Faire du musée un lieu de présentation des arts de résistance

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Saxophoniste, compositeur, arrangeur, Jacques Schwarz-Bart explore les musiques nées de l’esclavage, et plus spécifiquement celles de résistance.

De l’esclavage ont surgi des formes d’expression qui marquent la vie moderne à l’échelle universelle : blues, gospel, jazz et puis rock et hip-hop aux États-Unis ; biguine, zouk et gwoka dans les îles françaises ; calypso, reggae dans les îles anglaises ; samba, bossa-nova, choro, maracatu au Brésil ; rumba, mambo, salsa et bata à Cuba. Exposer l’esclavage, c’est aussi présenter des figures de ces musiques sous forme de sommets ou de concerts de musiques nées dans les plantations, mais aussi sous forme d’exposition de différents styles musicaux avec des représentations plastiques, peintures, figurines habillées avec leurs instruments. Mais plus spécifiquement aujourd’hui, je voudrais mettre en avant les musiques que j’appelle les musiques de résistance. Ce sont les musiques qui n’étaient pas destinées aux maîtres mais aux esclaves eux-mêmes et qui étaient des actes de survie culturelle et spirituelle. Elles ont un contenu émotionnel poignant, souvent bouleversant, et souvent sous-tendu par une intention mystique qui crée un effet de dépassement de soi ou de transe. Le gwoka guadeloupéen, la musique vaudoue haïtienne, le bata cubain ou encore la musique gnawa au Maroc, sont des exemples saillants de musiques de résistance. Ces musiques ont été jugées maléfiques et dangereuses par les maîtres et les bons citoyens des sociétés esclavagistes et post-esclavagistes, en tant que témoignage de résistance et de courage face à l’oppression et à la négation de leur humanité.
Nous devons aux créateurs de ces musiques d’honorer ce qu’ils ont créé et de leur réserver une place d’exposition sous forme de présentation multimédia permanente mais aussi sous forme d’événements exceptionnels ou saisonniers. Faire du musée un lieu de présentation des arts de résistance leur donnerait visibilité, respectabilité et renforcerait leur prospérité. Organiser de tels événements permettrait d’unir tous les publics autour de la mémoire de l’esclavage au-delà des races et donc de sensibiliser et éduquer des gens qui n’auraient jamais mis les pieds dans un musée de l’esclavage auparavant. Je voudrais maintenant parler un peu de mon travail dans ces musiques de résistance. Je suis parti, il y a 22 ans de cela, à l’école de Berkeley, après quoi j’ai eu la chance de participer à beaucoup d’expériences musicales dans des groupes historiques, soit dans le domaine du jazz, dans le domaine du latin-jazz et de la soul music et aussi de la musique caribéenne. J’ai dépassé ce stade d’apprenti et me suis consacré à un rôle de création. Dans ce cadre, je me suis d’abord concentré sur le gwoka avec deux opus, Soné Ka La et Abyss. Dans Soné Ka La, j’ai voulu créer un discours en tant que saxophoniste et compositeur qui rende compte des divers aspects traditionnels du gwoka tout en les intégrant dans un style de jazz moderne qui ait des qualités lyriques et enlevées. On parlait de transe, on la retrouve dans le gwoka et j’ai voulu importer cet aspect essentiel, central de cette musique dans ce premier opus. Dans Abyss, j’ai opéré un travail de déconstruction du gwoka afin de mieux l’adapter à un type de composition qui devenait à ce moment-là plus personnel. J’ai utilisé des fragments du gwoka plutôt que de puiser directement dans la tradition. Le résultat est une musique plus onirique, voire impressionniste, plus adaptée à mon intention de rendre hommage à la mémoire de mon défunt père.
Je me suis ensuite penché sur la musique chongo de la Trinidad, en réalisant le disque du trompettiste Étienne Charles, intitulé Folkore. Un travail similaire a été opéré, où un langage jazzistique frais est créé grâce à l’apport de musiques nées de l’esclavage. Dans la foulée, j’ai commencé une série de collaborations avec des maîtres gnawas, dits maalems. J’ai eu la chance de jouer avec les plus grands maalems de notre époque, Hamid El Kasri, Majid Bekkas, Mohamed Kouyou pour en citer quelques-uns, et ces collaborations ont donné un projet encore inédit, intitulé Gnawa Jazz. Cette musique gnawa, née de la traite orientale, a beaucoup de parallèles avec le gwoka, tant dans la rythmique que dans le côté lyrique ou dans le phrasé, mais d’un autre côté, il y a un aspect spirituel qui m’a beaucoup inspiré et qui a changé à tout jamais la personne que je suis. J’ai découvert un univers, une culture, où toute la spiritualité passe par la musique. J’ai eu la chance d’être témoin, parce que ces maîtres me considèrent comme une sorte de gnawa d’adoption, de ces cérémonies où ne sont invités que les gnawas. Je crois que pour la première fois dans ma vie, j’ai pu, en tant qu’adulte, séparer mon esprit de mon corps et les voir en état de dialogue. Cela m’a donné une force et une conscience de moi et de la musique et des sons qui se retrouvent aujourd’hui dans ce que je fais. La dernière étape de mon évolution dans les musiques de résistance a été un projet que j’ai présenté, le 11 mars 2011, pour l’ouverture du festival Banlieues Bleues. Un projet intitulé Jazz-Racine Haïti, qui se concentre sur la musique vaudoue haïtienne. En raison de la beauté et de la puissance des thèmes vaudous qui m’ont inspiré, et aussi du fait qu’elles sont liées à des forces spirituelles que je respecte, j’ai choisi à l’intérieur de chaque morceau de faire cohabiter des situations directes du vaudou et des éléments de ma composition qui participent du même univers et rendent hommage au même esprit. Dans ce concept, la création a pour rôle d’élargir le champ traditionnel en le faisant partir d’ailleurs ou en l’amenant tout en respectant bien sûr son essence. Au prochain festival d’Essaouira au Maroc, j’aurai l’occasion de présenter un projet unique, c’est une rencontre au sommet entre des prêtres vaudous, des prêtres gnawas, entourés de jazzmen new-yorkais, tout ça sous ma direction, jouant une musique essentiellement composée par mes soins.
Les musiques d’esclaves me poursuivent et j’espère que je le leur rends bien. Je vais conclure sur un hommage à tous ces grands musiciens, souvent anonymes, qui ont créé les styles que j’ai un peu décrits, souvent au péril de leurs vies, au mépris des sociétés qui les entouraient, de leurs contemporains, souvent de leurs familles. Lorsque j’ai grandi en Guadeloupe, le gwoka était considéré comme une musique de vagabond et mes grands-parents ont voulu me faire exorciser lorsqu’ils ont découvert que je commençais à jouer du tambour gwoka. Tout ça vous donne un peu le contexte de ces musiques de résistance. Je vais vous interpréter un guédé, c’est une forme de prière vaudoue haïtienne, donc, une variation sur un guédé.

///Article N° : 11567

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