoir la prétention de donner mais d’aider à trouver ce que nous avons en nous sans le savoir. Faire le flash back touche à cela au fond de moi. En juillet 1992 en Avignon, j’étais à une conférence sur  » l’étranger ou le théâtre enrichi « . Il était dit qu’il fallait dissocier la culture de la langue. Le séminaire durait trois jours. Je n’ai rien dit. Au milieu de la deuxième journée, on m’a demandé si je n’avais rien à dire, ce que j’ai confirmé. J’ai indiqué que je n’étais pas sur la même longueur d’onde, car je ne peux dissocier la culture de la langue ! Ma culture c’est ma langue. L’identification de l’étranger se fait par la langue. Je ne parlerai jamais le français comme un Français mais de l’autre côté, il n’y a pas un effort clair pour comprendre l’Autre : le courant ne va pas dans les deux sens.
Quand on se confronte à un extérieur, n’y a-t-il pas une perte de soi-même, un sacrifice ?
C’est douloureux mais indispensable. La tradition profonde malinké (ce serait prétentieux de parler de toute l’Afrique) parle de deux mains qui se frottent. Il y a trois vérités : la vérité, la vérité et la vérité. La recherche de cette vérité nous fait partir vers l’Autre. Quand on est fort, on ne peut être déraciné en allant vers l’extérieur. Si on est fragile, c’est le déracinement : on est ni à la tête ni à la queue de la pirogue ! Mais s’ouvrir revient à s’exposer et perdre des défenses. La culture africaine ne comporte pas de protection : quand on arrive dans une cour et que la maison est fermée, on est inquiet ! En dehors de l’influence occidentale, l’enfant appartient à tout le monde : l’éducation est aussi dans la rue et chacun intervient. On remerciera ainsi quelqu’un d’avoir corrigé son propre enfant.
Nous sommes chez vous tout proches de l’Eglise St Bernard où s’étaient réfugiés les sans-papiers… N’y a-t-il pas une certaine douleur à vivre dans une société qui se ferme sur elle-même ?
Toute la question est là. C’est douloureux quand on ne se sent pas accepté. Il y eut des moments où je me suis demandé ce que je fous ici ! Les choses vont bien pour moi mais je ne peux être bien quand je vois mes frères souffrir car ils n’ont pas eu ma chance. On en revient au problème de l’ignorance : toute haine, tout racisme, toute exclusion est une ignorance, une méconnaissance de l’Autre. Les Malinkés disent :  » au lieu de te perdre dans le regard de l’Autre, essaye de t’y retrouver « . En regardant bien l’Autre, tu peux te voir dans ses pupilles !
Je crois aussi que l’espoir fait la vie. Cela dépasse le problème des Africains et des Français : ça devient une maladie de l’humanité ; la valeur humaine se désagrège. Mais en tant que griot, je crois encore aux relations humaines et ose espérer qu’un jour le monde entendra raison. Une histoire africaine raconte qu’épuisé, fatigué de la vie, j’allais m’écrouler. Je vois une muraille. Je cours m’y adosser, mais la muraille cède. Je vois un gros arbre. Avec un effort immense, j’atteins l’arbre et m’y accroche. Mais l’arbre cède. Une personne passe par là. Je m’accroche à elle. Mais elle s’écroule elle-aussi. C’est à ce moment que l’espoir me tend la main et que je tiens la main de l’espoir.
La France s’est beaucoup servie de l’Afrique et l’Afrique a besoin de la France… Le griot est un médiateur, entre clans et même dans les relations matrimoniales. Au Sénégal, Mali, Burkina, Niger, Guinée, si tu demandes la main d’une jeune fille, on te demande d’envoyer ton griot. Les griots croient que les êtres humains sont faits pour se rencontre, et qu’aucune barrière ne les sépare : les différences ne sont que complémentaires.
Souscris-tu ainsi à ce que disait Cheikh Anta Diop :  » les artistes africains sont les représentants de l’invisible ? « 
Absolument. L’important se dit plus dans l’invisible et se sent plus fortement.
