L’année 2007 a marqué le 30e anniversaire du Festival des Arts et de la Culture du Monde Noir, le Festac 77. The Centre for Black African Arts and Civilization (CBAAC), lui-même issu du Festac, avait organisé une série d’actions commémoratives, dont une exposition au siège de l’UNESCO à Paris où fut présenté le matériel culturel produit pendant le Festac. On prononça aussi quelques discours à la mémoire de l’événement. Le Festac 77, comme son nom ne l’indique pas, est un événement international qui rassembla 69 pays à Lagos (Nigeria) avec des participants noirs et non-noirs, d’Afrique mais aussi de la diaspora, venus du monde entier. Pourtant, lesdites célébrations du 30e anniversaire qui se déroulèrent au Nigeria ne furent relayées par aucune commémoration dans les communautés noires et africaines des 68 autres nations participantes. Et même au Nigeria, les échos de l’anniversaire du Festac se limitèrent à quelques obscurs communiqués de presse émis par le CBAAC. Au sein du public les souvenirs de ce grand événement mondial semblaient s’être sérieusement estompés voire totalement transformés.
Une enquête sur Internet qui invitait les résidents du Nigeria ou d’ailleurs à raconter leurs souvenirs du Festac ne reçut qu’une réponse : l’internaute se rappelait le bon vieux temps où le quartier de Festac bénéficiait d’un réseau routier correct et d’une alimentation électrique stable, alors que ce n’était plus désormais qu’un bidonville, un repaire de brigands (1). Autrement dit, tout ce que cette personne connaissait du Festac, c’était le vaste lotissement construit pour loger les participants au Festival. L’événement qui avait donné naissance et nom à ce quartier avait disparu de sa mémoire. Mais en 1977, toute l’Afrique et le reste du monde noir s’ébattaient sur les rythmes nègres, les percussions tribales et les danses sauvages au Festac. Lagos était devenue la Mecque de l’autocélébration culturelle/artistique collective.
Trente courtes années plus tard, il est remarquable que non seulement le souvenir de cet événement exceptionnel ait presque disparu, même dans le pays qui l’accueillait, mais aussi qu’aucun pays n’ait accueilli un troisième Festac en Afrique ou ailleurs. Sachant qu’il s’est écoulé dix ans entre le premier Festac qui s’est tenu au Sénégal de Senghor en 1966 et l’événement de Lagos, l’absence manifeste de suite à ce qui était censé être une célébration récurrente de la Négritude/africanité, suscite des questions non seulement sur la raison d’être mais aussi sur l’héritage, visiblement perturbant, de cette grand-messe.
Derrière cet étalage démesuré de culture et d’art noir, quel était vraiment l’esprit du Festac ? Les critiques les plus généreuses semblent ne s’intéresser qu’à l’exubérance spectaculaire de ce méga-événement, à l’exclusion du courant sous-jacent d’idées, d’attitudes, d’inquiétudes, etc., qui à ce moment de l’histoire noire africaine a impulsé le Festac et justifié les énormes dépenses nécessaires pour l’organiser. À l’opposé, on peut encore entendre des échos de l’hostilité de l’Africain de l’époque à l’égard du Festac, dans les critiques qui rappellent l’irrationalité absolue de son coût pour le Nigeria et cette vanité ruineuse et pitoyable à exhiber nos faiblesses mêmes comme si elles étaient nos forces, avec danseurs hystériques à demi nus et tribus s’égosillant. Un critique sur Internet parle du « gouffre sans fond des dépenses » du Festac qui a presque ruiné l’économie du pays (2).
