Etre soi, au-delà des héritages

Entretien de Christine Sitchet avec Ravi Coltrane

Saxophoniste et compositeur africain-américain
Print Friendly, PDF & Email

Quelle est « votre histoire » avec New York ?
J’y suis né, en 1965. Et si j’ai passé la majeure partie de mon enfance et de mon adolescence en Californie, je suis toujours allé régulièrement sur la côte Est. J’ai décidé de m’installer véritablement à New York à l’âge de 26 ans. Je travaillais alors pour Elvin Jones. J’ai toujours été fasciné par l’énergie unique de cette ville. Adolescent, il me suffisait de passer un mois à New York pour revenir en Californie transformé. Mon rythme avait changé : je doublais tout le monde dans la rue. Il y a quelque chose à New York que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Aux Etats-Unis, tout le domaine artistique gravite autour de cette ville.
Quelle relation les jazzmen new-yorkais entretiennent-ils aujourd’hui entre eux ?
Il me semble que par le passé les musiciens co-existaient avec plus de tolérance. Aujourd’hui, les artistes prennent les choses de façon beaucoup plus sérieuse et cloisonnée. Pour certains jazzmen, si tu ne joues pas du be-bop, tu n’es rien. C’est dommage. Tous les styles ont le droit d’exister. Les musiciens se retrouvent aussi moins volontiers qu’avant pour simplement partager une même passion de la musique et créer ensemble. Il sont trop obnubilés par leur ego et leurs carrières. Quand je suis arrivé à New York, heureusement, je suis tombé sur un petit groupe de musiciens avec un esprit différent. Les Antoine Roney, Rashid Ali…
Quel est votre sentiment sur la baisse de fréquentation des clubs de jazz par le public noir en particulier et sur la présence croissante de touristes ?
Bien sur, cela m’attriste. J’ai envie de voir plus de Noirs à mes concerts, d’autant que la musique que je joue est à l’origine d’expression noire. Il faut préciser qu’il y a bien longtemps que les Noirs américains se sont coupés du jazz. Quant à l’audience « touristes », elle n’est pas des plus stimulantes, mais il faut gérer cela. Il faut continuer de créer et donner sa plus belle énergie, quelle que soit l’audience que le public vous porte ou non.
Une large partie de l’histoire du jazz s’est faite à New York. Est-ce que jouer dans des « lieux mythiques » galvanise l’inspiration ?
Il est clair que jouer dans des clubs comme le Village Vanguard est une expérience très forte. Lorsque tu arrives sur scène, tu penses forcément aux artistes qui y sont passés avant toi, avec leur fabuleuse énergie. Tu t’y relies. Tu repenses à ces disques uniques qui y ont été enregistrés. Sur les murs, tu aperçois des photos de ces grands qui ont fait le jazz. Forcement, toute cette mémoire est très stimulante.
Que pensez-vous de la voie prise par le Blue Note ?
Ce club est devenu très commercial. Les concerts sont courts, l’atmosphère contenue. Le lieu ne respire pas. J’ai beaucoup de mal à m’y sentir à l’aise. Je préfère des petits clubs plus récents comme le Zinc Bar, le Tonic ou le Jazz Gallery. On y respecte le musicien. Une relation forte s’y noue entre artistes et patrons. Une relation qui est essentielle pour que le meilleur de la musique jaillisse.
Quel est votre rapport aux musiques africaines ?
Mon premier disque, « Moving Pictures », est imprégné de sonorités ouest-africaines. J’y avais sollicité des percussionnistes de la Jamaïque. Sinon, j’apprécie énormément la musique de Hugh Masekela ou bien celle de Randy Weston, américain certes mais très largement inspiré par l’Afrique. A plusieurs reprises j’ai été sur le point d’aller jouer en Afrique du Sud. Malheureusement, à chaque fois le projet a échoué. J’attends avec impatience une nouvelle occasion musicale. Je ne veux pas y aller simplement en touriste. J’aimerais pouvoir dire plus de choses sur le continent africain, mais je dois avouer que je le connais très mal. Comme tout Américain, j’ai grandi dans une culture largement repliée sur elle. Il ne faut pas se le cacher, aux Etats-Unis, on vit coupé non seulement de l’Afrique mais du reste du monde en général. Ici, on pense qu’il n’y a que James Brown, John Coltrane ou Thelonious Monk. On oublie qu’il existe des millions d’autres créateurs passionnants dans le monde.
Que pensez-vous de l’introduction du terme « Africain-Américain » ?
Je n’éprouve aucune affinité particulière avec cette appellation. On est aujourd’hui tellement loin de la réalité africaine qu’il ne faut pas se leurrer et prétendre que l’on est africain. Pour moi, un label n’a aucune consistance. L’important, c’est ce que l’on porte en soi, en son âme ; ce que l’on fait de soi-même. L’essentiel est d’être conscient. Pour ma part, je sais d’où je viens, je sais d’où viennent ma mère, mon père, mes ancêtres. Je connais mes origines, proches comme lointaines. Africain-Américain, Américain, Noir, Noir-Américain … Je suis moi, Ravi Coltrane. De la même façon, j’ai envie de dire qu’on pourrait se passer du terme « jazz ». L’essentiel est de vivre sa musique, non pas de la nommer ou de l’enfermer dans un genre. Il faut développer sa propre originalité, en tant qu’individu comme en tant qu’artiste. Pourquoi vouloir chercher à re-faire du Monk, du Miles ou du Coltrane ? Personne n’y arrivera jamais mieux qu’eux. Et heureusement que Miles n’a pas cherché à être comme Armstrong. Plutôt que de vouloir perpétuer un héritage, je veux construire ma vie, jouer ma musique, avec honnêteté. En étant simplement moi-même.

Albums : From the Round Box ; Moving Pictures (BMG)///Article N° : 100

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire