Faat Kine : Sembène s’explique

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Sembène Ousmane, doyen et figure historique de la cinématographie subsaharienne, répond aux questions posées lors de la conférence de presse au Fespaco sur le premier volet de sa trilogie Héroïsme au quotidien, Faat Kine, présenté au festival.
Faat Kine est une femme trahie par le père de ses enfants et raconte sa rude ascension. Le film livre des portraits de femmes comme sa mère, image d’un passé qui s’estompe, et sa fille, silhouette de l’Afrique de demain, tandis que Faat Kine s’impose dans le présent.

Je suis vieux et déteste la gérontocratie : je ne détiens pas la vérité ! Dans les capitales africaines, on voit des femmes qui vendent des cacahuètes, des oranges etc : qui sont-elles ? que font-elles ? J’étais en Guinée : beaucoup de femmes et d’enfants parmi les réfugiés… Quelle rue de Ouaga, Dakar, Yaoundé, Bamako porte le nom d’une femme ? Sauf d’une princesse… Sans la femme, l’Afrique n’a pas d’avenir. Mais la misère, la mondialisation touche davantage les femmes. C’est le manque de travail qui est la cause de tout.
Quel sera notre avenir en Afrique ? Voilà pourquoi je travaille ! Faat Kine ressemble à toutes les femmes. Combien y a-t-il de femmes abandonnées ? Il y a en Afrique une certaine liberté dans la forme mais dans le fond vous n’êtes pas libres : c’est le pantalon dans la tête, l’autorité. Le soir, vous êtes pires qu’avant. Les hommes doivent comprendre que les femmes ont les mêmes droits !
Les statues anciennes représentaient toujours l’homme et la femme. Depuis que nous sommes greffés sur la civilisation chrétienne, la femme a disparu de la représentation !
Je me répète : le cinéma est une école du soir ! Une société qui ne secrète pas une nouvelle culture est appelée à mourir. Trémousser les garçons et les filles, les cigales le font toutes les nuits ! Ce n’est pas ça la culture ! Nos gouvernements développent le football, c’est bon pour la musculature….
Si j’ai tourné en français, c’est que c’est la réalité des villes africaines. La grand-mère est exclue quand on parle français. Dans l’Afrique de ma jeunesse, c’est la grand-mère qui détenait le savoir. L’Europe n’a rien à nous apprendre, sauf la technique. L’Afrique a besoin de couilles, mais pas celles de l’éléphant ! (1)
Si Faat Kine se marie finalement, c’est que chez nous une femme célibataire a des problèmes. On accepte souvent mal le célibat de la femme. C’est un véritable commerce moral : une femme arrivée, avocate, architecte etc. doit se marier pour arriver ! C’est un problème que la femme seule peut résoudre.
Si une femme veut vivre seule et élever ses enfants, je suis d’accord ! Je n’ai pas de ligne droite. Si j’allais à la mosquée ou à l’église, je me poserais la question mais je ne la pose pas !
L’Afrique passée ne reviendra plus ! Nous assistons à la fusion des cultures bambara, mooré etc. : c’est ça la nouvelle culture africaine ! En ramassant les éléments positifs par-ci par-là, nous construisons une nouvelle Afrique ! Nos hommes politiques nous parlent de l’unité africaine mais il est de plus en plus difficile de passer les frontières ! Analysez les films du Fespaco : c’est la nouvelle Afrique ! mais le Fespaco, c’est le peuple burkinabè qui nous accueille ! Imaginez que le président voudrait supprimer le Fespaco : imaginez la rumeur du peuple burkinabè !
Que faire ? Votre responsabilité n’est-elle pas de penser vous-mêmes ? Il y aura toujours des salopards qui buttent leurs femmes ! Ça ne disparaîtra pas du jour au lendemain ! Une femme âgée d’expérience me disait que les hommes aiment les femmes horizontales, pas verticales ! N’attendez pas du vieux des réponses ! Les réponses, vous les avez ! Lesquelles ? Je ne sais pas !