Je crois cependant que l’on peut et que l’on doit reconsidérer l’événement Festac de façon moins tranchée idéologiquement. Essayer d’imaginer l’esprit caché derrière la face exquise et lisse de son emblème – le fameux masque de bronze béninois, hommage au génie primitif – pourrait nous aider à retrouver une certaine intégrité intellectuelle. Il est sans doute malaisé d’appréhender totalement l’ancien code sacré païen qui a engendré le masque original, mais retrouver les esprits tutélaires qui ont choisi le masque comme emblème doit être plus facile. C’était tout un ensemble d’idées, d’émotions, d’inquiétudes, de souvenirs et d’espoirs qui avait enflammé l’imagination et armé les mains de ces idéologues de la culture panafricaine, concepteurs et organisateurs de ce grandiose événement. Le terme « nationalisme culturel » recouvre le courant d’idées et d’inquiétudes qui a conduit ces maîtres-penseurs noirs à essayer de délivrer la race noire de la non-entité civilisationnelle dans laquelle l’Europe l’avait relégué depuis Hegel. Le Festac, c’était toutes ces grandes théories de la renaissance culturelle/raciale noire/africaine exhumées des livres, mises sur le marché et jouées en direct sur la scène mondiale. C’était aussi une forte affirmation de la place de l’Afrique dans le rendez-vous des civilisations du monde. Mais au-delà de ces postures tautologiques d’auto-affirmation, le Festac était peut-être plus symboliquement un message vibrant adressé à l’Europe, pour qu’elle abjure ses stéréotypes hégéliens tenaces sur l’Afrique et la race noire et qu’elle reconnaisse la légitimité des spécificités culturelles de l’Afrique. Autrement dit, derrière les tambours nationalistes culturels et les danses du Festac, ses vraies préoccupations étaient l’enjeu de la modernité et le désir d’être reconnu par l’Occident.
Quels sont les significations cachées et l’impact du Festac, en particulier au regard de l’Afrique, si on réinterroge cet événement nationaliste ultra-culturel à la lumière du débat actuel modernité/modernisme dans les politiques postcoloniales de la culture et du développement ? Ce débat a été récemment soulevé dans les pages de Third Text (3). Certains contributeurs se sont demandés si la politique artistique et culturelle post-coloniale de l’Afrique ne faisait que refléter les dysfonctionnements de l’Afrique en matière de modernité ou si elle était plutôt l’un des vecteurs de quelque processus confus de modernisation (4). Relier l’esprit du Festac à cette discussion sur la modernité/modernisme devrait apporter un éclairage sur la façon dont le nationalisme culturel a inspiré, influencé et dessiné la formulation du projet de modernité de l’Afrique, et sur la question de savoir si de telles influences ont plutôt mis à mal ou amélioré le processus de modernisation de l’Afrique.
Avant d’étudier les liens du Festac avec la question de la modernité, encore un mot sur l’ostensible raison d’être de cette grand-messe. Pour ceux qui trente ans après seraient encore tentés de réduire le Festac à une excentricité noire-africaine inqualifiable, futile divertissement alors même que l’Afrique avait à peine de quoi se nourrir, rappelons qu’une bonne part de l’Histoire moderne repose sur la disqualification anthropologique de la race noire par la blanche Europe. La mainmise impériale sur l’Afrique et la transformation de l’homme noir en marchandise, terreau venant fertiliser les bases de l’économie du nouveau monde, ne sont que deux des blessures originelles identifiées qui ont infecté notre conscience de la modernité, conduisant dans certains cas à des amputations psychiques sévères au niveau de la compréhension de notre propre culture et de la mémoire historique. À l’apogée du nationalisme culturel panafricain, d’éminents idéologues noirs ont pensé que même si l’Afrique, tout juste indépendante, pouvait à peine se nourrir, l’homme noir en Afrique, rattrapé par son destin, devait d’abord rétablir les fondations spirituelles/culturelles de son identité civilisationelle et les présenter à une modernité ironique, sceptique, qui avait jusqu’alors nié son existence même. Il y avait cette urgence existentielle impérieuse à prouver à un monde blanc afrophobe que les Noirs n’étaient pas les laissés pour compte de la civilisation du nouveau monde, que l’Afrique, leur continent ancestral, n’était pas le cur des ténèbres mais un trésor de civilisation ancienne remarquable débordant de merveilles artistiques et de splendeurs culturelles. Le Festac était le commissaire d’une exposition universelle des contributions, jusque-là ignorées, de l’homme noir au patrimoine culturel mondial.
Du point de vue des besoins psycho-existentialistes de cette époque à forte tendance nationaliste culturelle, je suppose que peu nieront le bien-fondé et les apports historiques du Festac. Bien sûr les gains ont été essentiellement psychologiques, mais on ne peut nier leur importance. Tous les Africains/Noirs de la planète ont dû ressentir des frissons en voyant l’africanité/négritude retrouver du sens ; ils ont certainement éprouvé une immense fierté collective d’avoir redécouvert ce patrimoine millénaire de splendeurs culturelles et artistiques qui ont formé le décor mythopoïétique enchanté des civilisations de la race noire. Pour les Noirs de la Diaspora en particulier, le Festac a dû incarner le rêve de la Renaissance noire, devenu réalité. Être à Lagos et participer à cette grande fête racialo-culturelle a dû être une bénédiction, voire le paradis. Ces Noirs de la Diaspora sont certainement rentrés chez eux avec non seulement un sentiment fort de réenracinement dans une civilisation remarquable, mais aussi une nouvelle dignité au cur de ce nouveau monde obsédé par les questions de race. En Afrique, le Festac était une confirmation officielle de ce que les Africains savaient déjà intimement, que le génie culturel et artistique millénaire de l’Afrique avait survécu aux assauts répétés du vandalisme culturel européen. Les fruits psycho-existentiels du Festac ont été tels que le comité panafricain décida de créer une institution, le CBAAC, garante de la perpétuation de la mémoire de l’événement et de la dissémination de son esprit et de ses réalisations nationalistes culturelles.
