Le budget influence l’image
Etant jeune, j’aimais voir des films mais n’ai songé à faire du cinéma que lorsque je suis venu aux Etats-Unis (Minesota) pour y faire des études de journalisme. Je ne pouvais cependant trouver dans le journalisme l’implication que je cherchais, les événements dont je devais parler ne me concernant pas automatiquement. Je voulais dans ma vie davantage de créativité. Je m’intéressai au cinéma et entrai à l’UCLA (Université de Californie, Los Angeles) où je réalisai un court métrage, Kentu (1987) sur un étudiant africain qui doit décider s’il retournera dans son pays. Haïlé Gérima m’offrit de travailler à un documentaire en Ethiopie. C’était la première fois que je retournais dans mon pays depuis longtemps et les six mois que j’y passai me donnèrent l’occasion de reprendre contact avec les gens et les situations.
Je commençai déjà à penser à Tumult (1996). Je travaillai ensuite dans une société de distribution et économisai pour réaliser ce long métrage. J’avais déjà tourné une moitié du film en profitant de l’équipement de l’université mais il me restait encore à tourner le reste ! J’empruntais de l’argent, tournais, arrêtais par manque d’argent…
La séquence où Yoseph aide l’homme qui va le prendre dans sa camionnette à recharger son chargement tombé sur la route est ainsi tournée avec une caméra éloignée tout simplement parce que je ne pouvais réunir à nouveau les acteurs. J’avais sinon à être proche de mes acteurs et de mes sujets car je ne pouvais appréhender un décor qui n’aurait pas correspondu à l’histoire et que j’ai tourné une grande partie du film à Los Angeles !
De l’Histoire à l’individu
Cette façon de tourner correspondait de toute façon à ma volonté de donner une impression de claustrophobie car cet homme est en définitive un condamné allant en tous sens. Des plans larges auraient impliqué une certaine liberté. C’est le cas lorsqu’il va voir sa mère ou qu’il sort de la ville.
Une certaine lenteur s’installe peu à peu, correspondant à ce que ressent Yoseph. C’est ainsi que je peux aborder un individu et en même temps lui associer un contexte. De même, dans les images du coup d’Etat, un montage est fait qui cherche à l’intégrer tout en le dépassant, et cela malgré un budget trop faible pour l’intégrer tout à fait. Le coup d’Etat manqué de 1960 associait des militaires et des civils. Un récit de l’époque rapporte qu’un des leaders réussit à s’échapper, arriva jusqu’à une ferme et s’y suicida. Ce fut pour moi le point de départ du film.
Faire un film à Los Angeles sur le présent de l’Éthiopie aurait été très difficile. Le fait de choisir un contexte plus éloigné permet de se concentrer sur l’histoire et moins sur la véracité des éléments. Le point de départ est historique mais j’ai ensuite pris de grandes libertés pour en faire une fiction.
Les messages lancés à la radio donnent une idée du fond idéologique des leaders du coup d’Etat mais ce qui m’importait était de montrer que cet homme n’agit pas seulement comme moteur idéologique d’un groupe mais aussi comme individu. Le contexte et différents personnages le poussent à affirmer son individualité.
La musique est une perpétuelle référence à la culture éthiopienne, traditionnelle ou chrétienne. Une bonne partie des thèmes utilisés amènent un contrepoint ironique dans leur association à l’image. Lorsqu’il s’échappe, la musique est jouée par un kra, une sorte de luth, jouant une pièce évoquant un guerrier à cheval s’enfonçant dans la bataille… Une façon d’exprimer la déconnexion de ce groupe d’idéologues d’avec le peuple.
La symbolique des flash-backs exprime la peur et l’émotion ressentie ou bien la distance entre les classes (le dedans et le dehors de la voiture). Ils permettent de concrétiser les transitions. Tout comme l’emploi très partiel de la couleur, ils cherchent à rendre quelque chose de viscéral.
J’essaye ainsi de faire correspondre ma façon de tourner avec l’histoire racontée, et cela en étant autant influencé par ma culture africaine que par tout ce que je peux côtoyer, du Japon aux Amériques…
Eviter la violence
C’est le portrait d’une génération du début des années soixante qui retourne au pays et voudrait modifier ce qu’elle découvre. Ma génération, celle des années 70, se concentra sur la chute de la monarchie. La révolution avait une vision simpliste des choses : négation de l’élite, idéalisation de la classe paysanne etc. Une vision très manichéenne. J’essaye avec ce personnage de rendre les choses à leur complexité. Les deux groupes en présence, ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui veulent le prendre, peuvent avoir des objectifs communs quant au bonheur du peuple mais ne se comprennent pas. Le premier attend de la gratitude pour avoir libéré le pays des Italiens dans les années 40. Le deuxième, né après la guerre, n’a pas le sentiment d’avoir fait quelque chose pour son pays. J’ai donc pris un personnage venant du groupe dirigeant mais qui, désireux de changer les choses, se lie au deuxième groupe. L’idéologie n’est à mon sens qu’une couverture des aspirations profondes. A travers le devenir tragique de Yoseph se dessine l’histoire du pays.
Le peuple désire simplement mieux vivre. L’argent joue ainsi un rôle primordial dans le respect que l’on porte à l’autre. Yoseph était respecté mais perd par son action le respect qu’on lui portait. Il lui faut une révolution pour comprendre qui il est et il faut un coup d’Etat à son ami d’enfance (mais de classe inférieure) pour pouvoir imaginer une vie différente. Si ces gens avaient pu en augurer, la violence n’aurait pas été nécessaire. Le coup d’Etat de 1960 a donné une idée de la violence qui se préparait. Cela aurait pu être une occasion de l’éviter…
Je travaille maintenant à des scripts que j’espère pouvoir tourner en Éthiopie. L’un se situe durant l’occupation italienne et un autre se passe pendant la révolution . Tous deux se concentrent sur des enfants grandissant dans une période historique difficile, à une époque où le juste et le faux ne sont pas bien discernables. Les enfants, eux, se concentrent sur les faits…
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