Faire la critique de l’exposition dans le musée

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L’histoire de l’esclavage n’est pas seulement celle des descendants d’esclaves. Elle a un rapport intrinsèque à la République française du XXIe siècle.

Je tiens d’abord à remercier les organisateurs du colloque, en particulier Françoise Vergès, de me permettre d’intervenir ici. Mais je dois quand même avouer mon extrême embarras à participer à un colloque ayant pour titre : « Exposer l’esclavage ». Pourquoi cet embarras ? Je viens d’un pays où les polémiques idéologiques sont vives et certains disent « Que vas-tu faire là, récupération etc. ». J’ai accepté parce que j’ai perçu ce qui est positif dans ce colloque. Exposer l’esclavage, c’est montrer. Le mot « exposer » a un sens positif dans le sens où, par exemple en philosophie, le concept s’expose, l’exposition du concept chez Hegel. Exposer, en quelque sorte, c’est augmenter le savoir. Or, augmenter le savoir sur l’esclavage me semble essentiel.
Pourquoi cela me paraît-il essentiel ? Il me semble qu’il y a deux excès qu’il faut éviter. Un excès du côté de la tradition occidentale, qui est le déni du passé. Et un autre excès de notre côté, Antillais originaires de cette histoire, qui est une insistance pathologique du passé qui a tendance à produire chez-nous des constructions identitaires liées à la souffrance. Il faut que nous, les descendants d’esclaves, sortions d’une identité souffrante pour passer à une identité plus créatrice.
Deux excès donc : d’un côté le déni de ce passé esclavagiste dans la tradition française, dans l’identité collective républicaine française, et de l’autre, un rapport trop pathologique à l’histoire. Transcender tout cela n’est possible que par les études historiques. Exposer l’esclavage, c’est entretenir avec le passé un rapport plus objectif, plus distancé, plus constructif.
Il y a tout de même quelque chose qui pose problème. D’abord je dois avouer que je ne suis qu’un modeste professeur de philosophie. Je ne suis pas spécialiste de musée, mais le mot « exposer » a quand même dans nos mémoires quelque chose de négatif. Exposition fait penser à « exhibition ». Et le musée a quelque chose de froid. Le musée, en exposant des œuvres culturelles, produit comme une sorte de précipité qui solidifie la culture.
Achille Mbembé disait qu’exposer l’esclave, c’est en quelque sorte le tuer, comme s’il y avait quelque chose de mortifère dans le musée. Je crois que cela est quelque peu exagéré, mais je pense quand même qu’il y a eu une erreur. Ce n’est pas l’esclave qu’il faut exposer, c’est l’esclavage. Cela signifie que lorsqu’on expose l’esclavage, on expose un rapport social. Il n’y a pas d’esclave sans maître comme disait le philosophe Hegel dans la dialectique du Maître et de l’Esclave. La vérité du maître, c’est l’esclave. Donc, exposer, non pas l’esclave mais l’esclavage, c’est exposer un rapport, un mode de production. C’est ce qui est essentiel. Sinon, on risque, en exposant simplement l’esclave, de tomber dans une sorte de vision objectivante, compassionnelle, qui n’est pas forcément positive. D’ailleurs je signale que l’esclave a déjà été exposé. Sarah Baartman a été la première esclave qui a été exposée au début du XIXe siècle. Elle est née la même année que la Révolution française et ses restes ont été restitués à l’Afrique du Sud au début du XXIe siècle. On peut nourrir une certaine méfiance, vis-à-vis de cette notion d’exposition de l’esclavage, car il y a une tradition de l’exposition qui nous paraît négative. Cette tradition est bien la tradition des expositions ethnographiques coloniales. Toute exposition a un soubassement idéologique.
Dans toute exposition, il faut toujours interroger la théorie, l’idéologie, ou pour le dire de façon un peu plus noble, la philosophie de l’exposition.
La critique d’une tradition
Or, comment, dans les musées, exposer l’esclavage si on ne fait pas la critique de la tradition de l’exposition des musées telle qu’elle s’est développée depuis la fin du XVIIIe siècle en Europe ? Sans cette critique des expositions coloniales, on ne peut pas se lancer dans l’exposition de l’esclavage. Cette critique me semble très importante. Parce que nous parlons bien sûr d’un point de vue antillais, c’est-à-dire des Français d’origine minoritaire, originaires des départements d’outremer, des Français issus de l’esclavage. Cette histoire est douloureuse pour nous. Il n’y a qu’à lire la littérature antillaise. Notre francité est une francité douloureuse et je ne peux pas mettre tout cela de côté quand je viens réfléchir sur comment exposer l’esclavage aujourd’hui. Je parle d’un lieu qui est celui d’un citoyen français d’origine antillaise, descendant de l’esclavage.
Les expositions ethnographiques coloniales sont suspectes, pour nous, parce qu’elles s’inscrivent dans la formation de l’identité collective française. Donc nous ne pouvons pas y réfléchir sans revenir un peu sur cette formation de l’identité collective française. Avec Sarah
Baartman, l’Europe, la France construit son identité collective en excluant l’Autre, en le posant comme objet. L’identité française s’est construite en alliance avec la science à partir du début du XIXe siècle, de la biologie notamment, avec le goût des spectacles et c’est ce qui a produit l’intérêt pour la Vénus noire. La Vénus noire est une esclave qui a été exposée. Le problème est d’autant plus épineux parce qu’il me semble très important, pour la France dans un premier temps, de revenir sur cette histoire, de dépasser le déni. L’exposition de l’esclavage est positive, dans la mesure où elle permettra une reconnaissance des citoyens français issus de l’esclavage. La France est confrontée de nos jours à repenser son identité républicaine, problème d’une éminente actualité. Pourquoi ? Parce que l’identité républicaine française, malgré les grands idéaux affichés, a été quand même, comme l’a montré Habermas, un nationalisme, un particularisme qui a toujours exclu l’Autre. Et ce n’est pas simplement un problème historique. L’actualité nous le montre avec la montée du Front national, avec le discours du président Sarkozy à Dakar concernant les Africains, avec la création du ministère de l’Identité nationale, qui m’a conduit d’ailleurs à démissionner bruyamment du Haut conseil à l’intégration auquel j’appartenais, avec les débats dans le football actuellement. Cela signifie que cette question, dans la république française, est vivante. Il y a un côté tragique. C’est dans ce contexte historique actuel qu’est organisé ce colloque. En résumé, je ne suis pas d’accord avec ceux qui font un critique tous azimuts des musées. Il peut y avoir une positivité du musée sans solidifier le passé.
Un rapport multiple au passé
Le passé doit être dépassé et en même temps reconstruit. Le rôle du musée est essentiel en ce sens. Le musée n’a pas toujours joué un rôle négatif. Le Trocadéro par exemple, a donné naissance à la réflexion surréaliste même si après il y a eu l’exposition coloniale de 1935, critiquée par les mêmes surréalistes. Il peut y avoir une autre politique du musée. Depuis une dizaine d’années, il y a ce que certains appellent une mutation, une révolution muséologique. Des musées désormais ne cherchent pas à poser l’Autre comme objet, comme des cultures figées qu’on objective. Une nouvelle tradition muséologique conçoit le musée comme une rencontre entre les cultures. C’est dans cette tradition positive des musées qu’il faut inscrire ce que nous voulons faire. Il est très important de nos jours de travailler ce rapport au passé. Le rapport au passé est multiple. Il y a un rapport mémoriel au passé qui a un rapport spontané, qui a une tradition quasi inconsciente. Cette tradition peut être aussi porteuse de choses négatives. Et puis il y a un rapport objectivant, c’est le rapport de l’historien. Il y en a un troisième qui n’est ni celui de l’historien, ni celui d’une mémoire spontanée mais celui de la mémoire républicaine. Cette mémoire républicaine est une mémoire plus réfléchie. Elle s’entretient et se développe dans l’enseignement. Voilà pourquoi la République doit enseigner l’histoire dans l’école républicaine et il n’est pas normal que dans les programmes d’histoire, le passé esclavagiste ait été effacé. Il faut continuer à travailler la connaissance historienne pour mieux nous libérer et le dépasser, pour mieux l’inscrire dans la mémoire collective. Ainsi la France enrichit sa propre histoire.
L’universel et le particulier
L’esclavage n’est pas que l’histoire des Antillais. Il n’était pas normal qu’il y a dix, vingt ans nous célébrions l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion et que la République ne le faisait pas. L’histoire de l’esclavage est d’abord et avant tout l’histoire de la France esclavagiste et la France doit reconnaître ce passé afin de mieux reformuler l’identité collective, afin qu’il n’y ait pas une souffrance de la part de ceux qui se sentent exclus. Au fond, Renan a raison, la Nation est histoire. Et le grand argument des nationalistes français c’est de dire la Nation n’est pas seulement un contrat social, elle n’est pas seulement raison, la Nation est histoire. Et notre histoire, c’est : nous sommes majoritairement blancs, chrétiens etc. Or la France oublie que depuis quatre siècles son histoire est aussi l’histoire de l’esclavage. Il faut donc opérer cet élargissement de la conscience historique. Il pourrait favoriser une nouvelle forme d’identité républicaine qui, tout en étant républicaine, accepterait l’altérité, accepterait l’autre. Il faudrait se demander ce qui fait que dans la construction du sujet moderne depuis Descartes, l’Occident a posé le sujet en excluant toujours un autre. Il est clair que si l’on ne compte que sur l’enseignement, on ne peut pas produire une nouvelle conscience d’identité collective.
Que faut-il à côté de l’enseignement ? Il faut des activités culturelles qui parlent de cette histoire. Voilà pourquoi le musée est quelque chose de fondamental pour accompagner tous ces travaux qui nous conduisent à enrichir notre rapport à l’histoire. J’ai plutôt insisté, en tant qu’Antillais, sur le rapport avec la République française. Mais toute république n’est république que parce qu’elle s’ouvre à l’universel. On constate qu’en Afrique, aux États-Unis, en Colombie, au Brésil, cette réflexion sur l’esclavage, ce développement des musées produit quelque chose, à l’époque de la mondialisation actuelle, de positif. Une sorte d’élargissement de la conscience humaine. C’est ce que peut faire la République française désormais.
L’intérêt de ce musée est de mettre en contact l’Europe, l’Afrique, les États-Unis et des pays d’Asie. Cette mise en contact, cette communication qui se fait par les musées mais aussi par d’autres travaux, est un élargissement de la conscience universelle c’est-à-dire, une conscience qui va penser l’universel, sans éradiquer les particularités.

///Article N° : 11555

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