Exposer l’esclavage : synthèse générale

Print Friendly, PDF & Email

Déjà à l’oral, l’exceptionnelle richesse de ce colloque avait rendu ma tâche ardue. À l’écrit, je ne pourrai pas être juste à l’égard de tous les intervenants. Mon écoute n’échappait pas au filtre de mes intérêts, l’inévitable sélectivité de la mémoire limite davantage ma capacité de restituer tout ce que les intervenants ont dit et montré. D’avance je demande pardon pour mes inévitables omissions.
À mes yeux, l’importance de ce colloque vient surtout des chantiers qui ont été ouverts. Quelques questions identifient les principaux défis. Tout d’abord, comment exposer l’esclavage, au sens de rendre actuelle sa présence, alors que seul le travail de mémoire peut nous rendre cette expérience accessible à nos sens ? Puis, comment faire ressentir à un visiteur l’expérience de porter l’esclavage en patrimoine ? Enfin, comment inverser l’effet de stigmatisation du regard identifiant une personne à l’héritage de l’esclavage ? Comment rendre justice aux esclaves qui ont su des siècles durant démontrer l’impossibilité de réduire la personne humaine à l’état de bien meuble ? Comment condamner le crime qui a gangrené nos sociétés, mais aussi célébrer la résilience – souvent l’héroïsme – des anciens esclaves sans donner l’impression d’excuser le premier ? Comment éviter la banalisation de l’esclavage légalisé – des traites atlantiques, orientale, de l’océan indien à l’esclavage interne à de nombreuses sociétés – mais aussi condamner le servage, le travail forcé ou les avatars contemporains de l’esclavage ? La question n’est pas académique, les sociétés insulaires de l’océan indien attestent de son importance lorsque vient le temps de réclamer des patrimoines autant nationaux qu’universels. Aucun colloque ne saurait répondre à toutes ces questions.
L’héritage de l’esclavage est inscrit dans l’ADN de cette « modernité » que l’impérialisme colonial d’abord, puis le système monde et enfin la globalisation dissémine à travers la planète. Historiquement, la consommation de masse plonge ses racines dans l’esclavage de plantation qui en a rendu possible les premiers pas. Autant les descendants de maîtres ou des négriers que ceux d’esclaves partagent aujourd’hui cet univers. Pourtant, ils n’ont en commun ni les trajectoires historiques ni les effets socio-économiques ni les mémoires (ou les oublis) dont les effets pèsent encore sur leur devenir. Est-il aujourd’hui possible d’exposer l’esclavage en s’adressant en une seule manifestation à tous les citoyens d’une société nationale sans en faire une tragédie du passé dont la condamnation prescrirait l’actualité ?
Comment échapper à sa banalisation, mais néanmoins inscrire l’esclavage dans la chaîne historique des inégalités qu’il faut combattre ? Forme extrême, l’esclavage fut historiquement la première mais pas la dernière institutionnalisation de l’inégalité. La discrimination raciale en est une mutation tout comme l’est le travail forcé imposé à une catégorie de personnes. L’inégalité de genre nous est plus proche dans le temps, pour ne pas dire encore contemporaine. Pourtant, on ne saurait confondre la situation d’une femme au sein d’une société patriarcale avec celle d’un esclave. Comment définir l’esclave en dehors du cadre institutionnel de l’époque ? La définition proposée par Hannah Arendt me semble allier la vertu d’universalité à la capacité de discriminer entre les formes d’inégalités institutionnalisées. Selon elle, la principale atteinte aux droits humains ne vient pas du fait que l’esclavage a enlevé à des personnes leur liberté. Plusieurs autres formes institutionnalisées d’inégalité l’ont fait. La spécificité radicale de l’esclavage vient de l’exclusion d’une catégorie de personnes de la possibilité de lutter pour la liberté, de la possibilité d’envisager collectivement la liberté. La liberté est imaginable sous la tyrannie ou sous la terreur totalitaire. Si l’esclavage exclut plus radicalement de la liberté c’est que l’émancipation individuelle ne remet pas en question la légitimité du système. Lorsque l’esclave affranchi acquiert des esclaves, l’esclavage s’en trouve confirmé. Une catégorie de personne est toujours exclue de la liberté.
Ces questions me semblent avoir été à l’esprit de tous. Les intervenants y ont apporté des réponses en les reformulant conformément au cadre spécifique de notre colloque. Les principales questions pourraient être énoncées ainsi : Qui expose qui et/ou quoi ? Comment expose-t-on ? Où expose-t-on ? À l’intention de qui ? Leur entrecroisement donne seize combinaisons avant même d’introduire la pluralité des expériences et des mémoires.