Le problème avec le Festac, ce furent ses lendemains. Pendant que les Noirs de la Diaspora rentraient chez eux satisfaits et repus de culture et de merveilles africaines, les Africains qu’ils laissaient derrière eux avaient de bonnes raisons de grincer des dents. Dès que la brève gueule de bois de l’euphorie nationaliste culturelle qui avait suivi les orgies du Festac eut été dissipée, la vie en Afrique retourna au principe de réalité, c’est-à-dire aux assauts quotidiens de la faim, de la violence, du sous-développement. Dans le pays hôte, les gens commencèrent évidemment à se demander ce qu’avait apporté une telle représentation de l’africanité si éloignée de la réalité, si tant est qu’elle ait apporté quelque chose. En fait, très rapidement, on se rendit compte que le prétexte nationaliste culturel de dignité africaine, de fierté etc. n’avait été qu’une gigantesque illusion collective, une fraude massive, un modèle arbitraire, car rien en réalité dans le post-Festac nigérian/africain n’avait changé, sinon en pire. Ces mêmes années 1970-80 qui avaient engendré le ferment nationaliste culturel sur lequel était né le Festac furent aussi le temps de la dilapidation voire de la volatilisation des maigres gains résultant du contact de l’Afrique avec la modernité. Même si les incidents qui ont créé les anomies des années post-Festac n’ont pas de lien direct avec le Festival et si le Festac lui-même n’était apparemment qu’une grande fête inoffensive, l’esprit nationaliste culturel exacerbé du Festac s’est probablement avéré pernicieux à bien des regards pour le projet de modernisation technologique, économique et sociale de l’Afrique.
Le Festac avait allumé dans toute l’Afrique noire un feu culturel revivaliste intense qui avait gagné toutes les classes. Cet esprit de renouveau était si important que la culture (danse traditionnelle, musique, théâtre populaire,
) avait presque remplacé le drapeau comme symbole de notre souveraineté et de notre toute nouvelle fierté internationale. Plus une cérémonie publique, même la plus modeste, sans son dessert rituel culturaliste de danseuses à moitié nues ou de hululements de vieilles femmes en habits de raphia. Mais ce n’était rien encore ! Dans l’hypertrophie de l’esprit nationaliste culturel du Festac, les dirigeants politiques étaient convaincus que l’Afrique devait élaborer et suivre son propre chemin vers la modernité, conforme aux spécificités culturelles/spirituelles de la conscience moderne de l’homme noir récemment redécouvertes et célébrées dans le Festac. Pour souligner le rôle du Festac dans cette vision des choses, il faut se rappeler que la conscience naissante de la modernité africaine avait d’abord été initiée par les nationalistes culturels au travers des arts, en particulier par la poésie, la fiction, la peinture, etc.
Sous bien des aspects, la Négritude de Senghor peut être considérée comme le premier discours de l’Afrique sur sa conscience de la modernité car c’était une tentative de retrouver les principes du monde africain originel et de les intégrer dans le patrimoine de la modernité, par le biais de la poésie. Pourtant les idiosyncrasies dominantes de la conscience de la modernité africaine ne sont pas venues de la politique culturelle conciliante de Senghor mais de la mouvance accusatrice charismatique d’Achebe définissant l’arrivée de l’Europe en Afrique comme « l’effondrement du monde ». Avec le succès de cette thèse dans la culture, l’art et les discours idéologiques, notre conscience pré-Festac de la modernité se définissait presque exclusivement en termes de lutte accusatoire, vengeresse contre l’Europe/la modernité. La conscience de la modernité paranoïaque d’Achebe était inévitablement présente dans la rhétorique nationaliste culturelle et les fioritures nativistes du Festac, Après le Festival, une politique nationaliste culturelle schizophrénique fondée à la fois sur la critique et la jalousie de l’Europe et sur une régression vers le passé, a mené à la radicalisation de ce que l’on pourrait appeler l’idéal de l’Africanisation en tant qu’esprit et philosophie de notre rapport à la modernité. Les images et les rhétoriques incantatoires du Festac transformèrent cet idéal, qui était au départ une volonté de remodeler le monde africain effondré selon notre propre image afrocentriste en images puissantes, qui en s’instillant dans les esprits des élites, inspirèrent et dictèrent toutes les conceptions et réalisations ultérieures du projet de modernisation postcoloniale de l’Afrique.
La première tentative de modernisation postcoloniale de l’Afrique, le fameux Plan d’action de Lagos en 1980, a donc été influencée, de sa conception jusqu’à son exécution, par les thèmes nationalistes culturels du Festac. Dans cet héroïque document d’une théorie négritudienne de la modernisation technologique de l’Afrique, ce qui prévalait c’était la prépondérance des visions esthético-culturalistes et de la mouvance paranoïaque d’une Afrique racialement fière et nationaliste, dénonçant le bluff impérialiste d’une procédure de modernisation eurocentriste. On peut bien sûr sympathiser avec l’esprit afronationaliste/anti-impérialiste qui a inspiré ce qui était certainement une volonté prématurée d’autonomie en matière de modernité technologique mais il fallait quand même une sacrée dose de nationalisme culturel enflammé pour se persuader que c’était possible. Je suis convaincu que la surexposition des dirigeants au nationalisme culturel qui prévalait pendant le Festac a contribué tant à la prétention démesurée d’une autonomie impuissante qu’à la paranoïa anti-occidentale, et que cette combinaison a engendré le volontarisme désastreux du parcours africain vers le développement. Le propos n’est pas de rendre le Festac responsable de l’échec de l’Afrique dans sa politique de développement mais de faire le lien entre le parcours tortueux de l’Afrique abandonnée sur le chemin de la modernisation et le rôle joué par le ferment nationaliste culturel généré et entretenu par l’héritage psychique d’un événement comme le Festac. Le nationalisme culturel post-Festac des dirigeants semble être devenu l’excuse de l’Afrique pour expliquer ses faux pas dans la modernité.
Apparemment, le Festac a eu aussi une influence esthético-politique perverse sur certains politiciens psychopathes en Afrique, qui se sont livrés à de macabres expériences politiques. Au Zaïre, obsédé par les rythmes enivrants du Festac qui le confrontaient à ses racines, Mobutu accoucha d’une philosophie politique native, étiquetée « authenticité africaine ». Mais du passé, Mobutu avait surtout retenu le pire. Par exemple l’authentique concept africain du chef, despote sanguinaire, unique propriétaire de sa nation, de ses richesses et de son peuple, susceptible de disposer de tout au gré de sa fantaisie la plus sauvage. Les excès kleptomanes de Mobutu sont trop connus pour qu’il soit utile de les rappeler ici. Mais il a détourné la flamme du nationalisme culturel du Festac pour le convertir en un nébuleux brouet afrocentriste qui a servi de couverture à ses crimes notoires.
Idi Amin, qui comme Mobutu, avait pris à cur les pleurs de l’Afrique et de la race noire face aux crimes réitérés de l’Europe, s’est appuyé sur les propos accusateurs et vindicatifs du Festac pour justifier d’un pouvoir africain visant à se venger du Blanc. Parmi ses prouesses post-Festac dans le cadre d’un pouvoir afrocentriste, il a contraint des Britanniques blancs à le porter dans un hamac. Les tenants du nationalisme culturel pouvaient être sûrs que cet Amin-là vengerait avec succès plusieurs siècles d’humiliation et de torture infligés à la race noire par l’Europe. Ce désir de vengeance était si puissant dans la politique d’Idi Amin, avec son idée d’une africanisation totale du pouvoir, qu’il était prêt à bloquer toutes les influences et les idées européennes relatives à la gestion du gouvernement, même au niveau économique. Évidemment, les nombreuses autres pathologies et bizarreries du pouvoir attribuées à Amin l’afro-excentrique ne peuvent en aucun cas être imputées à un simple festival comme le Festac. Sa paranoïa incurable vis-à-vis de l’homme blanc européen provient très probablement de sa propre névrose. Mais il ne faut pas oublier que la vengeance a peut-être été la plus forte motivation idéologique du nationalisme culturel noir-africain, néfaste car dirigée contre un ennemi puissant, cynique et dénué de remords.