Créer une nouvelle culture : voilà où nous en sommes ! Mais nous n’avons pas la solution. Nous avons derrière nous des siècles d’extermination, d’assouvissement qu’il nous est difficile d’extirper de nous-mêmes ! Vous devez aller de l’avant, et ça, c’est un déchirement !
Les portraits de Lumumba, Nkrumah, Mandela, il pourrait y avoir Sankara, ce sont les gens de notre Histoire, ce sont nos références ! Pas les Gaulois !
Je reste convaincu que nous vaincrons. Nous continuerons à faire des enfants, même des bâtards ! Je préfère des bâtards victorieux aux légitimes qui se plient !
Une femme seule qui élève ses enfants a les mêmes inconvénients qu’un homme mais pas les mêmes avantages ! J’ai moi-même une bonne pour s’occuper de la maison et des trois enfants. Ma grande soeur est aussi là mais les enfants sont plus proches de la bonne ! Je suis contre le mariage, c’est personnel !
Ma prétention n’est pas de parler du Sénégal mais de l’Afrique. Toute ma vie, je passe mon temps à vous emmerder et ça c’est mon plaisir ! J’ai mené une enquête. Avec mon âge, j’ai pu apprendre beaucoup de choses. A Dakar, une belle dame est venue me voir et m’a dit : « Monsieur Sembène, vous êtes en-dessous de la réalité. » Elle a six enfants. J’ai regretté de ne pas l’avoir connue avant.
Je réaliserai la deuxième partie de cette trilogie au Burkina en milieu rural. Cela me demandera une enquête, de me fondre avec le peuple de la région de Banfora. Le temps passé à préparer un film n’a pas d’importance. L’important, pour moi, c’est d’emmerder !
Nos gouvernements ne s’engagent pas pour la diffusion de notre cinéma. Si vous voulez, je vous donne Faat Kine à condition qu’il passe dans les salles ! Ce ne sont pas les cinéastes qui enferment les films mais les gouvernement qui ne les montrent pas ! Il y a ici une cinémathèque où nous déposons gratuitement une copie : quand les voit-on ? La culture dérange : on ne veut pas que nous réfléchissions.
Je suis contre le mariage forcé ! On voit des vieux épouser des filles de 12 ans. C’est de la pédophilie. Notre culture est criminelle ! A Dakar, on appelle les cellulaires des « circulaires » : il y a des femmes qu’on peut commander sur son cellulaire. Elles viennent à domicile ! Vous croyez que c’est l’Occident qui a introduit la prostitution en Afrique ? Non !
Samory Touré ? Je ne peux pas faire ce film tant que je n’ai pas l’argent !
L’actrice principale n’a jamais fait de cinéma : je trouve qu’elle tire son épingle du jeu. Elle n’est pas professionnelle. Ce rôle, c’est presque sa vie : elle n’a pas joué, elle interprétait sa vie ! Nous avons des comédiens formés à l’école occidentale : ils jouent mieux Molière qu’une paysanne.
L’Europe n’est pas ma référence, mon tropisme (vous savez, le tournesol qui tourne autour du soleil…). L’Europe n’a rien à nous apprendre. Ce que l’Europe a, elle l’a gagné en travaillant, en s’entretuant ! Il y a davantage de brigands en Europe qu’ici ! Ecoutez les informations. Bush : il aurait fallu envoyer des observateurs africains ! Je n’ai rien contre l’Europe : ce qui m’énerve, c’est qu’elle soit la référence pour nous, c’est tout ! Pour moi, elle est un marché, tout comme l’Amérique ou l’Asie !
Mon film n’est pas en compétition ? Je n’ai pas la prétention de croire que j’aurais gagné mais je dis simplement : Place aux jeunes !

(1) Sembène fait ici référence à Les Couilles de l’éléphant du Gabonais Henri-Joseph Koumba Bididi présenté au même Fespaco (cf Africultures 45).Faat Kine, de Sembène Ousmane, Sénégal, 2000, 35mm, 120 min. Image : Dominique Gentil, montage : Kahéna Attia Riveill, son : Alioune Mbow, musique : Yandé Codou Sene. Prod. : Filmi Doomirew, +221 823 51 66.///Article N° : 2629

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