L’appartenance sociale à un genre (les effets de cette inscription sociale varient selon le statut social, le cadre religieux, etc.) et les cadres sociaux influent sur l’horizon d’attente et sur le champ d’expérience. Restituer et exposer les expériences passées et les effets sociaux actuels de l’esclavage est un immense défi. À l’invitation de Françoise Vergès, vous avez accepté de les relever. Pendant trois jours, nous nous sommes interrogés de quel esclavage, les uns et les autres, nous nous considérons héritiers, quel est le patrimoine historique de l’esclavage qui nous fait réagir au point où l’exposer devient impératif afin de mettre en évidence l’actualité de ce patrimoine. Comment exposer, quoi exposer et où exposer pour nous interpeller en tant que citoyens, nous transformer en tant qu’individus, changer notre manière d’être dans le monde ? Dans son dernier livre, L’Homme prédateur, Françoise Vergès s’interroge : De quelle manière l’histoire de l’esclavage éclaire-t-elle notre présent ?
Comment évaluer à quels degrés notre monde contemporain a bénéficié de la chosification de l’être humain par le système esclavagiste ? À la lumière de son questionnement, on peut comprendre pourquoi l’esclavage antique, aussi inhumain soit-il, se trouve plus éloigné de notre actualité que l’esclavage façonné par la traite atlantique. La valorisation de la culture antique par l’éducation occidentale a banalisé le premier, la construction de la démocratie athénienne comme source d’inspiration de notre démocratie électorale a entraîné l’oubli que l’esclave, mais aussi la femme, ne furent pas citoyens. Ainsi, ce n’est pas exposer n’importe quel esclavage qui nous fait ressentir notre implication dans ce passé qui demeure d’actualité.
« L’esclavage colonial [est devenu]écrit – Françoise Vergès – indispensable à la prospérité de l’Europe, il a accompagné la formation du monde moderne, l’émergence de la consommation de masse, la transformation du goût et des usages, l’introduction de nouvelles habitudes, de nouveaux signes de statut et de richesse, etc. » Cet esclavage nous est contemporain puisque notre univers et nous-mêmes en avons été marqués. Nos représentations sociales, l’imaginaire social que nous partageons en portent des traces. Lorsqu’on parle d’exposer, l’imaginaire social est immanquablement convoqué pour au moins deux raisons majeures. D’une part, toute exposition contemporaine a pour l’ambition d’entraîner le visiteur à partager une expérience difficilement accessible dans sa vie ordinaire. D’autre part, l’ambition de briser les barrières entre le visiteur et ce qui, dans sa vie, n’est pas immédiatement présent vise à transformer les représentations et l’imaginaire. Réintroduire dans le quotidien de notre imaginaire la présence l’esclavage et de ses héritages, en particulier l’esclavage issu des traites négrières, est le principal objectif d’exposer. C’est ainsi que le travail créateur d’artistes, et donc leur participation à ce colloque sont si importants.
L’acte d’exposer déplace l’esclavage du réfrigérateur de la culture savante dans le domaine du débat social et de la conscience collective. L’exemple des États-Unis d’Amérique montre que le chemin entre l’évidence historique, la conscience de cette évidence et sa reconnaissance est long et ardu. Il y a fallu plus d’un siècle pour que l’esclavage réintègre l’imaginaire de tous les Américains, qu’ils reconnaissent le rôle constitutif des esclaves, au même titre que celui des immigrants, dans la construction et dans le présent de leur société. C’est seulement à ce titre que les Américains pouvaient en assumer les responsabilités.
On pourrait m’objecter que je convoque un mauvais exemple puisque exposer, au sens de présenter dans un musée ou de valoriser un patrimoine commun, avait alors joué un rôle négligeable. Cependant, l’importante participation de jeunes Américains à la lutte pour les droits civiques et la couverture médiatique dont elle a fait l’objet ont littéralement exposé à la nation les effets dévastateurs de l’esclavage et rappelé à tous qu’il n’y aurait pas eu d’Amérique sans la contribution des esclaves. La construction de la race, dont l’invention du nègre et de l’Africain, a longtemps servi à l’ensevelir sous l’oubli. L’article fondateur de Carlo Célius a déchiré ce voile d’oubli de l’esclavage au musée. Je crois significatif que ce rappel à l’ordre soit venu de la part d’un universitaire haïtien qui a fait l’expérience de l’euphémisme de la couleur servant à discriminer entre les catégories de citoyens affectés différemment par l’héritage de l’esclavage. Je voudrais aborder brièvement la reconnaissance publique du fait historique, c’est-à-dire l’enseignement de l’histoire ainsi que son inscription dans l’espace public. Réaffirmer la présence de l’esclavage par la circulation du savoir historique importe. Construit selon les normes de l’épistémê occidentale, d’où il tire ses critères de vérité, le discours historique a joué le rôle central dans l’affirmation des légitimations politiques. Reconnaître autant les effets dévastateurs de l’esclavage que la contribution décisive des esclaves à la formation de notre mode de vie restaure aux descendants la dignité. Puisque la « condamnation par l’Histoire » renvoie à cette autorité (étatique et ecclésiastique dont l’université tire sa légitimité) qui a auparavant codifié l’esclavage, le sentiment de justice rendu s’en trouve renforcé. L’impératif de rendre l’expérience de l’esclavage accessible au public d’aujourd’hui ne devrait donc pas faire oublier la nécessité d’inclure les « faits historiques » dans les expositions.
J’ai le sentiment que nous étions tous d’accord, la reconnaissance est nécessaire mais insuffisante. Exposer l’esclavage devrait inaugurer des actes proactifs, faisant quelque chose au visiteur, transformant ses représentations. La relation performative entre le visiteur et ce que l’exposition met à sa disposition, dont les faits historiques, devrait transformer le vivre ensemble et les représentations politiques. L’expérience que quelques commissaires d’exposition ont eu la générosité de partager avec nous a aidé à réfléchir sur le public cible et sur le poids de l’histoire du lieu où l’on expose. À Nantes ou à Bordeaux, les citoyens de la ville ont été mis au défi d’intégrer la traite des esclaves dans leur imaginaire politique, d’admettre qu’être citoyen d’un ancien port négrier oblige à faire face à l’héritage de l’esclavage. Même si actuellement leurs habitants ne portent pas la responsabilité de l’esclavage, ce dernier a marqué la ville, ses traces faisant partie du paysage urbain doivent être restituées à la mémoire urbaine. Restaurer la dignité aux esclaves et à leurs descendants importe pour tous puisque placé au cœur du travail de deuil cet acte porte un message fort.
Toute atteinte à la liberté humaine, aux droits humains, mine la liberté de tous. Faire le deuil de l’esclavage, c’est pour les descendants d’esclaves obtenir la reconnaissance. Le lien d’ancestralité ne doit être porteur d’aucun préjudice. Ils peuvent être fiers de la résilience des leurs ascendants et de l’apport de leur travail et de leur créativité au mode de vie d’aujourd’hui. Plusieurs artistes situent leur travail de création dans l’intersection entre la reconnaissance et le devoir de mémoire. Puisque nous en sommes tous bénéficiaires, le deuil de l’esclavage doit être partagé entre ceux qui s’en considèrent descendants et ceux qui, puisque citoyens du monde en issu, en sont bénéficiaires. Comment aborder les réparations ? Nous semblions considérer que cette question devrait être abordée du point de vue éthique et politique plutôt que matériel. Anthony Kwame Appiah, un philosophe à tous les égards cosmopolites, avait fait la démonstration de l’impossibilité de déterminer au présent qui verserait des réparations à qui. Puis, il a justement rappelé que le nécessaire redressement des injustices n’a pas besoin d’argument des dettes du passé. Rendre les réalités de l’esclavage présentes, donc visibles et audibles, disponibles à nos sens, touché y compris, est évidemment au cœur de l’exposer. Artistes et commissaires d’exposition ont partagé avec nous expériences et créations. Il m’est impossible de restituer la richesse de leurs interventions. Je m’autorise donc seulement deux exemples. S’inspirant des toiles appliquées du Danhomé, William Adjété Wilson a engagé sur plusieurs niveaux une démarche de création qui expose le spectateur tant à l’inhumanité de l’esclavage qu’à l’humanité de l’esclave. Alors qu’il a élaboré son projet artistique en Occident, les œuvres qu’il nomme tentures, suivant la terminologie du temps colonial, sont réalisées dans l’atelier Kpèdé à Abomey. La force de son œuvre vient de la confrontation de la macro-histoire des rapports entre l’Afrique et l’Occident avec l’expérience du descendant autant « d’anciens esclaves devenus négriers », que du « Blanc côté des bourreaux et Noir côté des victimes de l’histoire ». Il recourt aux pictogrammes du vodoun pour « détourner » des images afin qu’elles portent témoignage des « mémoires éclatées du monde noir ». Et il place l’ensemble de l’œuvre sous l’égide du pictogramme sankofa : « retourne-toi et prends », apprends du passé. Artiste réunionnais, Jacques Beng-Thi a appelé sa rétrospective « cartographies de la mémoire ». Armé de son insularité, ce nomade pour qui le monde est territoire de transhumances retrouve son identité chez l’Autre, « dans la graduation des couleurs et des langages ». Issu d’une famille aux racines multiculturelles, il se sert autant de la matière qu’il façonne (sculptures et installations) que de l’image fixe et animée pour rendre présence aux mémoires plurielles oubliées, négligées, cachées.
