Lorsqu’on consulte des ouvrages de référence sur la bande dessinée, on est tenté de croire que la BD d’origine africaine n’existe pas, car aucune mention n’en est faite. Tel est le cas de l’Histoire mondiale de la BD et du Dictionnaire de la BD (H. Fillipini). Et pourtant, il existe une BD véritablement africaine, dans certains pays, depuis plus de trente ans. C’est de cette BD que parle Jean-Pierre Jacquemin (1) et à laquelle Annie Baron-Carvais fait allusion dans son « Que sais-je » consacré à la BD (2).
Il n’y a plus de doute. La BD africaine est devenue aujourd’hui une réalité. Elle existe, elle se vend, elle se lit. Elle est l’objet de plusieurs organisations et manifestations (associations, congrès, prix, salons, festivals, expositions, travaux de recherche
). Elle possède, comme partout ailleurs, ses héros. A titre illustratif, citons Yrmoaga au Burkina Faso ; Zoba Moke au Congo, Mata Mata, et Pili Pili, Apolosa, Mohuta et Mapeka au Congo Démocratique ; Dago et Monsieur Zézé en Côte d’Ivoire ; Bibeng et Tita Abessolo au Gabon ; Tekoué en République Centrafricaine ; Boy Melakh et Goorgoolou au Sénégal, etc.
Sera présenté ici sommairement le champ africain de la BD en précisant d’un côté, la division du travail (éditeurs, auteurs, et associations), et de l’autre, l’appareil de production (magazines, salons, expositions, festivals).
Personne n’ignore le rôle que les éditeurs jouent dans le processus d’institutionnalisation de la bande dessinée ou de la littérature en général. Le problème de l’édition se pose, en Afrique, pour tous : les difficultés financières et la mauvaise diffusion rendent encore la BD africaine trop dépendante de l’étranger. Elles représentent les principaux obstacles au développement de l’édition en Afrique.
Malgré ces difficultés, quelques maisons se sont lancées dans l’aventure éditoriale de la Bd africaine. En Europe : L’Harmattan, Segedo en France ; Eur-Af Editions en Belgique. En Afrique : Ed. CLE (Yaoundé), Nouvelles editions Africaines (Dakar et Lomé), Nouvelles Editions Ivoiriennes (Abidjan), Medias Pau, ex. Ed. St. Paul (Kinshasa, Lubumbashi, Kisangani), Afrique Editions (Kinshasa), Achka (Libreville), Inetr Afrique Presse (Abidjan), Horaka (Antananarivo), Sogedit (Dakar), Archevêché de Bangui et Mission de coopération française (Bangui), etc. Cette liste n’est pas exhaustive car, à cause de la mauvaise diffusion, il nous est impossible de réunir les données sur l’état de la BD dans tous les pays francophones.
Le terme auteur est appliqué, sans distinction, aux dessinateurs et scénaristes qui ont publié ou continuent à publier des uvres destinées à l’Afrique. Distinguons trois catégories d’auteurs correspondant ainsi à trois types de BD qu’on rencontre en Afrique : la BD faite par les Européens, la BD mixte (métisse) co-produite par Européens et Africains, et la BD faite par les Africains.
Ce sont généralement des auteurs européens dont les travaux ne sont pas repris dans le catalogue européen de la BD, et qui sont totalement diffusés en Afrique pour les Africains. On pense par exemple à Serge Saint-Michel et B. Duffossé, qui ont animé pendant plusieurs années, comme scénariste et dessinateur, les magazines Calao et Kouakou qui ont cessé de paraître.
La co-production d’une uvre destinée aux seuls Africains réunissant le travail d’un Européen et d’un Africain donne une BD mixte caractérisée par le mélange d’une « pensée du nord » et d’un « Crayon du sud ». Quelques exemples : en Côte d’Ivoire, Maïga (le Français Labo) a signé avec Apolos Les aventures de Dago ; les Français Bréal et Karul (scénaristes), associés au dessinateur ivoirien Salia, ont publié chez L’Harmattan Quand les flamboyants fleurissent et Les Blancs dépérissent. En République Centrafricaine, Ph. Garbal et B. Nambana ont co-signé La chaîne et l’anneau. Le Congolais Barly Baruti publie avec le scénariste Franck Giroud deux séries parues en France : Eva K., et Mandrill.
La co-production n’est pas en soi mauvaise, car elle permet aux artistes africains de s’exprimer et par conséquent d’être légitimés par certaines instances compétentes de la BD. Le danger est le risque de laisser passer de vieux clichés et stéréotypes de l’Afrique et de l’Africain.
