Exposer les voix d’esclaves : une mémoire confisquée

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Je ne suis pas muséologue et comme beaucoup d’Africains je fréquente rarement les musées. Un collègue m’a expliqué que l’Occident a créé des musées pour mettre sa tradition quelque part et vivre. Et quand on a besoin de retrouver la tradition, on va au musée, on regarde, ensuite la vie reprend. Selon lui, les Africains auraient le musée dans la tête. Il proposait que l’on sorte ce musée de la tête, qu’on en fasse l’inventaire et qu’on dégage ce qui ne nous intéresse pas pour s’alléger et pouvoir marcher plus rapidement dans le temps du monde. Cette explication vaut ce qu’elle vaut. Elle exprime toute la difficulté de savoir ce qu’il faut exposer dans un musée.

Sur la question de l’esclavage, les sciences sociales ont un rôle très important à jouer : mener des investigations, produire du savoir et participer avec d’autres acteurs de l’espace public à la production, à la décision et à l’analyse des choses qui vont être exposées et produire du savoir.
En tant qu’historien j’ai travaillé sur l’historiographie de l’esclavage et des traites esclavagistes. En confrontation avec les citoyens et les mémorialistes, je me suis interrogé sur la lecture de cette histoire. En Afrique, la première difficulté à laquelle on est confronté est d’exposer ce qui n’est pas reconnu. Chaque fois qu’on parle de l’esclavage, l’auditoire n’entend que la traite des esclaves. Il serait intéressant de distinguer la traite de l’esclavage, en gardant bien sûr les liens étroits que ces deux phénomènes entretiennent. Quand on dit « esclavage » non seulement on pense traite des esclaves mais on pense surtout traite atlantique des esclaves. Cela accroît la difficulté de mettre dans un seul espace la traite des esclaves dans ses multiples formes.
Approches transdisciplinaires
Un peu partout, ce phénomène a existé. C’est la forme la plus généralisée de mise au travail des humains. Ce phénomène, universel dans son caractère protéiforme, doit donc être représenté. Mais ces sociétés ne reconnaissent pas notamment l’existence de l’esclavage interne. Or la traite transsaharienne et la traite atlantique ont eu des impacts sur l’esclavage interne aux sociétés africaines, l’ont intensifié, l’ont renforcé dans certaines circonstances, dans certaines conjonctures. Il s’agit d’abord de l’investir en tant qu’objet de savoir, l’étudier pour pouvoir débloquer ce trou noir dans l’exposition des musées africains. On a à la fois négation et silence. Dès lors, les musées consacrés à l’esclavage sont saturés par l’exposition de la traite illustrée par les objets utilisés par les maîtres pour soumettre à l’esclavage.
Géographiquement, les musées restent souvent situés sur les côtes de l’Atlantique. Cela exclut du phénomène des sociétés internes de l’Afrique. Au Sénégal, en Guinée, au Ghana, au Daomé, et au Bénin, il y a une très forte présence de la mémoire, de l’investigation de la traite atlantique. Mais on a l’impression que les esclaves tombent du ciel sur les côtes africaines. Dans les musées l’esclavage ne s’expose qu’à partir du moment où il y a le contact sur la frange atlantique. Cela pose problème puisque le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso ne se sentent pas concernés. On a juste pris en compte l’acte marchand. L’axe de production n’est pas exposé. Méconnaître les espaces de production amène à une représentation erronée des sociétés africaines. Très souvent l’Afrique du XIXe siècle est celle confrontée aux abolitions et aux transformations radicales que provoquent ces abolitions. Surtout, on se représente une sorte d' »ensauvagement » de l’Afrique dans ce XIXe siècle. Suite à l’abolition de la traite des esclaves et le blocage de la capacité d’exportation, on a une crise généralisée des sociétés africaines. Cette image va être utilisée pour légitimer la conquête coloniale. Cette image de l’Afrique du XIXe siècle va être reportée à toutes les autres temporalités.
On n’est plus capable d’exposer l’Afrique d’avant le contact avec la traite. En ne maîtrisant pas cette Afrique, en ne la connaissant pas, on expose une Afrique inodore, incolore et sans saveur où tout le monde s’aime. Or, quand on regarde ces sociétés, elles sont hiérarchisées, elles sont divisées et elles répondent différemment à la sollicitation externe. Cette sollicitation externe va provoquer une économie de prédation à laquelle les sociétés africaines répondent. Cette réponse africaine multiple n’est pas exposée non plus. Cela rend difficile de montrer la capacité humaine à résister à cette brutalité, à cette horreur.
Si j’avais à exposer quelque chose qui renseignerait, qui questionnerait les visiteurs, j’essaierai de regarder la reconfiguration des espaces en Afrique à la suite du contact avec l’Occident, en particulier de la traite atlantique.
Si on expose le plan cadastral d’un village ou d’une capitale d’un État africain impliqué dans la traite et qu’on le met en connexion avec un village de paysans exclus du pouvoir, les deux réponses que ces deux espaces apportent à la traite peuvent nous renseigner sur les résistances mieux que n’importe quel discours. Dans certains villages du Sénégal, vous avez une configuration de l’espace qui est telle que le cavalier qui pénètre dans les rues est confronté au problème de sortir du village. C’est un labyrinthe qui permet d’échapper au cavalier qui arrive. L’exposition de ces espaces, le retour à ces villages parfois désertés, le fait de revoir comment l’espace a été reconfiguré, renseignent sur les résistances mieux que n’importe quel discours d’historien.
Cela permettrait également de remettre en cause ce qu’on a appelé un esclavage, puisqu’un esclavage humanitaire qui ne pose problème à personne n’a pas besoin de s’exposer. Mais si on voit les réponses en tant que résistance à cette expérience historique, on remettra en cause la question dite de l’esclavage humanitaire. Celle qui dit que l’esclavage en Afrique aurait été une réponse aux accidents naturels. Des gens qui étaient privés de famille auraient été réintégrés par l’esclavage, ce qui est lourdement contestable.
La voix des historiens sur ces questions de transformation de l’esclavage, de transformation des rapports dans les sociétés africaines dues à l’intensification de la traite, permettrait de montrer et d’exposer les différences réelles qui existent dans les sociétés africaines. Cela permettrait de montrer la sophistication de l’organisation sociale, de l’organisation politique des sociétés africaines, qu’on présente souvent comme un conglomérat de villages, de tribus, d’ethnies qui se combattent les unes les autres. Elles étaient en réalité intégrées dans des États bien structurés, multi-ethniques, avec des groupes dominants qui n’étaient pas identifiés à des ethnies ou à des tribus.
Exposer ces sociétés nous renseigne plus sur l’expérience historique et les réponses différenciées que les divers groupes d’Africains ont apportées à la traite. Il me semble important de le prendre en compte dans l’exposition de l’esclavage et de la traite des esclaves.
Prenons l’exemple controversé de la muséalisation de l’île de Gorée.
Le débat tourne souvent autour de : « Est ce que Gorée a joué un rôle important dans la traite des esclaves pour mériter cette exposition très forte ? » En tant que symbole, ce n’est pas le nombre ou l’intensité du rôle que ce lieu ou tel autre a joué qui doit décider. Sinon, plusieurs territoires vont être exclus, notamment ceux qui ont payé le plus lourd tribut à la traite atlantique des esclaves. Il faut également savoir qui a créé Gorée. Gorée a d’abord été une création coloniale en tant qu’espace d’exposition de l’esclavage, dans les années trente. Gorée a été plus ou moins préservée par le fait que la conquête coloniale n’en faisait pas un espace stratégique. La colonie s’est déplacée sur Dakar.
En abandonnant Gorée, on en a préservé l’architecture, l’espace et même la société qui y a vécu la traite. Une société cosmopolite où des esclaves, qui n’étaient pas destinés à la vente, vivaient dans les maisons avec les maîtres. Gorée, comme Saint-Louis, étaient des sociétés esclavagistes articulées bien sûr à la traite atlantique des esclaves. Dès les années trente, l’administration coloniale a décidé d’y promouvoir une activité touristique, en particulier avec la création de l’institut français d’Afrique noire qui va devenir l’institut fondamental d’Afrique noire. Cette institution créée en 1936 va avoir le rôle de mettre en place des musées pour valoriser le patrimoine colonial et l’abolition de l’esclavage.
Au moment des indépendances, l’État indépendant du Sénégal reprend cette démarche avec l’organisation du fesman qui propose un nouveau contenu : celui de la souffrance et de la victimisation. Le programme la Route de l’esclave mis en place par l’Unesco, mais également la lutte pour les droits humains aux États-Unis avec le mouvement autour de Roots, vont se combiner pour donner naissance à une certaine compétition entre États africains pour l’exposition de l’horreur. Mais le projet initial de la Route de l’esclave lancé par Doudou Diène va être progressivement transformé. On a beaucoup mis en avant le caractère émotionnel, les constructions identitaires, sur un fond de quête d’unité des Africains et on va de plus en plus mettre en avant cette expérience de la souffrance. Mais le piège auquel on n’a pas pu échapper, c’est que ces musées vont finir par produire plus de codification, de marchandisation de la mémoire de l’esclavage, en privilégiant le rôle touristique plutôt que le rôle d’expérience humaine.
Le fait d’avoir mis en avant la mémoire de la souffrance, en connexion avec le contexte dans lequel cela va se dérouler et les difficultés économiques auxquelles le pays qui en était l’hôte va être confronté dans les années soixante-dix, aboutit à une domination totale d’une mémoire victimaire en connexion avec une activité marchande touristique qui va étouffer cette exposition qui aurait dû nous informer et nous amener à nous questionner sur cette expérience humaine. Le plus grave a été que cette mémoire s’est tellement imposée qu’elle a étouffé toute investigation historienne sur Gorée en tant que telle. Viendra s’y ajouter la mémoire des descendants, de Signares qui nient qu’il y ait jamais eu d’esclavage à Gorée.
Ainsi il y a une confrontation de différentes mémoires que les sciences sociales auraient pu aider à apaiser. Malheureusement la saturation de l’espace mémoriel autour d’une posture victimaire interdit la parole aux sciences sociales. C’est l’un des problèmes auxquels il nous faut réfléchir pour pouvoir décider de ce qui doit s’exposer. Cette exposition doit aider à la réflexion, doit convoquer sciences sociales, mémoire, activité citoyenne, activité artistique pour qu’on puisse avancer vers la réponse à la question qui nous est posée : exposer l’inconnu, exposer le non reconnu, exposer les voix d’esclaves dans les musées.

///Article N° : 11524

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