Ses origines familiales autant que son île plongent racines dans le travail forcé des esclaves et des travailleurs engagés. Son regard et son geste restituent la présence de l’humain et de la matière, témoins des mémoires du monde.
En nous entretenant de l’exposition de Nantes, Krystel Gualde a rappelé le défi constitué par la rareté d’objets d’époque, objet « authentiques ». Comment faire réagir le visiteur lorsqu’on ne dispose que d’un document d’archives, une description technique de marquage d’un esclave. En absence du corps d’esclave ainsi supplicié ou de son image, la lecture à haute voix a provoqué une intense réaction de visiteurs. Face au vide créé par l’absence du corps, la présence de la voix a probablement fait que les visiteurs ont imaginé leur corps à la place de l’esclave. Le rappel que chacun aurait pu occuper cette place a donné de l’actualité à la reconnaissance de la criminalité de l’esclavage. Est-ce le moyen d’échapper au risque dont nous a prévenu Achille Mbembé : « faire entrer l’esclave au musée, c’est le priver de sa force troublante puisque devenu objet sacralisé il n’agit plus ». Le jeu d’absence et de présence permet de produire un effet de présence par délégation, « vicarious presence », dont sont porteurs les témoins. Dans le cas de l’esclavage, alors que même les témoins indirects sont morts, objets, images et documents rendus à la vie par voix vive peuvent ouvrir notre sensibilité à des réalités historiques révolues. À l’intention du visiteur d’une exposition, quelle autorité définit l’esclave ? Est-ce le point de vue du passé, donc l’autorité de l’institution et des maîtres ? Est-ce celle du commissaire de l’exposition ? Comment mettre en évidence l’arbitraire de cette définition peu importe son origine ? Si on considère qu’exposer est un acte éducatif inscrit dans la relation hiérarchique entre le commissaire qui transmet un savoir et le visiteur qui le reçoit l’arbitraire s’y dissout ? Si par contre, la démarche perfomative laisse au visiteur la charge de construire son parcours, n’y a-t-il pas de risque que mal armé le visiteur plie devant l’arbitraire ? À Nantes et à Bordeaux, les commissaires qui ont choisi de combiner la logique de l’épistémê avec des présentations performatives semblent avoir gagné le pari.
Pour d’évidentes raisons, la créativité des esclaves – surtout sur les plantations du nouveau monde – s’est investie dans la reconstruction d’une spiritualité autonome, puisant dans des sources très diverses. Ce legs irrigue la diversité culturelle de l’Atlantique nord, mais aussi celle de l’océan indien. Comment faire pour exposer ses racines et ses acteurs ? Comment, par exemple, exposer le vaudou sans courir le risque de chosifier sa riche et diverse spiritualité ? risque dont un artiste nous a avertis lors du colloque. Mettre en vitrine des objets, faire entendre des chants ou montrer des images, soient-elles animées, ne restitue aucune expérience, ne rend pas la spiritualité partageable. Lors du colloque, plusieurs artistes nous ont montrés pourquoi et comment leur intervention est indispensable. Leurs œuvres peuvent établir le dialogue entre le présent et l’absent, entre ce qui est donné à voir et ce que le visiteur doit découvrir par l’éveil de ses sens. Ils nous ont parlé de leur démarche, nous ont montré leurs œuvres, ont partagé avec nous leur questionnement. Évidemment, il ne suffit pas d’inviter un artiste à partager l’espace d’exposition, il faut que le commissaire d’exposition engage un dialogue. Les tensions engendrées par cette collaboration seront pour le visiteur des portes d’entrée pour sa participation active à l’actualisation du sens de l’esclavage. C’est alors que l’esclavage retrouvera toute son importance pour les citoyens du monde contemporain. Une leçon d’histoire sur le prix payé pour avoir exclu de la liberté certains humains, la reconnaissance d’une dette et la vigilance à l’égard de toutes les formes de privation de la liberté et d’institutionnalisation de l’inégalité.

///Article N° : 11563

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire