Eva Doumbia sur Afropéennes de Léonora Miano : Corps diasporique, corps inouï

Festival des Francophonies en Limousin, édition 2012

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Textes : Léonora Miano
Conception, adaptation et Mise en scène : Eva Doumbia
Scénographie : Francis Ruggirello
Musiques : Lionel Elian
Costumes : Sakina M’sa
Vidéo et régie générale : Laurent Marro
Lumières : Erika Sauerbroon
Son : Thiérry Sebbar
Avec Atsama lafosse, Jocelyne Monier, Annabelle Lengronne, Dienaba Dia, Nanténé Traoré
Danse : Massidi Adiatou
Jey et danse Alvie Bitemo
Contrebasse Krim Mohamed Bouslama
Cuisine et jeu Gagny Sissoko

Eva Doumbia travaille sur les formes hybrides, au précipité chimique instable, des formes qui mêlent théâtre, chant et musique live selon un dispositif de cabaret où le spectateur est invité à partager le jeu et participe au spectacle. Moi et mon cheveu présenté l’an dernier au festival des Francophonies jouait déjà d’un dispositif équivalent mêlant également divers régimes de théâtralité, entre performances chorégraphiques et musicales, improvisation, stand-up, etc. Avec Afropéennes, présenté cette année au Théâtre Jean Gagnant pour la 29e édition des Francophonies, nous sommes dans la salle d’un restaurant (et le public peut goûter la cuisine…) où un petit groupe de copines toutes afro descendantes, au tournant de la trentaine, se retrouvent et parlent de leur vie, leurs rêves, leurs déceptions amoureuses, leurs désirs… Ce sont les textes de Léonora Miano qu’elles font entendre, une voix limpide sur le monde d’aujourd’hui, celle d’une femme camerounaise parisienne, auteur notamment de Blues pour Élise (éditions Plon)et de Femmes in the city (éditions l’Arche), deux des textes qui ont inspiré le spectacle. Et la question noire se lève dans la simplicité du quotidien de ces femmes qui ne se veulent ni militantes, ni révolutionnaires, ni résignées, ni soumises, mais qui se pensent avec leur beauté et leur déception, leurs récits intimes et familiaux. Elles convoquent avec lucidité ces regards que l’on pose sur elles, tous ces regards, ceux des hommes comme ceux des femmes et quelque soit l’origine de ces regards.
Eva Doumbia a choisi une brochette de comédiennes et d’artistes qui campent avec un talent sans pareil, drôlerie et émotion, la diversité de cette altérité que la société française voit pourtant (et à tort !) comme une unité chromatique et culturelle. L’esthétique du plateau chez Eva Doumbia est une esthétique du désordre de l’éclatement, une dispersion qui dit l’état diasporique des corps. Ces femmes noires sur un plateau qui échangent sur leur vécu, leurs expériences, ce n’est pas du communautarisme, mais le meilleur moyen d’amener les femmes européennes à tenter de comprendre l’autre, un autre vécu de femme, à enlever la robe-carcan de la femme noire pour voir LA femme, une femme à laquelle il ne s’agit pas de s’identifier, mais qu’il convient simplement d’envisager au sens fort du terme et non plus de fantasmer.
De cet effet d’instabilité qui peut donner l’illusion de l’improvisation et de l’inachevé naît une esthétique qui joue du réel comme la caméra de Cassavetes dans Shadows. Plus qu’une esthétique, il s’agit là d’une éthique ontologique directement issue du métissage. Et ce n’est pas un hasard si la question identitaire est aussi au cœur du cinéma de Cassavetes, si improvisation, identité et métissage représentent un point nodal dans son écriture filmique. C’est que le métissage induit une chimie identitaire au corps instable, toujours dans l’entre-deux et changeant selon le regard de l’autre et l’état intérieur qu’il surdétermine, que ce soit par l’environnement familial, scolaire ou professionnel. Pas de territoire métis auquel se raccrocher, mais un espace mental de représentation, un espace mouvant au fil de la construction identitaire et des apprentissages.
En choisissant l’espace d’un restaurant où la parole circule, les aliments comme les histoires, Eva Doumbia, n’a pas simplement fait le choix d’un dispositif dramaturgique qui convoque un décor et une scénographie, comme une dynamique des corps, elle convoque un espace cérémoniel, une scène où se joue un rituel eucharistique de partage du corps, ce corps sacrifié qui a besoin de nourriture ontologique. Les racines aériennes qui sont celles de ces femmes afro descendantes européennes, elles ont besoin de se nourrir pour ne pas être que de simples idées, de simples formes. Pour pouvoir transmettre à leur tour, elles ont besoin d’arrimer leur identité et d’en repérer la structure, le tressage et le motif qu’il dessine, la direction qu’il indique. L’improvisation qui est ce cœur névralgique du jazz appartient fondamentalement aux expressions métisses, elle est une réponse à l’impossible choix qui s’offre aux peuples issus de mélange et irrémédiablement déracinés. L’improvisation, c’est le pont suspendu toujours recommencé, toujours à tresser au-dessus du vide dans l’obscurité de la nuit et dont les lianes tissent les liens à venir. Ces femmes disent leur colère, leur amertume aussi, mais elles partagent et témoignent surtout, prenant en charge la mémoire de celles dont on ne raconte pas l’histoire.
Une fois tombés les clichés comme des écailles qui dissimulaient le réel, surgit un corps instable, inouï, non encore vraiment envisagé, ce corps de l’Autre, corps traversé, aux racines échevelé, corps d’entre-deux, un corps de femme qui n’est pas la liane sauvage des tropiques, la doudou des îles, ou la panthère à dompter. La femme européenne aux cheveux crépus et à la peau sombre a un autre corps, un corps mental chargé d’histoires tressées d’ici et d’ailleurs, un autre corps qu’il faut apprendre à regarder, apprendre à entendre. C’est ce corps inoui qu’Afropéennes nous donne à envisager avec simplicité, générosité et humour.

///Article N° : 11003

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Les images de l'article
Afropéennes de Léonora Miano aux festival des Francophonies du Limousin, édition 2012 © Patrick Fabre
Afropéennes de Léonora Miano aux festival des Francophonies du Limousin, édition 2012 © Patrick Fabre
Afropéennes de Léonora Miano aux festival des Francophonies du Limousin, édition 2012 © Patrick Fabre
Afropéennes de Léonora Miano aux festival des Francophonies du Limousin, édition 2012 © Sylvie Chalaye





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