Ce thème de la vengeance cher au nationalisme culturel a été largement instrumentalisé dans le cadre du Festac. L’histoire de son emblème, un masque de bronze béninois volé par la Grande-Bretagne pendant le massacre du Bénin de 1897 et conservé dans un musée britannique depuis, est à cet égard significative. On fit un battage maximum autour du refus de la Grande-Bretagne de restituer cette uvre, refus qui contraignit les organisateurs à utiliser une réplique ; on rapprocha cette situation du problème du viol effronté de l’Afrique par l’Europe qui n’a donné lieu à aucune compensation. Avec de telles réminiscences, aussi bouleversantes que saisissantes, qui ont émaillé discours et manifestations pendant le Festival, le Festac n’a pas fait que rouvrir de vieilles cicatrices, il a aussi puissamment réactivé l’antipathie pour l’Europe dans la conscience postcoloniale africaine. Ce climat ne pouvait qu’amener un semi-analphabète comme Amin à des actes désespérés, tentatives de vengeance impuissantes contre l’Europe et l’homme blanc.
Il ne faut pas oublier que l’héritage remis à jour et célébré par le Festac – et peu importe sa légitimité intrinsèque dans le monde africain de jadis – portait en lui des valeurs et des modes de penser surannés, qui quand on les a réactivés nous ont radicalement mis hors jeu du processus de modernité/modernisation. Pendant qu’on se congratulait d’avoir redécouvert les formules tribales anciennes propres à africaniser la modernité, notre prétention même nous déconnectait des mentalités, tournures d’esprit, stratégies d’humilité et autres pratiques grâce auxquelles certaines ex-colonies parvenaient à faire une brèche dans le socle de la modernisation.
Le mélange de l’esprit tribal ancien réveillé par le Festac et des logiques de la modernisation a donné un résultat étrange et handicapant, ni moderne, ni natif, qui a ravagé l’Afrique des années 1980-90, provoquant la destruction rapide des structures de développement et de pouvoir afrocentristes dans toute l’Afrique.
Contre l’opinion répandue chez certains afro-pessimistes occidentaux qui accusent l’Afrique de recourir à la Négritude et au Festac pour masquer son incapacité fondamentale à faire fructifier son contact avec la modernité, on doit rappeler que l’héritage colonial de la modernité avait déjà été vicié par les perversités structurelles de la colonisation brutale de l’Europe, aggravée sans doute par une décolonisation encore plus perverse et précipitée. À une situation post-coloniale déjà dramatique s’est ajouté le fardeau d’une conscience historique/culturelle excessive.
Quelle que soit la manière dont ce nationalisme culturel s’est auto-sabordé en tant que chemin possible vers la modernité, quel est le destin de Festac ? Pourquoi n’a-t-on pas organisé d’autres Festac depuis 1977 ? Selon le directeur du CBAAC, le budget faramineux dépensé par le Nigeria pour accueillir l’événement a dissuadé d’autres hôtes potentiels. C’est peut-être une façon détournée et chauvine de vanter la richesse et la générosité incomparables du Nigeria. Mais je crois que la vraie raison en est la défaite de l’idéologie qui a sous-tendu le Festac, à savoir le nationalisme culturel. Le déploiement post-Festac des forces de l’après-colonialisme et du capitalisme mondial a tout simplement nié la fièvre narcissique et écrasé sur son passage les cultures et les revendications identitaires ataviques. La débâcle désastreuse du parcours africain vers le développement a été synonyme de l’épuisement du paradigme nationaliste-culturel d’assertion de soi dans la modernité. Autrement dit, la politique culturelle africaine/noire qui a créé le Festac n’existe et n’existera probablement plus. Les porte-parole messianiques d’une renaissance culturelle panafricaine – DuBois, Senghor etc. – ont été remplacés par les ingénieurs politiques d’une renaissance économique africaine. Thabo Mbeki a remplacé Senghor, le Festac a laissé place au NEPAD.
Quoi qu’il en soit, même si le Festac et ses esprits tutélaires ont disparu, nous pouvons raviver sa mémoire là où il repose, au musée du CBAAC.
2 Babs Ajayi,’A Strange and Fascinating Nation’; http://www.Nigeriaworld.com
3 Rasheed Araeen, « Modernity/Modernism and Africa’s Place in the History of Art of Our Age », Third Text, 75, 2006, reproduit dans Documenta Magazine, 1, 2007.
4 Denis Ekpo,’The Abortion of Africa’s Modernity’, Third Text, 75, 2006.
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