Ce sont des auteurs qui travaillent d’une manière autonome et qui publient des uvres d’une grande originalité : une BD faite par des Africains, parfois avec des moyens africains, pour Africains, et qui peut être cataloguée comme une expression africaine !
A titre d’exemple, quelques figures ont émergé par la qualité de leur uvre. Au Burkina Faso : Raya Sawadogo (Yirmoaga) et A. Kiba (Maître Kanon). Au Congo/Brazzaville, autour du journal Ngouvou (J. Bhain, Bob Salco, J. Bindika, G. Bamba, Y. Kandza, C. Mambou et Ken), et T. Lokok qui publie Zoba Moke dans La Semaine africaine. En Côte d’Ivoire : Salia (Folbay), Lacombe (Monsieur Zézé), Mïgas et Apolos (Dago). Au Gabon : Hans Kwaaitaal (Bibeng), Laurent Levigot, alias Richard Amvame-Memiaghes (Tita Abessolo). En République Centrafricaine : O. Bakouta-Batakpa (Tatara, avec son célèbre personnage Tekoué). En République Démocratique du Congo : Boyau (Apolosa), Mongo Sissé (Mata Mata et Pili Pili), Barly Baruti (Mohuta et Mapeka), Tchibemaba Ngandou (Cap sur la capitale), Assimba Bathy, Lepa Mabila Saye, et tous les jeunes qui constituent la relève, à savoir Thembo, Makonga, Pat Masioni, Fifi Mukuna, Luva, badika, etc. A Madagascar, R. Rabesondranata, Aimé Razafy, Anselme Ramiandrisoa Ratsavalka, Lawrence Ralimihanta, Christian Bazafindrakoto. Au Sénégal : Sambal Fall, (L’ombre de Boy Melach et Sangomar), Salioune Sene (Keur Bougouma et Le Marabout de Bari Xam-Xam), T. T. Fons (Pour la dépense quotidienne, Goorgoorlou et Sérigne Maramokho Guissane et L’année Goorgoorlou), Ibrahim Mbengue (Maxureja Gey, chauffeur de taxi), S.-P. Kiba (Les aventures de Lieutenant Hann).
Cette liste est loin d’être exhaustive, tant il est clair que sa mauvaise diffusion ne permet pas d’avoir accès à toutes les informations sur la BD africaine.
Pour mieux promouvoir la BD, certains bédéistes, bédéphiles ou bédélogues se sont regroupés dans des associations ayant comme objectif principal la promotion de la BD sous toutes ses formes, afin d’assurer l’épanouissement culturel, social et intellectuel des jeunes, et d’initier des ateliers pour leur apprendre les techniques et le langage de la BD.
Ainsi, à Madagascar, ont été créées les associations : A MI ou Artista Mioray (les artistes associés), animée par R. Rabesandratana, en collaboration avec des spécialistes de la narration graphique comme R. Max, Roddy, Barry ; ABEDEMA (Association des bédéistes malgaches), créée en 1985 sous la direction de Razafy et d’A. Ramiandrisoa, après le festival de Nairobi (c’est l’ABEDEMA qui a publié Sarigasy et Le Cri du margouillat) ; SOIMANGA (petit oiseau passereau malgache dont le mâle porte un plumage à reflets bleu), une association créée en 1987 par A. Ramiandrisoa, et dont l’objectif est la promotion de la Bd et de l’image.
En RDC, seule une association très jeune, devenue même une école de BD, la Création recherche initiation à l’art (CRIA), a été fondée à Kinshasa en 1990 autour de Barly Baruti, devenue Atelier de la création, recherche et initiation à l’art (ACRIA).
Les magazines de BD
En Europe, Segedo a publié Calao et Kouakou (Paris), où certains dessinateurs africains ont publié quelques planches, souvent en quatrième de couverture (au dos du magazine). En Afrique, il existe (ou a existé) quelques magazines :
Gabon. Cocotier : un bimestriel créé en 1985 par Hans Kwaaaitaal, qui n’a connu que cinq numéros. Cocotier est devenu aujourd’hui une maison d’édition, Achka, qui publie la « Collection équateur ». En 1997, est né BDBoom, Magazine explosif des bandes dessinées.
Côte d’Ivoire. Ce sont des journaux comme Ivoire Dimanche ou Fraternité Matin qui ont lancé la publication de la BD. Les magazines sont venus après, comme Zazou, créé en 1979, qui n’a vécu que dix numéros.
RCA. Trois magazines à noter : Tatara, Balao, et Dounia. Tatara (miroir, en sango), Journal de la lutte contre les mauvaises murs de la société, est publié par l’Archevêché de Bangui à partir de 1983, et a connu 12 numéros. Balao, créé en 1985 avec le concours du Centre culturel français à Bangui ; et Dounia, Le journal des Jeunes, écrit par des jeunes de Notre Dame d’Afrique et publié avec le concours de l’Archevêque de Bangui.
Madagascar. Fararano-Gazety, créé en 1981, est édité par l’Office du livre Malgasy. BD Madagasikara, diffusé par les éditions Alpha, à partir de 1986. Sarigasy, devenu Sarigasmes, animés par les dessinateurs Anselme Ramiandrisoa et Aimé Razafy. A noter également l’existence d’un magazine, fruit d’une expérience internationale, conçu avec la collaboration d’un groupe d’artistes de l’Océan Indien dont le siège se trouve à l’Ile de la Réunion. Il s’agit du Cri du margouillat, créé en 1986, qui vient de cesser de paraître mais est remplacé par une nouvelle formule.
RDC. Il faut remonter jusqu’en 1959, année de la création du journal Antilope (Sambole), par les éditions St Paul, où A. Mongita, sur dessins de Lorofi, a publié « Mukwapamba ». En 1968, création de Jeunes pour jeunes, devenu en 1971 Kake, édité par Achille-Flor Ngoie et Freddy Mulongo. En 1985, Mongo Sissé lance Bédé Afrique, Magazine panafricain de la BD, disparu après quelques numéros. En 1990, l’ACRIA, sous la direction de B. Baruti, a publié Afro BD, qui a connu quatre numéros, où se sont exprimés des dessinateurs comme Pat Masioni, Kash, Makonga, N. Baruti et R. Kasuku (Belge, de son vrai nom R. Henrard). Lui succède désormais Africanissimo, produit d’une nouvelle génération d’auteurs comme Kaddy, Hallain Paluku ou Daddy. Existe également Bleu-Blanc, où s’expriment des jeunes comme E. Sala. On trouve également d’autres magazines comme Yaya, Disco-magazine, Bilenge ou Mfumu’eto.
Outre les magazines BD, Zaïre-Hebdo, dans sa rubrique « Notre feuilleton », a publié Les aventures de Mata Mata et Pili Pili de Mongo Sissé par épisodes. Entre septembre 1972 et décembre 1975, trois titres ont été publiés : Le Chèque, La Médaille d’or et La poudre de chasse.
Congo-Brazzaville. Dans Ngouvou, les ex-Zaïrois Kizito et Tshilommbo Muzee ont publié « Nyota du firmament« , et « Les aventures de Mwifi et Odzaza » (cf. l’article sur l’histoire de Ngouvou dans Africultures 22 : Créations africaines pour la jeunesse).
Mali. Gringrin, mensuel généraliste pour la jeunesse, publiant des BD (www.gringrin.malinet.ml).
Tchad. Sahibi, id.
Salons et expositions
Il s’agit ici de manifestations tant nationales qu’internationales durant lesquelles la présence de la BD africaine a été effective et remarquable. Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici quelques unes :
– 1983 : premier colloque de BD organisé par Fararano-Gazezy à Antananarivo (Madagascar).
– 1984 : opération BD lancée par le Centre culturel Albert Camus à Antananarivo, suivie d’un concours de BD portant sur le thème « Aventures dans l’Océan Indien ». Trente-six travaux ont été reçus, et les meilleurs ont été publiés en 1985 dans un album par SEGEDO (Paris), exposé au salon d’Angoulême en 1986.
– 1985 : festival de BD africaine de Nairobi (Kenya), qui a connu la participation de dessinateurs francophones (malgaches), dont l’un d’eux a remporté le premier prix : le caricaturiste Anselme Ramiandrisoa.
– 1986 : a) Participation africaine au 13e Salon international de Bd d’Angoulême. Présence d’un stand « Afrique et Océan Indien : trois dessinateurs malgaches y avaient exposé leur travaux, l’album issu du concours de 1984, et les travaux d’autres dessinateurs absents.
b) Exposition de BD au Centre d’information technique et économique, sous tutelle de la Mission française de coopération et d’action culturelle à Antananarivo dans le cadre des IIe Rencontres sur les arts plastiques.
c) Concours de BD organisé à Kinshasa conjointement par l’Office zaïrois de radiodiffusion et de télévision (OZRT) et le Centre culturel français sur le thème « Kinshasa ma ville ».
– 1988 : a) Participation de Barly Baruti, dessinateur zaïrois, au Festival d’Angoulême grâce à un prix offert par les éditions Casterman lors d’une exposition de BD organisée à Kinshasa.
b) Grand concours de BD du journal Balao et de l’atelier BD du Centre culturel français de Bangui portant sur le thème « Comment aimeriez-vous vivre en l’an 2000 ? ». Ce concours a donné lieu à une publication locale.
– 1989 : Exposition BD à Antananarivo, organisée par le Centre Germano-Malagasy.
– 1990 : a) Minifestival de la caricature à Antananarivo.
b) Exposition de BD et contes illustrés au Centre culturel français de Kinshasa et concours de Bd organisé par Création, recherche et initiation à l’art (CRIA), au même endroit, sur le thème « Le transport ».
c) Barly Baruti participe au salon de la Bd de Grenoble en France.
– 1991 : tenue à Kinshasa du Premier salon africain de la BD et de la lecture pour la jeunesse, organisé par la CRIA, avec le concours du Centre culturel français, du Centre Wallonie-Bruxelles, de la Communauté française de Belgique et du Ministère de la culture du Zaïre.
– 1992 : a) Exposition « cases africaines » à Bruxelles, organisée par le Centre belge de la bande dessinée, avec les travaux venant du Premier salon de Kinshasa.
b) Exposition et animations de BD zaïroises au stand « Afrique » au VIe Festival international de BD de Durbuy (Belgique). Participations à ce festival chaque fois qu’il est organisé.
– 1996 : a) Le concours « un dîner à Kinshasa » est organisé par l’ASBL Ti suka (Bruxelles) et le centre belge de la bande dessinée, avec deux jurys, l’un à Kinshasa, l’autre à Bruxelles.
b) A l’occasion du dixième anniversaire du centre Wallonie-Bruxelles (Kinshasa) et du centenaire de la BD (1896-1996), un concours est organisé pour les dessinateurs congolais.
– 1997 : Exposition de bande dessinée au Centre Wallonie-Bruxelles de Kinshasa, organisée par l’ACRIA en collaboration avec le Centre Wallonie-Bruxelles et avec l’appui de l’ABSL Ti suka (Bruxelles). 33 artistes exposent leurs planches, notamment Thembo Kash, Pat Masioni, Mfumu’eto, Badika, Kozele, Fifi Mukuna, Poyimba Masolo, etc.
– 1998 : a) Le magazine BDBoom organise un concours ouvert à tous les dessinateurs résidant au Gabon et n’ayant jamais été publiés.
b) Premières Journées africaines de la bande dessinées (JABD), au Centre culturel français Saint-Exupéry de Libreville, du 20 au 24 octobre.
– 1999 : a) Organisation par l’ACRIA du IIe Salon africain de la BD et de la lecture pour la jeunesse, à Kinshasa, du 19 au 26 août. En marge de ce salon, l’ACRIA organise un concours ouvert aux dessinateurs et scénaristes, amateurs ou semi-professionnels, congolais et étrangers habitant la RDC, sur le thème « Objectif 2000 ».
b) Deuxièmes Journées africaines de la bande dessinées (JABD), au Centre culturel français Saint-Exupéry de Libreville, du 23 au 27 novembre.
– 2000 : a) Colloque international sur la BD africaine, sur le thème « BD africaine, son discours et ses problèmes », du 20 au 23 septembre à Kinshasa. Ce colloque précède le IIIe Salon africain de la BD et de la lecture pour la jeunesse, du 23 septembre au 8 octobre.
b) Troisièmes Journées africaines de la bande dessinées (JABD), à Libreville, 6 au 9 décembre.
La BD africaine est née et se développe dans un contexte où se posent les problèmes de l’identité culturelle africaine et du choc causé par la rencontre des cultures africaine et occidentale. Et comme l’atteste V. Defourny, « à mi-chemin entre des formes d’expressions orales et écrites, représentatives et symboliques, la BD se trouve avec son langage propre, à la croisée des chemins ». Elle existe certes sous différents formats : vignettes dans un quotidien, planche dans un magazine, album complet ou de compilation, elle est publiée en français ou en langues locales, et elle couvre différents genres, à savoir les contes et récits oraux, la BD biographique, didactique, comique, historique, religieuse (biblique, biographique et hagiographique), etc. Mais elle existe !
1 Jean-Pierre Jacquemin, « bande dessinée africaine : maque et perruques », in L’année de la bande dessinée, Paris, éd. Glénat, 1986, pp. 185-192.
2 Annie Baron-Carvais, La bande dessinée, « Que sais-je », Paris, PUF, 1985, pp. 49-50.///Article N° : 1565