Cinéma ou théâtre : vers quoi te sens-tu le plus porté aujourd’hui en tant qu’acteur ?
Les deux, lorsqu’ils ne trahissent pas leur but d’information. J’ai toujours vu dans le théâtre un moyen de communication universel permettant de toucher un monde en renouvellement. Le cinéma est devenu ce moyen moderne dans une autre voie d’information, d’échange et de communication. En tant qu’Africain, je crois que théâtre et cinéma peuvent permettre à l’Afrique de sortir de la méconnaissance. Mais des problèmes, il y en a ! Ce qui se fait en Afrique que l’on amène en Occident n’est pas forcément accepté sans réticences. Vous connaissez le refus de coproduction ou de distribution : en dehors de Souleymane Cissé et Idrissa Ouedraogo, les films distribués le sont sur la base de relations personnelles et non par le circuit habituel.. Ce sont des personnes qu’on accepte et non l’Afrique. L’Afrique abrite des comédiens exceptionnels puisant leur talent dans une tradition théâtrale établie… Nous essayons actuellement de monter Antigone en Afrique pour l’amener ensuite en France : que de difficultés !
Comment les acteurs africains sont-ils considérés ici ?
Dans le cinéma, le rôle du Noir ! Dans le théâtre, ce sont pratiquement seulement des compagnies africaines ou un metteur en scène africain qui mélangent Noirs et Blancs. Peter Brook est une exception. Il m’avait fait venir dans sa compagnie de 25 personnes composée de 22 nationalités différentes ! Elle comprenait même cinq frères d’une même mère : un Allemand, un Sénégalais, un Italien, un Iranien et un Français ! Nous avons tourné dans le monde entier avec le Mahabharata. Il a osé me faire jouer le duc de Milan, et les Anglais n’étaient pas choqués, aussi shakespearien soient-ils. Pourtant, cela reste exceptionnel. Il faudrait d’autres exemples pour que l’espoir reste permis !
Et en Afrique ?
L’art n’est malheureusement pas considéré comme un vecteur de développement. Ce n’est pas un souci réel pour nos gouvernements. C’est dommage et c’est grave. Nos cinéastes ne peuvent avoir de réelle potentialité si on ne leur accorde pas chez eux leur vraie place. Il en va de même pour les comédiens. Certains pays ont des écoles mais qu’en font-ils après ? Certains pays ont des troupes nationales considérées comme des fonctionnaires : ce ne sont pas des combattants au service de la défense de l’art. On en reste à une pratique éducative et intégrante.
Alors que le théâtre pourrait être un atelier du développement…
Oui, mais ce n’est pas dans cet esprit. L’étroitesse est de mise. La prise de position n’est pas faite, même si la conscience progresse. Et dans le cinéma, sans acteurs, il n’y a pas de cinéastes. Ils ne voient pas l’importance de l’acteur et privilégient la technique. Ils prennent des amateurs et les acteurs ne sont même pas indiqués dans les fiches techniques. Cela finit par donner de curieux mélanges… Les acteurs africains n’ont pas encore leur place, ni à l’étranger, ni auprès de nos frères.

Après avoir joué en Afrique dans des pièces de théâtre et dans des films comme FVVA : Femme, villa, voiture, argent et Toula ou le génie des eaux (Mustapha Alassane, 1972 et 1973) et Le Médecin de Gafiré (Mustapha Diop, 1983), Sotigui Kouyaté arrive en France en 1984 à la demande de Peter Brook. Il travaillera avec lui plusieurs années, du Mahabharata à L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau ou fin 1999 Le Costume. Parallèlement au théâtre, il jouera dans des films aussi bien français qu’africains : Black mic-mac (Thomas Gilou, 1987), Y’a bon les Blancs (Marco Ferreri, 1988), Un thé au Sahara (Bernardo Bertolucci, 1989), IP5 (Jean-Jacques Beineix, 1990), Wendemi (Pierre Yaméogo, 1993), Tombés du ciel (Philippe Loiret, 1993), Keïta, l’héritage du griot (son fils Dani Kouyaté, 1995), Saraka-bô (Denis Amar, 1996).///Article N° : 2472

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